Sous leur acronyme barbare, les NFT ou « jetons non fongible » permettent de devenir l'heureux propriétaire d'œuvres totalement virtuelles et d’objets numériques de toutes sortes (peinture digitale, extrait vidéo, personnages de jeux, etc). Mais aussi de les vendre. Un marché qui a explosé ces derniers mois et bouleverse notamment le marché de l'art. Mais de quoi parle-t-on exactement ? Explications.
Un certificat de propriété numérique
Un collage d’images numériques, le code source à l’origine du web ou encore le premier tweet de l’histoire… Depuis quelque temps, des sommes colossales sont dépensées pour acquérir des objets sans réalité physique. Ou plus précisément, pour acquérir les titres de propriété de ces objets. Un titre qui se présente sous la forme d’un code numérique sécurisé, un NFT, pour « non-fongible token » (jeton non fongible).
Le fait qu’il soit « non fongible » signifie que chaque NFT est unique et qu’il n’est pas interchangeable. Par exemple, de la monnaie ou des tickets sont fongibles, explique la chercheuse et curatrice Aude Launay dans l’ouvrage Art & Argent (éditions Amsterdam) : « Si je perds mon ticket de bus, j’en achète un autre ; si je prête cinq euros, peu importe qu’on me rende le même billet ou un autre », mais une œuvre d’art, elle, ne l’est pas. « Si je prête mon dessin de Picasso pour une exposition, je m’attends à ce qu’on me rende celui-ci et pas qu’on m’en renvoie un autre. »
Or, jusque-là, toute création digitale était fongible. Les multiples versions d’un même fichier numérique avaient une valeur identique. Ce n’est plus le cas avec le NFT qui, en utilisant la technologie blockchain, fait office de certificat d’authenticité infalsifiable. Ce « jeton » - qui contient par ailleurs de nombreuses informations sur l'objet et son parcours - atteste qu’on est en possession de l’œuvre originale parmi les nombreuses copies qui circulent sur le web.
Et il peut être associé à quasiment tout et n’importe quoi : on peut ainsi devenir le propriétaire d’une peinture numérique, d’une image de chaton, d’une carte à collectionner, de personnages ou d’armes dans des jeux vidéos, d’extraits de matchs de foot… La NBA a par exemple mis en vente une collection de paquets numériques contenant des vidéos des moments historiques du basketball ou le groupe de musique Kings of Leon a proposé une version limitée de leur dernier album.
Le succès d'un marché en plein essor
On peut s’interroger sur la pertinence d’acquérir un objet déjà accessible gratuitement sur la Toile et qui existe en une infinité d’exemplaires… Mais détenir des copies d’une œuvre n’est pas la même chose que posséder la version authentique, avec le certificat qui le prouve. Les NFT « donnent en quelque sorte un sens à l’idée d’édition unique ou limitée d’œuvres numériques », explique la chercheuse Aude Launay. Ils « permettent de penser la rareté numérique et, par là, de la monétiser ». Car en rendant l’objet unique, le NFT introduit de la rareté. Or, la rareté peut, selon l’offre et la demande, produire de la valeur. Beaucoup de valeur.
Ces dernières années, le marché des NFT a pris une ampleur considérable. Les ventes ont explosé au premier semestre à 2,47 milliards de dollars, contre à peine 13,7 millions de dollars sur la même période un an plus tôt, selon Reuters. Le marché est passé de 40 à 338 millions de dollars entre 2018 et 2020. Et il génère chaque jour plus de 10 millions de dollars dans des galeries virtuelles. À l’heure actuelle, le marché des jetons non fongibles pèse environ 15,8 milliards de dollars.
Après la vente du collage numérique Everydays : the first 5000 days de l’artiste Beeple, cédé à plus de 69 millions de dollars en mars dernier, il y a eu effet d’entraînement, analyse le collectionneur et galeriste Guillaume Horen, fondateur d’Achetez de l’Art. « D’une part, de nombreux artistes se sont dit qu’ils devaient se lancer et d’autre part, les collectionneurs y ont vu des opportunités nouvelles avec l’art digital. Ils se sont dit : "Tout le monde y va, donc j’y vais aussi". Les gens y sont allés avec la peur de passer à côté de quelque chose. Et peut-être aussi par curiosité. » Mais l’euphorie des débuts s’est un peu calmée, selon Guillaume Horen. « Le marché est en train d’évoluer et on revient à quelque chose de plus réfléchi, de plus rationnel. »
Si la tendance s’est emballée avec la crise du Covid-19, les jetons non fongibles ne sont pas nouveaux. « L’histoire déjà longue de ces images numériques à collectionner a commencé avec les mèmes de Pepe déclarés "rares33" en 2016, rappelle Aude Launay dans Art & Argent. Elle s’est poursuivie en 2017 avec les CryptoPunks, puis les CryptoKitties ont marqué le début d’une folle spéculation, qui a connu un rebond astronomique à l’été 2020, suivi, à l’automne, par l’entrée sur ce marché de figures populaires telles que Beeple puis Murat Pak. » La médiatisation des ventes organisées par des grandes maisons comme Christie’s ou Sotheby’s ont achevé de sortir les NFT de leur anonymat.
