Si notre enfance
est lointaine, la mémoire demeure vivace en chacun de nous. Qui ne se rappelle
que l'école était notre refuge. Le seul. Vifs souvenirs. Parfois douloureux.
Ainsi, affleure à
ma mémoire le dialogue surréaliste entre ma mère et mon institutrice du cours
élémentaire d'alors, Madame Simone. Et l'hilarité générale de mes camarades de
classe. Ma mère tentait d'expliquer à celle-ci son intrusion dans la salle de
classe. En langue arabe. Face à mon institutrice passablement médusée, mais qui
se comporta envers elle avec une gentillesse pédagogique. Elle l'écoutait en
silence, opinant du chef. Tantôt sérieuse, tantôt amusée. Nous avions sous les
yeux l'exemple typique de la communication incompréhensible du fait de la
barrière des langues, chacune méconnaissant la langue de l'autre.
Je n'oublierai cependant pas cette
gentillesse extrême de Madame Simone envers ma mère. Parce que humaine et
femme, elle comprit l'inquiétude de Dahbia l'Algérienne pour son fils. C'est
ainsi que nous découvrions que les Français n'étaient pas tous les mêmes,
certains étant plus proches de nos préoccupations et préféraient sans doute
alors partager leurs vies avec nous, faisant de leur métier d'instituteur un
véritable sacerdoce. Il est vrai que sévissait alors un climat séditieux.
C'était le temps de l'OAS. Ma mère n'hésita pas à s'envelopper de la légendaire
mlaya des femmes des Hauts Plateaux sétifiens et courut à perdre le souffle
pour arriver à l'école. Le bruit de l'explosion d'une bombe courut comme une
traînée de poudre. Essoufflée, mais non décontenancée, ma mère voulait
s'assurer que j'étais vivant. Courageuse mère qui, toute d'inconscience,
n'écouta que son instinct maternel à tout rompre pour se lancer dehors - lieu
quasi exclusivement masculin - pour l'amour de son fils. Ce courage ne devait
plus se démentir plus tard durant les nombreuses et sombres années qu'elle
vécut après l'indépendance en prenant d'assaut l'administration alors naissante
afin de briguer la moindre parcelle de droit.
Après maintes explications ponctuées par des
tentatives d'interprétariat de quelques camarades, Madame Simone finit par
comprendre l'objet de la visite de ma mère et m'invita à repartir avec elle,
sous les gentils quolibets de ceux-ci. Je ne sais à ce jour pourquoi je choisis
de rester en classe. Sans doute la hechma, cette légendaire propension chez
nous à adopter une attitude d'humilité mêlée de timidité. Ce, en dehors de
l'insistance de ma mère.
Il est vrai aussi qu'elle n'était pas la
seule mère à avoir fait le déplacement. Les femmes aux mlayas étaient venues en
nombre, inquiètes pour leur progéniture devant cet acte de terrorisme qui ne
disait pas son nom. Une connivence solidaire les conduisit à la porte de la
chkoula et les amena à faire bloc afin de pénétrer dans cette enceinte de
l'instruction qui les séparait de leurs enfants. J'ignore à ce jour comment il
leur a été permis de rentrer et de faire irruption dans les classes. Comme
quoi, lorsque la volonté est là, des barrières peuvent tomber. Et non des
moindres…
Hélas, plus tard,
en CM1 précisément, nous avions un instituteur, Monsieur G, qui était des plus
cruels. Sa pédagogie favorite, c'était de nous taper sur les doigts avec une
baguette si fort que nous en pleurions de douleur et de nous incarcérer - il
n'y a pas de place pour un autre vocable - sous l'estrade ou dans l'armoire
pour la durée de la séance matinale lorsque l'un de nous omettait d'apprendre
ses leçons ou s'avisait de ne pas connaître ses récitations. Ce
fut une année redoutable pour certains d'entre nous car notre instituteur ne se
départit jamais de cette attitude des plus barbares à l'égard des enfants
indigènes que nous étions, à éduquer plutôt qu'à corriger par des châtiments
corporels.
