La directrice de
Nord-Sud Express (NSE) explique pourquoi les pays les mieux régulés sont ceux
qui ont le plus résisté à la dissémination de la crise. Comment et pourquoi
l'estimation des risques pays est biaisée chez les agences de notation privées
ou d'Etat. Pourquoi en intégrant le point de vue des gouvernés dans son panel
d'estimation NSE propose une tout autre approche de l'évaluation pays, que le
temps a validé avec la chute des régimes jugés «stables» comme en Tunisie et en
Egypte. Entretien.
Quelle est la
spécificité de l'analyse du risque-pays qui est
développée par NSE ?
C'est d'abord, et
avant tout, une analyse indépendante, menée par une équipe interdisciplinaire
de chercheurs et de journalistes spécialisés qui ne dépendent ni des
subventions étatiques ni du secteur bancaire ou des assurances. La société NSE
n'est financée que par les abonnements à son site web Risques internationaux et
les ventes publiques de ses ouvrages. Elle ne reçoit aucune publicité et n'appartient
à aucun groupe, son capital étant partagé entre les membres de son équipe. Je
crois qu'il est important de le souligner car la notation du risque-pays est désormais mondialement centralisée dans
quelques organismes, comme les agences internationales de notation financière (S
& P, Moody's), les assureurs-crédit et les
pouvoirs publics (y compris l'administration chinoise qui a créé sa propre
agence de notation du risque pays). Or tous ont leurs propres intérêts ou ceux
de leurs commanditaires, à défendre : les banques et les assurances peuvent, ainsi,
estimer qu'elles sont déjà trop exposées sur un pays et, par voie de
conséquence, vont avoir tendance à exagérer le risque que ce pays présente. Il
est, en la matière, très significatif que la banque Goldman Sachs ait émis, en
août 2011, des prévisions très pessimistes et erronées sur le temps qu'il
faudrait à la Libye
pour retrouver ses niveaux de production pétrolière d'avant les événements.
Les pouvoirs
publics ont, eux, des impératifs diplomatiques à respecter (ainsi la note de l'Iran
est-elle systématiquement dégradée). Quant aux agences de notation financière, on
sait qu'elles sont à la fois juge et partie du fait de leur mode de financement
et, personnellement, je ne crois pas trop au "mur de Chine" qu'elles
prétendent imposer, au sein de leurs groupes respectifs, entre leurs activités
de notation et les autres (dont la spéculation financière) ; le triple A
accordé jusqu'en 2008 aux produits nocifs qui ont déclenché la crise financière
mondiale devrait suffire pour nous inciter à la plus grande prudence vis-à-vis
de leurs capacités d'analyse. Concernant leurs notes souveraines, la facilité
avec laquelle S & P a fait tomber de plusieurs points, presque d'un seul
coup, la note de pays comme la
Grèce, me semble la preuve d'une improvisation sans fondement
réel. A l'inverse, le triple A qui continue à être accordé à des places
financières comme Hong Kong et Singapour me laisse sceptique.
Existe-t-il aussi
un suivi particulier chez NSE pour un groupe de pays précis ?
L'autre
spécificité, en effet, du classement de NSE est de se concentrer sur les pays
émergents et en développement. C'est un choix qui avait été fait voici plus de
vingt ans, alors que ces marchés étaient encore très négligés, considérés comme
"exotiques", alors que nous pensions déjà, à NSE, qu'ils disposaient
d'énormes potentialités… Ce que l'avenir a bien montré. La grille de classement
que nous avons pu, de ce fait, établir permet de distinguer les performances de
pays qui avaient, tous, tendance à être fourrés dans la même catégorie des "risques
spéculatifs" par les analystes de l'époque. La suite des évènements a
aussi montré que nous avions raison de procéder ainsi.
Quels sont les
publics auxquels vous vous adressez ?
Traditionnellement
les classements du risque pays s'adressent aux entreprises, surtout les
multinationales qui exportent et qui investissent dans des pays considérés
comme risqués. Mais la notion de "risque" a beaucoup évolué : on est
passé du risque de nationalisation, de non transfert, d'insolvabilité (etc.) à
des risques plus sophistiqués comme les aléas des contrats signés, l'interprétation
des législations locales, la fiabilité des institutions et enfin, les risques
systémiques qui représentent les grands dangers d'aujourd'hui.
