Algérie

Nadia Henni-Moulaï a replongé dans son histoire familiale intimement liée à la guerre d'Algérie par son père, Ahmed.



Nadia Henni-Moulaï a replongé dans son histoire familiale intimement liée à la guerre d'Algérie par son père, Ahmed.
« Le soulèvement de l’Algérie avec le hirak a réveillé des choses »
ENTRETIEN. Dans « Un rêve, deux rives », Nadia Henni-Moulaï plonge dans l’histoire familiale autour de la figure d’Ahmed, son père, ex-membre du FLN à Paris. Elle explique.

Journaliste et autrice, elle n’en est pas à sa première publication. Mais c’est avec Un rêve, deux rives, publié aux éditions Slatkine et compagnie le 9 septembre, qu’elle ose se définir comme écrivaine. Sa mission, éclaircir les zones d’ombre qui planent sur les mille vies de son père. Ahmed, né en 1925 en Algérie française, est jusqu’à l’âge de 37 ans colonisé, considéré comme indigène. Mais il a la fureur de vivre, refuse de se soumettre et rêve de liberté. Il se fait vite connaître dans la casbah d’Alger, et ses adversaires sur les rings de boxe de la capitale se souviennent longtemps de ses coups. Des rêves plein la tête, il quitte sa terre natale en 1948 contre l’avis de sa famille et prend le bateau pour la métropole. Sur ses nombreuses photos de jeunesse, on le voit dans les cafés parisiens avec ses amis kabyles comme lui, et leur dégaine de « parrains siciliens ». Il a de l’allure, et porte beau son costume trois pièces et son chapeau en feutre.

De cinq unions différentes, Ahmed a eu onze enfants. Son quatrième mariage fut célébré avec la mère de Nadia Henni-Moulaï, sa première épouse d’origine algérienne comme lui. Si, dans la deuxième partie de sa vie, les prières musulmanes ont remplacé la bouteille de vin sur la table familiale, la violence de ce père a perduré. Ses silences bien trop criants aussi. C’est qu’il aurait pu être le grand-père de l’autrice. Il a connu la colonisation, la décolonisation, et a participé aux actions violentes du FLN à Paris. D’après l’enquête, il aurait été choquiste dans la capitale, chargé d’éliminer ces Algériens considérés comme des traîtres à la cause indépendantiste.

Son sale caractère, ses manies, son obsession pour que ses enfants aiment l’Algérie coûte que coûte, pays qu’il a lui-même quitté, mais aussi son petit rituel du soir avec la crème Nivea appliquée sur le corps sur fond de radio branchée sur les stations arabes, font pour sûr de lui un véritable héros de roman. Intrigant et attachant. « J’ai toujours su que j’écrirais sur mon père » dit la journaliste. Comment aurait-il pu en être autrement ? Faire pénétrer avec pudeur et sensibilité le lecteur dans l’intimité du grand HLM de la banlieue nord de Paris, lui ouvrir les pages noires de son histoire familiale n’était pas chose aisée.



La couverture du livre de Nadia Henni-Moulaï « Un rêve, deux rives ».
© DR
Hormis la légère frustration à attendre les derniers chapitres pour obtenir les éléments factuels sur la lutte clandestine de ce père, le défi est relevé. Plus qu’un témoignage, le livre plein d’anecdotes tente aussi d’éclairer sur le lancinant questionnement de la place des Français héritiers de l’immigration postcoloniale. Cette place, si douloureuse parfois à définir et à asseoir. En offrant ce cadeau à ses frères et sœurs, en tissant ce lien entre l’intime et le public, l’autrice semble l’avoir trouvée avec sérénité. Elle s’est confiée au Point Afrique.

Le Point Afrique : Pourquoi écrire sur l’histoire de votre père aujourd’hui, 20 ans après son décès ? La guerre d’Algérie est pourtant un thème que vous explorez depuis longtemps.