Pourtant, chacun de nous s'appliquait du
mieux qu'il pouvait nonobstant les conditions matérielles dans lesquelles nous
vivions. Car nous avions une soif inextinguible d'apprendre, nous espérions que
notre instituteur aurait à cÅ“ur de modifier sa façon de concevoir son
enseignement. Nous étions loin d'imaginer qu'il pouvait exister des personnes
aussi terribles alors qu'elles étaient censées venir nous instruire langue et
science. Pauvres de nous, naïfs que nous étions. Nous n'osions même pas en
parler au directeur qui était algérien. Stoïques, nous supportions ce calvaire
physique pour certains, moral pour d'autres. La différence avec Madame Simone
était flagrante. Il faut croire qu'ils n'avaient pas la même
conception de leur mission et la même foi pour le don de soi aux indigènes que
nous étions encore restés, même au sortir de la guerre de libération nationale.
Je me rappelle qu'un jour, l'un de nos
camarades de classe, qui avait pris l'habitude de compter sur le sort pour ne
pas être désigné à passer au tableau pour réciter sa poésie, fut de nouveau
pris en défaut. Il n'échappa pas à son châtiment. Il fut ceinturé par deux
autres camarades, choisis parmi les plus costauds par notre instituteur
auxquels il ordonnait cette triste besogne, pour recevoir tellement de coups de
bâton sur les fesses qu'il en hurla à réveiller les morts. Et nous étions
paralysés de peur et prisonniers de cette situation, sans véritable porte de
sortie. L'année scolaire fut longue à passer pour aboutir à la fin de ce
calvaire. Fin juin sonna le glas de cet instituteur aux méthodes peu orthodoxes
qui nous hérissait et dont le comportement a sans doute déterminé certains
élèves à faire école buissonnière. Pour certains, à jamais…
En CM2, au
contraire, Monsieur Robert était d'une gentillesse inouïe. Extraordinairement
posé, il était d'une simplicité à rude épreuve. D'une courtoisie exemplaire, il
a été pour nous le modèle même du comportement profondément humain. N'était son
exemple et celui de Madame Simone, nous aurions désespéré de ces gaouris dont
nous voyions les soldats malmener nos pères et les patrons les exploiter.
Gamins, nous nourrissions de nobles desseins, nous prédestinant à des métiers à
même de prémunir nos parents de tous les maux qu'ils subissaient.
C'est pourquoi nous avions pu considérer que
Monsieur Robert était une sorte d'exception dont il fallait bénéficier à foison
pour apprendre. Nous l'écoutions religieusement dans son cours jusqu'à rompre
nos tympans.
Méthodiquement, et avec une précieuse
méticulosité, il dissertait sur la façon de rédiger une rédaction ou de
résoudre un problème de calcul. Il est vrai que nous préparions alors la
sixième, examen que nous jugions redoutable car de lui dépendait notre ticket
pour le lycée. Grammaire et conjugaison, concordance des temps et ponctuation;
calcul préfigurant l'algèbre et la géométrie; récitation de poésie et dictée
ponctuaient notre agenda journalier et rythmaient notre année scolaire pour
nous préparer à cette épreuve tant redoutée. Il appréciait parmi nous autant
ceux qui se bagarraient pour être parmi les premiers classés que ceux qui, sans
être de parfaits élèves, décuplaient d'efforts pour arriver à se hisser à des
moyennes honorables. Ce fut une année si riche en enseignements divers,
davantage sans doute du point de vue humain, que l'année de Monsieur G. bascula
dans les oubliettes. Une année intense en apprentissage. Les bases
linguistiques étaient posées; il fallait les exploiter dans l'univers qui nous
attendait: le lycée dont nous pensions qu'il était le lieu de toutes les
chances pour hisser nos têtes hors de l'eau. En reprenant une vieille photo
prise alors à l'école primaire, je revois la cour clairsemée d'arbres en face
des classes du rez-de-chaussée où gisent les restes de notre mémoire de jeunes
pousses. Visibles également les escaliers qui menaient à notre classe, ainsi
qu'au premier étage où il nous a été également donné de recevoir quelques
leçons d'humilité et hélas parfois de pure cruauté comme en CM1. Juste à côté,
la cantine où nous mangions à midi. J'ai encore l'eau à la bouche de cette
confiture à l'orange qu'on nous servait au dessert. Le brouhaha que nous
provoquions alors ne dispensait pas de la bonne humeur dont seule l'enfance a
le secret.
L'esprit de fraternité et de solidarité
naissait imperceptiblement entre nous. Petits compagnons d'infortune, nous
tissions entre nous une camaraderie de durée éternelle pour certains. Elle se
consolida davantage au lycée. La cantine servait également de salle de
projection de films, surtout ceux de Charlie Chaplin et des westerns, notamment
les samedis soirs, moyennant quelques centimes.