A NSE, la deuxième
partie du "Classement 2012" s'adresse, elle aussi, directement, à ce
public d'exportateurs et d'investisseurs à long terme. Elle comporte d'ailleurs
deux classements distincts, l'un à court terme, l'autre à moyen/long terme et
permet des comparaisons sur des dizaines d'années successives. Il s'agit d'aider
les entreprises à identifier les risques qu'elles encourent sur un pays donné (insolvabilité,
risques d'impayés, insécurité, bouleversements politiques et/ou sociaux etc.), mais
aussi de leur permettre d'anticiper des opportunités, les chances de forte
croissance, ainsi que les financements dont pourrait bénéficier tel ou tel
projet dans un Etat particulier.
Jusque-là, avec
les entreprises et les exportateurs, le public ciblé est composé de «
consommateurs » classiques de la notation risque-pays…
La première partie
du Classement 2012 est beaucoup plus innovante. Plus récente aussi puisque nous
ne la développons que depuis deux ans: il s'agit d'apprécier les pays, non plus
seulement de l'extérieur et du point de vue des entreprises, mais de l'intérieur
et du point de vue des administrés qui vivent dans le pays. Les performances
des Etats sont estimées sur la base de la compétence des gouvernants, de leur
intégrité, de la cohérence sociale, de la qualité des institutions et du
respect des droits de l'homme.
Ces notions ont
toujours été prises en compte dans les classements de NSE, et elles le sont
toujours dans la deuxième partie du classement. Mais elles y sont un peu "noyées"
dans l'appréciation du risque politique. Ainsi un régime politique peut-il être
considéré comme stable alors qu'il ne dispose que d'une stabilité de façade. Il
est en fait instable à moyen /long terme, puisque l'adhésion des populations n'est
acquise que par la force ou l'intimidation. Le printemps arabe a bien montré ce
qu'il fallait penser de la prétendue stabilité du régime tunisien ou de l'Egypte
! Mais, avant même les événements de 2011 dans les pays arabes, on avait pu
constater, dans les pays d'Amérique latine, que seuls des régimes soucieux de l'amélioration
des conditions de vie de leur population, comme celui de Lula au Brésil, étaient
parvenus à mettre fin à l'instabilité chronique de cette région du monde.
La démocratie au
sens occidental du terme n'est pas notre seule référence. Nos appréciations
portent aussi sur la compétence du personnel dirigeant, sur l'efficacité des
circuits de transmission entre gouvernés et gouvernants, sur les libertés, le
dynamisme de la société civile. Pour résumer, dans cette première partie du
classement, c'est le public des gouvernés eux-mêmes qui nous intéresse, au
premier chef, celui auquel nous nous adressons, notamment par la presse, ce que
j'essaye d'ailleurs de faire aujourd'hui en répondant à vos questions ! (Sourire).
Quelles sont les
évolutions et les tendances majeures que vous percevez depuis votre premier
Classement global ?
L'évolution
majeure est plutôt une révolution : c'est le basculement du monde. Il y a dix
ans on parlait déjà du risque américain, du fait de l'endettement US de l'Etat
et des ménages, comme d'un risque majeur pour l'économie mondiale. La crise
financière de 2008 a
montré que ce n'était pas faux, bien au contraire. Mais je crois que la plupart
des analystes du risque n'avaient pas prévu l'irruption des pays émergents aux
premiers rangs de l'économie mondiale, ce que l'on constate aujourd'hui.
La deuxième
tendance a été plus progressive : c'est l'installation du risque systémique au
premier rang des risques mondiaux, avec sa capacité de contagion, d'interdépendance
et d'effet de résonance. On comprend mieux aujourd'hui à quel point l'ultralibéralisme
financier qui s'est développé ces vingt dernières années, avec son cortège d'inégalités
sociales, de chômage et, fondamentalement, de la perversion de la notion de "valeur"
en économie, a pu modifier notre environnement. Et, cela, sur le plan politique,
économique, industriel, agricole, d'où des flambées de prix insupportables sur
les produits alimentaires mondiaux, et écologique !
Ultime ironie, c'est
cet ultra-libéralisme qui a conduit au retour de l'Etat,
honni par les libéraux, dans le fonctionnement de l'économie, pour sauver des
systèmes financiers en déconfiture. Jusqu'à ce que les marchés financiers se
retournent contre les Etats souverains qui s'étaient endettés pour les sauver
et redresser des économies nationales mises à mal par la crise financière, cas
de la plupart des Etats européens.