Nadia Henni-Moulaï : Ma famille a une histoire forte et très chargée. Je pense simplement que les choses ont besoin de se poser… En même temps, depuis petite, j’ai vu mon père archiver des coupures de presse, des lettres, des documents officiels. J’ai grandi en regardant ces documents, mais bien sûr je ne portais pas un regard de journaliste à l’époque. Aujourd’hui, c’est le cas. Je regarde mon père comme un objet historique, un témoin. J’ai comme l’impression qu’il nous a laissé des indices pour comprendre qui il était vraiment. Avec mes autres frères et sœurs, nous n’avons pas eu une relation toujours facile, les différents regards sur le père n’étaient pas les mêmes. Je me demandais qui il était. Il a donc fallu tout ce temps pour que ça infuse et que ça prenne. Et que j’accepte aussi que c’était le moment d’ouvrir cette grande page de l’histoire familiale. Et puis il y a eu le soulèvement de l’Algérie avec le hirak, et cela a réveillé des choses. Et si l’Algérie devenait ce pays eldorado dont rêvait mon père ? C’était devenu une réflexion qui résonnait avec le contexte politique en France.

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Dans ce livre, la question centrale est aussi votre place dans la société, et plus généralement celle des enfants de l’immigration postcoloniale, entre le pays fantasmé des parents et le vôtre, la France ?

Oui, il y avait un moment où je me suis sentie comme en flottement dans la société française. Où était ma place ? Je suis journaliste, j’écris sur des sujets qui me touchent, mais pour les uns, je suis communautariste, pour les autres, trop libérale… Avec ce livre, je me suis accrochée à la figure du père, à mon histoire particulière donc, mais aussi à l’histoire de mon pays. Je me suis rappelé que mon grand-père n’avait jamais connu l’Algérie libre, que mon père était un colonisé jusqu’à ses 37 ans. Tout cela m’a permis de mieux me définir, de mieux me situer dans le temps long.

Vous avez grandi dans une famille recomposée assez atypique. Votre père, qui aurait pu être votre grand-père, a eu 11 enfants de 5 unions différentes. Comment ce projet a-t-il été perçu par la fratrie ?

Je me suis concertée avec les frères et sœurs avec lesquels je suis toujours en contact. Il y avait une attente de raconter la vie de ce père et j’avais besoin d’avoir des points de vue différents, pas toujours la même lecture des événements, la même opinion sur lui. Même si certains passages sont romancés, je raconte des faits difficiles, et ma crainte était que cela crée de la discorde. Ce sont de vraies questions : que fait-on de la mémoire familiale, à qui appartient-elle ?

Le livre propose une piste de réconciliation. Tous ne l’ont pas encore lu, ceux qui l’ont fait parmi les aînés de ma fratrie ont beaucoup aimé. Et cela nous a même rapprochés. Mais en général, c’est souvent compliqué, on ne raconte pas par pudeur, pourtant c’est très important. Je n’ai pas le sentiment d’entrer dans l’intimité des membres de ma famille, ni dans le voyeurisme. J’ai simplement voulu livrer un témoignage au service de la grande Histoire.

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Tout est parti d’une découverte effarante : votre père aurait été choquiste, c’est-à-dire chargé d’éliminer des personnes pour le compte du FLN à Paris, en pleine guerre d’indépendance.

Je raconte cette anecdote au début, quand il me montre un revolver qu’il avait gardé. Et puis, j’avais toujours entendu, dans une sorte de légende familiale, de rumeur, qu’il avait éliminé des gens. Une fois prise dans mes recherches, je ne voulais pas m’arrêter là. Et puis en explorant les archives de la préfecture de police au Pré-Saint-Gervais, j’ai découvert qu’il avait été condamné à trois ans de prison pour atteinte à la sûreté de l’État, pour terrorisme donc, et ce, en pleine guerre d’Algérie. Puis j’ai croisé ces sources avec des témoignages, d’autres archives familiales, en particulier une lettre où il explique clairement qu’il avait sacrifié sa jeunesse pour la cause algérienne, pourquoi il était dans la clandestinité. À cette époque, on le sait peu, mais à Paris s’est jouée une vraie bataille de leadership entre le FLN et le MNA de Messali Hadj. Les troupes de choc opèrent pour le FLN dans sa lutte contre son rival, le MNA, à travers des règlements de comptes. C’était une guerre de monopole dont le FLN est sorti vainqueur. Je ne sais pas si mon père a été convaincu par la méthode ou s’il était obligé car connu pour être un cogneur. On sait que le FLN ne laissait pas trop le choix dans ce cas-là.

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Les faits, ces découvertes qui sont pourtant le déclencheur de votre récit, arrivent à la toute fin. Seuls quelques indices sont distillés dans le récit de votre enfance. Pourquoi ?

