Algérie

Nicole Chevillard : «Les exportateurs maghrébins exposés à une grave hausse des impayés en Europe»



La directrice de Nord-Sud Express (NSE) explique pourquoi les pays les mieux régulés sont ceux qui ont le plus résisté à la dissémination de la crise. Comment et pourquoi l'estimation des risques pays est biaisée chez les agences de notation privées ou d'Etat. Pourquoi en intégrant le point de vue des gouvernés dans son panel d'estimation NSE propose une tout autre approche de l'évaluation pays, que le temps a validé avec la chute des régimes jugés «stables» comme en Tunisie et en Egypte. Entretien.

Quelle est la spécificité de l'analyse du risque-pays qui est développée par NSE ?

C'est d'abord, et avant tout, une analyse indépendante, menée par une équipe interdisciplinaire de chercheurs et de journalistes spécialisés qui ne dépendent ni des subventions étatiques ni du secteur bancaire ou des assurances. La société NSE n'est financée que par les abonnements à son site web Risques internationaux et les ventes publiques de ses ouvrages. Elle ne reçoit aucune publicité et n'appartient à aucun groupe, son capital étant partagé entre les membres de son équipe. Je crois qu'il est important de le souligner car la notation du risque-pays est désormais mondialement centralisée dans quelques organismes, comme les agences internationales de notation financière (S & P, Moody's), les assureurs-crédit et les pouvoirs publics (y compris l'administration chinoise qui a créé sa propre agence de notation du risque pays). Or tous ont leurs propres intérêts ou ceux de leurs commanditaires, à défendre : les banques et les assurances peuvent, ainsi, estimer qu'elles sont déjà trop exposées sur un pays et, par voie de conséquence, vont avoir tendance à exagérer le risque que ce pays présente. Il est, en la matière, très significatif que la banque Goldman Sachs ait émis, en août 2011, des prévisions très pessimistes et erronées sur le temps qu'il faudrait à la Libye pour retrouver ses niveaux de production pétrolière d'avant les événements.

Les pouvoirs publics ont, eux, des impératifs diplomatiques à respecter (ainsi la note de l'Iran est-elle systématiquement dégradée). Quant aux agences de notation financière, on sait qu'elles sont à la fois juge et partie du fait de leur mode de financement et, personnellement, je ne crois pas trop au "mur de Chine" qu'elles prétendent imposer, au sein de leurs groupes respectifs, entre leurs activités de notation et les autres (dont la spéculation financière) ; le triple A accordé jusqu'en 2008 aux produits nocifs qui ont déclenché la crise financière mondiale devrait suffire pour nous inciter à la plus grande prudence vis-à-vis de leurs capacités d'analyse. Concernant leurs notes souveraines, la facilité avec laquelle S & P a fait tomber de plusieurs points, presque d'un seul coup, la note de pays comme la Grèce, me semble la preuve d'une improvisation sans fondement réel. A l'inverse, le triple A qui continue à être accordé à des places financières comme Hong Kong et Singapour me laisse sceptique.

Existe-t-il aussi un suivi particulier chez NSE pour un groupe de pays précis ?

L'autre spécificité, en effet, du classement de NSE est de se concentrer sur les pays émergents et en développement. C'est un choix qui avait été fait voici plus de vingt ans, alors que ces marchés étaient encore très négligés, considérés comme "exotiques", alors que nous pensions déjà, à NSE, qu'ils disposaient d'énormes potentialités… Ce que l'avenir a bien montré. La grille de classement que nous avons pu, de ce fait, établir permet de distinguer les performances de pays qui avaient, tous, tendance à être fourrés dans la même catégorie des "risques spéculatifs" par les analystes de l'époque. La suite des évènements a aussi montré que nous avions raison de procéder ainsi.

Quels sont les publics auxquels vous vous adressez ?

Traditionnellement les classements du risque pays s'adressent aux entreprises, surtout les multinationales qui exportent et qui investissent dans des pays considérés comme risqués. Mais la notion de "risque" a beaucoup évolué : on est passé du risque de nationalisation, de non transfert, d'insolvabilité (etc.) à des risques plus sophistiqués comme les aléas des contrats signés, l'interprétation des législations locales, la fiabilité des institutions et enfin, les risques systémiques qui représentent les grands dangers d'aujourd'hui.