Il faut être clair,
ce sont les Etats les mieux régulés, ceux où l'interventionnisme de l'Etat
reste discrètement présent, ceux qui avaient le moins avancé dans la
libéralisation financière, donc surtout des pays en développement, qui s'en
sortent le mieux aujourd'hui. Quand on pense que des pays comme le Brésil ou l'Afrique
du Sud ont dû avoir recours à une accentuation de leur contrôle des changes
pour éviter, non des fuites de capitaux, mais des afflux excessifs de capitaux,
il y a de quoi s'étonner du chemin parcouru !
Quels seraient les
impacts de la crise de la dette sur les pays du Maghreb ?
Le premier risque,
pour le Maghreb, c'est celui d'une récession en Europe. A commencer par le
simple risque d'une augmentation des impayés. Beaucoup d'entreprises
maghrébines exportent dans les pays du Sud de l'Europe, où les faillites d'entreprises
sont les plus nombreuses. Les calculs récents de Coface montrent une hausse
très grave des incidents de paiement en Grèce, Italie, Espagne et Portugal. Mais
les impayés augmentent aussi en France et en Allemagne.
Ensuite, qui dit
récession dit aussi baisse des commandes, baisse des
capacités des ménages, pour partir en vacances dans les pays du Sud de la Méditerranée
notamment. Donc baisse des recettes touristiques. Il y a aussi un risque de
recul des transferts d'argents des travailleurs migrants dans leur pays d'origine.
Par contre, la
baisse des notes de risque de plusieurs pays européens les ramène à un niveau
égal, voir inférieur, à la note des pays maghrébins. C'est notamment le cas des
ratings de Coface, ceux qui permettent de calculer les primes de risque sur les
garanties. Il y a certainement là une opportunité à exploiter, en faveur des
pays du Maghreb.
Le FMI vient de
mettre en garde l'Algérie… Partagez-vous cette inquiétude ?
Ce qui me frappe
dans la façon dont le FMI critique la politique de dépenses publiques de l'Algérie
c'est que le Fonds n'émet pas de critiques similaires dans le cas des autres
pays pétroliers. Je pense que sa mise en garde a des
arrière-pensées. C'est la qualité des projets algériens qui est en cause, plus
que l'ampleur des dépenses publiques. L'absence de stratégie, les surcoûts, la
corruption, l'incertitude juridique, tout cela est bien plus grave encore. Il
faut regretter que le FMI ne le dise pas clairement. Ceci étant cette politique
budgétaire pourrait en effet poser de graves problèmes de maintien des grands
équilibres si les prix du pétrole venaient à se contracter du fait d'une
éventuelle récession européenne.
La Tunisie annonce des résultats économiques
acceptables en dépit d'une transition politique complexe. Quelle est votre
évaluation de la situation et des perspectives de ce pays?
Je suis assez
optimiste sur les perspectives tunisiennes. L'économie ne s'est jamais
effondrée, même aux moments les plus difficiles de 2011 et le gouvernement
intérimaire a bien réagi, ce qui a permis d'éviter trop de faillites dans le
secteur des petites entreprises. Je ne pense pas qu'il y aura de rupture dans
la politique économique de relance suivie et j'espère que la récupération des
biens mal acquis de l'ancien régime ne prendra pas trop de temps.
Mais il faut
reconnaître que la Tunisie
est une petite économie très ouverte et soumise à de nombreux facteurs exogènes,
dont le climat dans le secteur agricole.
Au Maroc, l'arrivée
d'un islamiste à la tête du gouvernement n'est-elle pas un cadeau empoisonné
pour le mouvement; les islamistes doivent en effet gérer une situation sociale
délicate…
C'est indéniable. Mais
il n'y a guère que les gouvernements perçus comme légitimes qui puissent
prendre à bras-le-corps ce type de situation. Ils sont les seuls crédibles sur
le constat qu'ils peuvent faire. Sauront-ils être crédibles aussi sur les
solutions à apporter ? C'est à eux de faire leurs preuves, sur des sujets aussi
délicats que la corruption, la fiscalité, les créations d'emploi.
Et ils n'ont pas
que des handicaps. La vague verte en Afrique du Nord leur offre la possibilité
de faire bouger les lignes au niveau régional, de faire sortir le Maroc de son
isolement. On le voit déjà au niveau de l'UMA et à
celui de l'Union africaine.
S'ils savent tirer
partie de cette opportunité, ils ont des chances de réussir. Et le bon côté de
la situation politique actuelle, c'est que, s'ils échouent, ils en paieront le
prix dans les urnes.
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Posté Le : 07/02/2012
Posté par : sofiane
Ecrit par : Said Mekki
Source : www.lequotidien-oran.com