L’objet du livre reste le regard de la fillette, de l’adolescente puis de la jeune femme sur ce père. L’idée était de semer des indices et de tenter de comprendre pourquoi ce père était ainsi au quotidien, en posant le décor. Pourquoi était-il violent, parfois irascible, à piquer des colères noires d’un coup… ? Puis j’ai voulu ensuite remonter le fil historique, plus factuel, et finir avec des révélations.

Cela mériterait presque une suite. Une enquête quasi policière sur cet autre aspect de la guerre d’Algérie à Paris ?

Oui, on m’a déjà dit qu’il faudrait une suite ! Les vérifications de ce genre de faits ne sont pas anodines, pas évidentes, vu le contexte franco-français encore verrouillé sur cette guerre. Mais le plus important pour moi aujourd’hui était de comprendre les mystères du passé de mon père. Aujourd’hui, je ne peux pas le nier, j’éprouve une forme de fierté au sens qu’il a mené un pays vers l’indépendance. Il a été du bon côté de l’Histoire. Cette enquête m’a beaucoup émue. J’ai un peu mieux compris pourquoi ce père a si souvent été en colère. Aujourd’hui, je suis sûre à 95 % qu’il était choquiste. Même si son rôle n’a pas été reconnu par l’Algérie libre et que sa veuve, qui vit en Algérie, a dû batailler pour obtenir une rente modeste.

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Vous dites que les traumatismes de guerre du père, vous avez dû les subir, vous et vos frères et sœurs ?

Mon père était orphelin de père. Il a subi directement la violence de l’oppression coloniale, de la guerre, puis celle de l’après-guerre. Puis il a été veuf deux fois, il s’est retrouvé jeune papa avec cinq enfants, dont un nourrisson. Mais surtout, nous n’en avons aucune conscience aujourd’hui, mais qu’est-ce que cela signifie d’être un colonisé ? Un indigène ? Quelle violence cela charrie ? Et ensuite d’être tiraillé entre l’Algérie, où il est né, et la France, où il a choisi de vivre ? On dit souvent qu’on se plaint, nous enfants d’immigrés, alors que l’on n’a pas connu la colonisation. C’est vrai et ce serait indécent de comparer. Mais mon père l’a vécue, et nous, ses enfants, avons été des éponges. Nous avons absorbé, subi une partie de son passé.

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Pourquoi est-ce si important d’écrire et de partager son histoire familiale, cet héritage plus ou moins difficile, pour une compréhension collective de certains faits historiques ?

Je pense que, jusqu’à une certaine période, comme beaucoup d’autres, je n’étais pas assez consciente de la dimension historique de mon histoire intime, et aujourd’hui il y a un manque. C’est ce qui éclate au visage. Les récits familiaux, l’histoire de ses parents replacée dans un contexte sociétal, historique, est fondamentale. Je pense que se réapproprier des souvenirs, des récits est une façon de s’arrimer dans son présent. Aujourd’hui, il y a bien sûr du racisme dans la société française, mais je ne suis pas sûre que ce soit pire qu’avant, c’est juste qu’aujourd’hui on le dit.

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Nous venons de célébrer les 60 ans du massacre du 17 octobre, nous fêterons aussi le 18 mars 2022 les 60 ans des accords d’Évian. Comment analysez-vous les difficultés de communication encore nombreuses entre les deux rives de la Méditerranée ?

Avec la guerre d’Algérie, on nous fait croire qu’il y avait deux camps des deux côtés de la Méditerranée. Mais ce qui me frappe toujours autant, c’est qu’on n’évoque jamais la colonisation. La conquête coloniale a été d’une grande brutalité. Au-delà de la colonisation envisagée comme « événement historique », il y a tout un système et une mécanique de l’oppression coloniale qui est un peu mise sous le tapis. Surtout auprès des jeunes générations. Raconter cette histoire revient-il à ouvrir une boîte de Pandore ? Je ne le crois pas. La vérité historique finit toujours par nous rattraper. On le voit aujourd’hui. Il faut rappeler que 8 millions de Français sont concernés par la décolonisation : Algériens, harkis, pieds-noirs, etc. Cela fait plus de 10 % de la population, c’est énorme. Comme cette histoire coloniale est mal enseignée, il y a un grand malentendu qui perdure.

* Un rêve, deux rives, de Nadia Henni-Moulaï, Éditions Slatkine et compagnie, 252 p., 18 €.


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