A NSE, la deuxième partie du "Classement 2012" s'adresse, elle aussi, directement, à ce public d'exportateurs et d'investisseurs à long terme. Elle comporte d'ailleurs deux classements distincts, l'un à court terme, l'autre à moyen/long terme et permet des comparaisons sur des dizaines d'années successives. Il s'agit d'aider les entreprises à identifier les risques qu'elles encourent sur un pays donné (insolvabilité, risques d'impayés, insécurité, bouleversements politiques et/ou sociaux etc.), mais aussi de leur permettre d'anticiper des opportunités, les chances de forte croissance, ainsi que les financements dont pourrait bénéficier tel ou tel projet dans un Etat particulier.

Jusque-là, avec les entreprises et les exportateurs, le public ciblé est composé de « consommateurs » classiques de la notation risque-pays…

La première partie du Classement 2012 est beaucoup plus innovante. Plus récente aussi puisque nous ne la développons que depuis deux ans: il s'agit d'apprécier les pays, non plus seulement de l'extérieur et du point de vue des entreprises, mais de l'intérieur et du point de vue des administrés qui vivent dans le pays. Les performances des Etats sont estimées sur la base de la compétence des gouvernants, de leur intégrité, de la cohérence sociale, de la qualité des institutions et du respect des droits de l'homme.

Ces notions ont toujours été prises en compte dans les classements de NSE, et elles le sont toujours dans la deuxième partie du classement. Mais elles y sont un peu "noyées" dans l'appréciation du risque politique. Ainsi un régime politique peut-il être considéré comme stable alors qu'il ne dispose que d'une stabilité de façade. Il est en fait instable à moyen /long terme, puisque l'adhésion des populations n'est acquise que par la force ou l'intimidation. Le printemps arabe a bien montré ce qu'il fallait penser de la prétendue stabilité du régime tunisien ou de l'Egypte ! Mais, avant même les événements de 2011 dans les pays arabes, on avait pu constater, dans les pays d'Amérique latine, que seuls des régimes soucieux de l'amélioration des conditions de vie de leur population, comme celui de Lula au Brésil, étaient parvenus à mettre fin à l'instabilité chronique de cette région du monde.

La démocratie au sens occidental du terme n'est pas notre seule référence. Nos appréciations portent aussi sur la compétence du personnel dirigeant, sur l'efficacité des circuits de transmission entre gouvernés et gouvernants, sur les libertés, le dynamisme de la société civile. Pour résumer, dans cette première partie du classement, c'est le public des gouvernés eux-mêmes qui nous intéresse, au premier chef, celui auquel nous nous adressons, notamment par la presse, ce que j'essaye d'ailleurs de faire aujourd'hui en répondant à vos questions ! (Sourire).

Quelles sont les évolutions et les tendances majeures que vous percevez depuis votre premier Classement global ?

L'évolution majeure est plutôt une révolution : c'est le basculement du monde. Il y a dix ans on parlait déjà du risque américain, du fait de l'endettement US de l'Etat et des ménages, comme d'un risque majeur pour l'économie mondiale. La crise financière de 2008 a montré que ce n'était pas faux, bien au contraire. Mais je crois que la plupart des analystes du risque n'avaient pas prévu l'irruption des pays émergents aux premiers rangs de l'économie mondiale, ce que l'on constate aujourd'hui.

La deuxième tendance a été plus progressive : c'est l'installation du risque systémique au premier rang des risques mondiaux, avec sa capacité de contagion, d'interdépendance et d'effet de résonance. On comprend mieux aujourd'hui à quel point l'ultralibéralisme financier qui s'est développé ces vingt dernières années, avec son cortège d'inégalités sociales, de chômage et, fondamentalement, de la perversion de la notion de "valeur" en économie, a pu modifier notre environnement. Et, cela, sur le plan politique, économique, industriel, agricole, d'où des flambées de prix insupportables sur les produits alimentaires mondiaux, et écologique !

Ultime ironie, c'est cet ultra-libéralisme qui a conduit au retour de l'Etat, honni par les libéraux, dans le fonctionnement de l'économie, pour sauver des systèmes financiers en déconfiture. Jusqu'à ce que les marchés financiers se retournent contre les Etats souverains qui s'étaient endettés pour les sauver et redresser des économies nationales mises à mal par la crise financière, cas de la plupart des Etats européens.