La cérémonie de
remise des prix était naturellement programmée à l'approche de l'été; avec la
fin des classes, venait la récompense pour les premiers d'entre nous. Je me
revois devant la glace de la grosse armoire de la chambrée que nous habitions à
El Combatta en train de me préparer pour me rendre à l'école pour y recevoir
mes prix, souvent des livres. Sans doute pour nous inciter à lire davantage.
Surtout que nos parents, illettrés pour la plupart d'entre nous, ne pouvaient
offrir pareil présent à leur progéniture. Ce fut là également l'occasion
d'encouragements pour certains d'entre nous d'aller de l'avant…
Le lycée, imposante bâtisse de plusieurs
hectares. Rebaptisé Kerouani, à l'origine Albertini. Plusieurs cours
garnissaient l'intérieur. D'innombrables salles de cours où nombre d'heures de
permanence nous permirent d'assimiler leçons et poèmes. Nous disions alors
récitations. Edifice trônant au centre-ville, il était convoité par nombre d'entre
nous. Des murs imposants. Des fenêtres grillagées. Une double entrée, l'une du
côté de la principale avenue de la ville réservée aux enseignants et l'autre
située perpendiculairement aux lycéens. Sobre de l'intérieur, avec peu
d'étages. Des figures prestigieuses y étudièrent, dont des écrivains renommés
et des ministres de l'Algérie indépendante.
Il est encore
aujourd'hui l'une des fiertés de Sétif. Et comment ne pas évoquer Chikh Maïza
avec sa légendaire moustache et Ammi Dhouadi parmi le personnel dévoué à ce
lycée, Allah yarhamhoum. Dès la sixième, nous fûmes happés par une boulimie de
lecture.
Une soif de lire et d'appendre.
Incommensurable envie de découvrir. Inextinguible désir d'étancher des
curiosités longtemps refoulées. Retenues jusqu'à ce moment magique de la
réussite à l'examen d'entrée au lycée. Désenchantement intermittent aussi. Nous
fûmes les cobayes de moult expériences pédagogiques dont le bilinguisme sans la
certitude de maîtriser une quelconque langue. Et comment ne pas se rappeler
surtout le désoeuvrement de certains d'entre nous. Désert culturel oblige, nous
devînmes les habitués des cafés proches du lycée. Il nous arrivait aussi de
promener notre mal de vivre le long de la principale avenue baptisée 8 Mai
1945; qualifiée également rue de Constantine. Parfois, et surtout en été, nous
bivouaquions à Aïn Fouara. Sans doute que les jeunes de la bourgeoisie locale
vivaient autrement; minoritaires et ne connaissant rien de la vie de leurs
propres concitoyens, leurs parents les pourvoyant en tout. Sous nos yeux
impuissants à juguler notre révolte intérieure. Nos parents craignaient, chaque
jour que Dieu fait, la maladie, les infirmités suite à de possibles accidents
du travail, le chômage. Comme disait ma mère malade, la douleur à travers le
corps, c'est comme une décharge électrique. Triciti. Et tout dans votre tête
bascule…
Mon père n'y pouvait rien, avec ses
moustaches épaisses et broussailleuses tels des arbustes, les cheveux courts
auréolés autour de la tête. Il levait les bras au ciel, laissant découvrir ses
doigts jaunis par la nicotine. Ce père que je visitais à la sortie des classes
au chantier où il turbinait. Ses compagnons d'infortune, souvent des amis de
cafés, me soulevaient de terre pour m'arroser d'embrassades et de quelques
douros pour acheter de la halwa. Souvent, je repartais chez nous, non loin,
avec une brioche que mon père achetait à mon intention. Sur le chemin, je
voyais au café les adultes avachis sur des tables vieillies pour jouer aux
dominos, faisant claquer leurs rectangles d'os pour faire de l'effet. Ce père
qui, malgré sa misère, voulait toujours se donner bonne contenance. Sa
gestuelle altière est en moi. Je l'ai gardée intacte jusqu'à ma vie d'adulte.
Comme pris au piège de la vie, dans un monde inextricable. Il lui arrivait de
me dire que nous sommes des Osmanis, par référence sans doute aux Turcs
ottomans dont le fondateur était Osman.
