Algérie

Nahawend



Est-il quelque relation logique entre la musique, modale orientale tout précisément et les ramifications du monde de la politique ' Un joueur turc, improvisant sur son bouzouki, sur le mode nahawend, m'a vraiment mis en émoi alors que je n'avais pas rendez-vous avec la politique, encore moins avec ses élucubrations infernales. Le premier tétracorde (do, ré, mi bémol, fa) est passé le plus naturellement du monde entre les mains de ce virtuose. Mais, dès qu'il s'est mis à moduler sur le deuxième tétracorde, (sol, la bémol, si, do), une vague de tristesse m'enveloppa sans crier gare.Surgit alors du monde de l'invisible, Ismaïl Djâbir, un ami irakien, homme de lettres et critique cinématographique, qui, à ma connaissance, a toujours affectionné ce mode typiquement oriental de par sa suavité et son allant profondément triste. En dépit d'un moi dévasté par la nostalgie et le chagrin, je le revis, le temps de quelques enchaînements mélodiques, esquisser son sourire enfantin, ancestral dirais-je, comme cette vieille terre de Sumer, point de départ de toute civilisation humaine, puis s'éclipser comme si de rien n'était.Ismaïl Djâbir, je le vis pour la dernière fois, en 2003, au CHU de Bab El-Oued, malmené, à la fois, par une maladie sournoise et par les séquelles du démonisme sadamien. Après des études de mathématiques à Baghdad, il dut s'installer à Damas, espérant échapper ainsi aux exactions des militaristes et du parti Baâth. Finalement, il ne trouva quelque répit que dans la ville de Miliana où il passa une quinzaine d'années à enseigner les mathématiques aux jeunes Algériens. On raconte que sa vieille mère, voyant arriver un cercueil dans son village tant chanté par Al Moutanabbi, dit aussitôt : « Alors, vous me ramenez le corps de mon petit Ismaïl ! » Et comment ne pouvait-elle pas le deviner, elle, qui auparavant devait se déplacer à chaque fois en Jordanie, lieu d'exil et de rencontre, pour le serrer dans ses bras après de nombreuses années d'absence 'Cette mère avait un avant-goût du sang, comme il me l'avait dit tant de fois.Au passage de la procession chiite annuelle dans leur village, elle envoyait son fils, Djâbir, donner à boire à son pauvre père dont le dos se couvrait de sang après tant de flagellations. Je me dis aujourd'hui que cette Antigone des temps modernes avait une relation directe avec le mode nahawend, à travers les chants religieux qui s'élevaient, lors des processions chiites, en l'honneur de ceux qui étaient tombés dans Karbala, il y a plus de mille quatre cent ans.Djâbir, comme je l'avais constaté à chacune de nos rencontres, était un fan du grand chanteur irakien Nadhim El Ghazali (1921-1963). Il ne connaissait pas d'autre interprète, peut-être parce que le timbre de la voix de celui-ci cadrait bien avec le mode nahawend. En effet, en crescendo ou en decrescendo, c'est tout l'Irak ancestral et les steppes de l'Asie centrale qui se font présents dans ses chansons.Pourchassé par Saddam et ses services secrets, à Damas, à Amman, à Alger et à Miliana, et même à Montréal où vivait sa s'ur, il se mettait néanmoins au diapason de son pays par l'entremise du mode nahawend qui lui rappelait sa mère, son village et les processions chiites qui, avec le passage du temps, le faisaient rire aux éclats. Des amis algériens, dont le romancier Waciny, avaient fait le nécessaire pour rapatrier son corps en direction de Samawa, au sud de l'Irak, d'où il était originaire. A mon tour, de prendre le risque d'affectionner le mode nahawend.


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