■ De nouvelles perspectives pour les artistes et les collectionneurs
Mais si les acteurs du marché de l’art traditionnel commencent à s’emparer du phénomène, certains observateurs soulignent que l’un des intérêts des NFT est leur capacité à « démocratiser » un milieu qui a la réputation d’être réservé à une élite de passionnés et de collectionneurs. Avec les jetons non fongibles, tout un chacun peut acquérir et revendre de l’art en quelques clics, de façon immédiate et décentralisée lors de transactions opérées en cryptomonnaies. De quoi ouvrir le marché de l’art à de nouveaux acteurs. Nombreux sont ainsi les apprentis collectionneurs, jeunes et issus du monde de la tech, par exemple.
N’importe qui peut aussi décider d’associer un NFT à son œuvre numérique, quelle qu’elle soit, et la mettre sur le marché via des plateformes dédiées (OpenSea, Hic et Nunc, SuperRare...), réduisant au passage les intermédiaires habituels. Et pour les artistes, les NFT représentent des perspectives et des opportunités nouvelles. On peut ainsi introduire dans le code du NFT des clauses de revente, garantissant au créateur une rémunération sur le long terme avec des royalties, des « droits de suite » s’élevant généralement à 10%, qu’il va toucher automatiquement à chaque fois que son œuvre sera revendue.
Jusqu’à présent, il était compliqué pour les créateurs de monétiser des œuvres numériques en raison de la duplication quasi infinie de leur production. « Quand vous pensez aux artistes qui depuis des années passent du temps à préparer leurs posts sur les réseaux mais sans aucun retour derrière, les NFT changent ça, pointe Guillaume Horen, le fondateur du site Achetez de l’Art. Ça leur permet d’avoir davantage de visibilité, et potentiellement de gagner leur vie grâce à l’art digital. »
■ Les risques et limites d'un système encore jeune
Mais le système des NFT est encore imparfait et pose de nombreuses questions, notamment de sécurité. Les jetons sont stockés dans un portefeuille électronique auquel le propriétaire a accès grâce à un code secret appelé clé privée. Si des hackers mal intentionnés mettent la main sur cette précieuse clé, ils peuvent entièrement vider ledit portefeuille. Mais le vol se présente parfois sous d’autres formes : des artistes retrouvent ainsi certaines de leurs créations mises en vente sur les plateformes à leur insu, alors qu’ils n’avaient aucune intention de le faire, voire même de les estampiller avec un NFT.
L’un des points qui fait le plus débat à l’heure actuelle est écologique. Comme toute technologie numérique de cette ampleur et particulièrement celle liée aux cryptomonnaies, les NFT sont très énergivores. Ils impliquent un grand nombre d’opérations et de transactions constantes, gérées par des ordinateurs qui consomment eux-mêmes beaucoup d’électricité. Le sujet a dernièrement enflammé les communautés d’artistes en ligne, nombre de créateurs refusant d’être associés à un système polluant malgré les bénéfices potentiels.
Enfin, beaucoup se demandent si les NFT ont un avenir durable ou s’il s’agit d’un phénomène éphémère, une bulle spéculative qui pourrait bien exploser. D’autant que ces jetons s’achètent en bitcoins et ethers et dépendent donc du cours des cryptomonnaies, subissant de fait leur volatilité, à la baisse comme à la hausse. Mais de nombreux observateurs s’accordent à dire que cette technologie est partie pour rester, même si le marché est jeune et immature.
« On ne sait pas comment ça va évoluer, dans quelle mesure ça va se développer, mais je suis persuadé que c’est quelque chose de pérenne, estime le galeriste Guillaume Horen. On a passé une étape importante avec les NFT. Il y a bien entendu des sujets qui ne sont pas bien traités, l’écologie ou la sécurité par exemple, mais ils le seront à l’avenir. » Le marché n’en est qu’à ses débuts, il se structure et cherche encore à établir ses propres définitions. Des définitions qu’a notamment décidé d’interroger le célèbre plasticien Damien Hirst dans son dernier projet, The Currency, en contraignant les acheteurs à choisir entre un exemplaire physique de son œuvre ou le NFT qui y est associé, mais pas les deux.
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Posté Le : 03/08/2021
Posté par : xeres13
Source : https://www.rfi.fr/fr/culture