Nadir Marouf, le sociologue et l’anthropologue de renommée mondiale, répond à nos questions à l’occasion d’une rencontre-dédicace, organisée récemment à la librairie Tiers-Monde d’Algérie, un mois après la sortie de son livre «De mémoire d’homme, Une vie, deux combats», où il nous livre son témoignage.
Reporters : Que représente pour vous ce livre de mémoires ? Un testament ?
Nadir Marouf : Non, non, même pas. C’est un petit ouvrage, je n’ai pas investi grand-chose du point de vue intellectuel. C’est un cadeau, une réponse que j’ai faite à mes enfants qui m’ont toujours demandé d’écrire quelque chose sur ma vie antérieure. Ils ne comprenaient pas pourquoi il y a tant d’ouvrages de personnes qui ont fait des autobiographies et pourquoi pas moi. Moi, en toute modestie, ce n’est pas un concours Lépine sur le meilleur compatriote ou le meilleur guerrier. J’estime que je n’ai pas fait grand-chose par rapport aux autres, je le dis en toute humilité. Mais ce que j’ai vécu en ce temps relativement court était très intense, et cela m’a poursuivi, j’allais dire toute ma vie.
Pourquoi avez-vous hésité à l’écrire plus tôt ?
J’ai hésité parce que… j’ai écrit une trentaine de livres, mais qui sont académiques. Dès que j’ai commencé à écrire, c’était des concepts. J’ai essayé d’écrire ce récit et je me suis rendu compte qu’il n’est pas évident d’écrire dans l’ordre du récit ordinaire, disant. Vous savez, c’est difficile d’écrire simple, de faire simple…
Pourquoi avoir choisi les éditions Fanon ?
Heu… d’abord le nom Frantz Fanon est un nom très cher pour nous Algériens. C’est un nom quasiment prophétique. L’opportunité s’est faite sentir pour la maison d’édition Frantz-Fanon parce que j’ai lu quelques publications et j’ai trouvé quelque chose qui entre dans mes cordes.
Vous êtes un grand observateur de la société algérienne depuis une quarantaine d’années, voire davantage. Que remarquez-vous comme grands changements ? Et qu’en pensez-vous ?
Je trouve qu’il y a un recul au niveau du rapport à la connaissance. On entre de plus en plus dans un espace de discours normatif. Normatif, c’est-à-dire cela est bien, cela est mauvais. On privilégie des formations professionnalisantes, c’est normal, d’un côté, parce que les gens ont besoin de vivre. Mais, il y a un recul de la pensée intellectuelle au profit d’une vision mystico-religieuse. Je souligne que je ne suis pas contre le mystique ni la religion. Mais ce que nous appelons la pensée sécularisée et libre est en train de régresser et c’est peut-être la raison pour laquelle nos intellectuels préfèrent se faire éditer à l’étranger qu’en Algérie.
Quel regard portez-vous sur la recherche en anthropologie en Algérie ?
Houlà… D’abord, j’ai l’humilité de rappeler que je suis le fondateur du CRASC, en 1983. Et puis j’ai donné la main à Mme Noria Benghabrit, l’ex-ministre de l’Education nationale, qui était mon ancienne étudiante. Nous avons créé ce centre parce que nous pensions qu’à côté de la recherche utile, pragmatique qui peut servir de manière concrète, le gouvernement algérien a toujours voulu que les sciences sociales soient des disciplines permettant de répondre aux questions immédiates et pragmatiques, ce qui est tout à fait utopique. Chacun son métier, nous ne pouvons pas transformer les chercheurs en plombiers spécialisés. En France, tout ce qui est formation sur court et moyen termes, c’est-à-dire avec des options dites pragmatiques, ce sont les petites, moyennes et grandes écoles. L’Université, par contre, a toujours poursuivi sa vocation universaliste. Nous, en Algérie, nous avons tout mélangé. Chez nous, l’Université doit tout fabriquer. Ici, il y a une confusion en ce qui concerne la vocation de l’Université. Alors qu’il y a des institutions qui sont faites pour cela. Aujourd’hui, je ne suis pas bien informé sur la stratégie du gouvernement en la matière, mais je pense que nous sommes complètement à côté de la plaque.
Et sur l’évolution politique du pays…
Je pense qu’à propos de la question de la sécularité, c’est-à-dire poser le problème du politique et de la culture, il faudrait qu’il y ait une séparation entre les deux. Et éviter que tout avis personnel qui n’engage que celui qui le produit soit automatiquement considéré comme une hérésie. Il faut cesser de créer «le terrorisme de la pensée» et que les gens puissent réfléchir librement, comme cela se fait chez nos voisins, tout simplement. Il y a un manque de tolérance, à mon avis, que je trouve regrettable. Je cite l’exemple de Saïd Djabelkheir, l’islamologue qui, actuellement, doit se justifier devant les tribunaux parce que quelqu’un a porté plainte contre lui. Et le tribunal a accepté la plainte. Où est-ce que nous avons vu cela ? Même au Moyen-Age, dans la longue histoire du Monde musulman, il y a toujours eu des penseurs qui avaient des idées qui n’étaient pas forcément celles de la Oumma, de la majorité. C’est grave ce qui se passe.
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Posté Le : 25/04/2021
Posté par : tlemcen2011
Ecrit par : Entretien réalisé par Leila ZAIMI
Source : reporters.dz