Le lycée. Un
univers magique pour nous, alors gamins mis trop tôt au contact d'innombrables
difficultés. Nos parents étaient broyés par les soucis d'un quotidien
constamment reconduit à leur détriment. Démunis par hérédité, ils ont vécu à
l'ombre de l'indigence. De père en fils. Le calvaire les consommait de l'aube
au crépuscule; même fourbus par l'âge, ils se sont échinés pour nous apporter
le pain de tous les jours. Emerveillés par notre apprentissage, autant qu'ils
étaient vétilleux sur les efforts à exiger sans cesse de nous pour parvenir au
pinacle du savoir et profiter du firmament de la culture. Tels étaient leurs
vÅ“ux. Il nous arriva cependant d'avoir des décalages quant à l'approche des
choses de la vie, avant celles de l'école. Ainsi, il me souvient d'un jour ô
combien mémorable; j'eus d'abord droit à une gifle paternelle magistrale. Dieu
pardonne à mon père, mes oreilles en sifflèrent longtemps. Et pour cause. Je
fus classé second dans ma classe sur une quarantaine d'élèves. Dans son infinie
incompréhension des choses scolaires, mon père décida que j'aurais dû avoir une
place se rapprochant de la quarantième par référence à une conception mettant
en exergue la quantité. Autant qu'à faire, quarantième plutôt que deuxième !
Quelle ne fut sa surprise lorsque Tayeb, le vendeur d'habits et de chaussures
où j'étais alors sapé, lui fit comprendre que j'avais pratiquement la meilleure
place et, à ce titre, je devais être habillé en or (sic) ! Inutile de dire son
regard soudain fier et brillant devant son enfant. Désormais, j'eus droit à
tous les égards; pour mon père, me servir de la brioche, un must. Merci Ammi
Tayeb. Il me pavanait au café Chellali devant ses camarades de chantier; avec
ravissement, chacun d'eux me remettait quelques pièces de monnaie en guise de
barouk… Hélas, nos années lycée furent également des plus douloureuses. Durant
les deux premières années, des notes et des classements dont sans doute mon
défunt père m'aurait gratifié de quelques magistrales gifles. De celles
fondatrices d'une personnalité soumise à rude épreuve. J'ai en mémoire les
tentatives d'assimiler tant et tant de leçons. Géographie en français et
histoire en arabe. Mais aussi, règles de grammaire d'arabe et de français,
bientôt suivies de celles d'italien. Et des récitations en toutes langues à
apprendre par cÅ“ur. Notre mémoire était sans cesse sollicitée. Assiégée par les
mathématiques dont naguère les Arabes et Musulmans furent des plus férus.
Finies les simples additions et soustractions, les divisions et
multiplications. Place à de nouvelles méthodes. Arithmétique et géométrie
allaient désormais être les nouvelles compagnes de nos neurones… Avec une rare
insolence, nous déambulions la nuit, dans la ville qui s'apprêtait à dormir,
pour spéculer inlassablement sur les idées. Il nous arrivait d'évoquer notre
vie future avec les filles qui vivaient dans la hantise d'être vues par un
quelconque voisin; elles vivaient la hantise d'une grossesse pour les plus
téméraires. L'avortement clandestin ? Quelle humiliation. C'était - c'est -
signer son arrêt de mort. Quelle transgression ! Il est vrai que certains
d'entre nous avaient le verbe assassin envers certaines filles qui osaient se
mesurer aux traditions. Des phrases acérées pour les jeter en pâture à
l'invective. A la même période, une affaire mit en émoi tout Sétif. C'est
l'histoire d'une lycéenne qui reçut une carte postale d'un voisin ayant sans doute
cultivé à son égard quelque sentiment humain. Malencontreusement, cette carte
tomba entre les mains du père de la fille; s'ensuit une rage folle et moult
péroraisons sur la dégénérescence supposée de sa progéniture. Et surtout, en
plein hiver, il lui fit passer la nuit sur la terrasse à ce que l'on m'a alors
narré. Tombée gravement malade, elle succomba à une forte bronchite quelques
jours plus tard. Ses funérailles, auxquelles assistèrent beaucoup d'entre nous,
nous bouleversa et plongea la ville dans une mélancolie insoutenable. Triste
injustice que de partir définitivement pour une carte postale… Quelle époque !
* Avocat, auteur
algérien
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Posté Le : 04/11/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Ammar KOROGHLI*
Source : www.lequotidien-oran.com