Il faut être clair, ce sont les Etats les mieux régulés, ceux où l'interventionnisme de l'Etat reste discrètement présent, ceux qui avaient le moins avancé dans la libéralisation financière, donc surtout des pays en développement, qui s'en sortent le mieux aujourd'hui. Quand on pense que des pays comme le Brésil ou l'Afrique du Sud ont dû avoir recours à une accentuation de leur contrôle des changes pour éviter, non des fuites de capitaux, mais des afflux excessifs de capitaux, il y a de quoi s'étonner du chemin parcouru !

Quels seraient les impacts de la crise de la dette sur les pays du Maghreb ?

Le premier risque, pour le Maghreb, c'est celui d'une récession en Europe. A commencer par le simple risque d'une augmentation des impayés. Beaucoup d'entreprises maghrébines exportent dans les pays du Sud de l'Europe, où les faillites d'entreprises sont les plus nombreuses. Les calculs récents de Coface montrent une hausse très grave des incidents de paiement en Grèce, Italie, Espagne et Portugal. Mais les impayés augmentent aussi en France et en Allemagne.

Ensuite, qui dit récession dit aussi baisse des commandes, baisse des capacités des ménages, pour partir en vacances dans les pays du Sud de la Méditerranée notamment. Donc baisse des recettes touristiques. Il y a aussi un risque de recul des transferts d'argents des travailleurs migrants dans leur pays d'origine.

Par contre, la baisse des notes de risque de plusieurs pays européens les ramène à un niveau égal, voir inférieur, à la note des pays maghrébins. C'est notamment le cas des ratings de Coface, ceux qui permettent de calculer les primes de risque sur les garanties. Il y a certainement là une opportunité à exploiter, en faveur des pays du Maghreb.

Le FMI vient de mettre en garde l'Algérie… Partagez-vous cette inquiétude ?

Ce qui me frappe dans la façon dont le FMI critique la politique de dépenses publiques de l'Algérie c'est que le Fonds n'émet pas de critiques similaires dans le cas des autres pays pétroliers. Je pense que sa mise en garde a des arrière-pensées. C'est la qualité des projets algériens qui est en cause, plus que l'ampleur des dépenses publiques. L'absence de stratégie, les surcoûts, la corruption, l'incertitude juridique, tout cela est bien plus grave encore. Il faut regretter que le FMI ne le dise pas clairement. Ceci étant cette politique budgétaire pourrait en effet poser de graves problèmes de maintien des grands équilibres si les prix du pétrole venaient à se contracter du fait d'une éventuelle récession européenne.

La Tunisie annonce des résultats économiques acceptables en dépit d'une transition politique complexe. Quelle est votre évaluation de la situation et des perspectives de ce pays?

Je suis assez optimiste sur les perspectives tunisiennes. L'économie ne s'est jamais effondrée, même aux moments les plus difficiles de 2011 et le gouvernement intérimaire a bien réagi, ce qui a permis d'éviter trop de faillites dans le secteur des petites entreprises. Je ne pense pas qu'il y aura de rupture dans la politique économique de relance suivie et j'espère que la récupération des biens mal acquis de l'ancien régime ne prendra pas trop de temps.

Mais il faut reconnaître que la Tunisie est une petite économie très ouverte et soumise à de nombreux facteurs exogènes, dont le climat dans le secteur agricole.

Au Maroc, l'arrivée d'un islamiste à la tête du gouvernement n'est-elle pas un cadeau empoisonné pour le mouvement; les islamistes doivent en effet gérer une situation sociale délicate…

C'est indéniable. Mais il n'y a guère que les gouvernements perçus comme légitimes qui puissent prendre à bras-le-corps ce type de situation. Ils sont les seuls crédibles sur le constat qu'ils peuvent faire. Sauront-ils être crédibles aussi sur les solutions à apporter ? C'est à eux de faire leurs preuves, sur des sujets aussi délicats que la corruption, la fiscalité, les créations d'emploi.

Et ils n'ont pas que des handicaps. La vague verte en Afrique du Nord leur offre la possibilité de faire bouger les lignes au niveau régional, de faire sortir le Maroc de son isolement. On le voit déjà au niveau de l'UMA et à celui de l'Union africaine.

S'ils savent tirer partie de cette opportunité, ils ont des chances de réussir. Et le bon côté de la situation politique actuelle, c'est que, s'ils échouent, ils en paieront le prix dans les urnes.




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