Algérie

Musique: classicisme et modernité



Vouloir circonscrire toute la culture d?un pays ou d?une région à l?une ou même à plusieurs facettes de sa composante essentielle revient forcément à offrir une image tronquée et, par voie de conséquence, réductrice des innombrables trésors qu?elle recèle au plus profond d?elle-même et qu?elle s?évertue malgré tout à en perpétuer jalousement la pratique par la magie d?une transmission orale à travers les générations.Dans ce contexte, l?éventail peut être aussi large que varié pour embrasser une multitude de formes, de secteurs, de contours eux-mêmes susceptibles d?être scindés à leur tour, subdivisés ou tout simplement enrichis au gré du génie créateur de ceux et de celles qui en sont les dépositaires en titre. Sans être exhaustif, on peut citer à ce titre les arts plastiques, le théâtre, les arts lyriques, la chorégraphie, la sculpture, les arts graphiques, la broderie, la photographie, l?art culinaire... etc. Il est bien évident que chaque rubrique est susceptible d?être à son tour décomposée en plusieurs segments spécifiques, chacun d?eux obéissant à des règles et des structures bien définies qui font la caractéristique de tous ces genres. C?est ainsi que dans le cadre de cette série de contributions consacrées à la chose culturelle, nous avons examiné et analysé les causes et les conséquences du développement et de l?épanouissement de la musique « Chaâbi » à Mostaganem, dignement bien représentée par Cheikh Maâzouz Bouadjadj, ainsi que le clone de celle-ci du point de vue poétique, sémantique et sémiologique tout au moins, avec le chant « Bédoui » personnifié par Cheikh Hamada. Nous avons disséqué également les conditions particulières qui ont présidé à la consécration d?un mariage d?amour effectif et librement consenti entre la Perle du Dahra et la musique « Andalouse » dans le pur style « Sanâa » d?Alger avec, au bout du compte, la création de pas moins de huit associations se réclamant toutes des objectifs et de l?idéal de la célèbre « Section de Musique Andalouse du Cercle du Croissant » des années 1967 chère à Hadj Benyahia Benyahia et au regretté Hadj Bouzidi Benslimane. Parmi elles, certaines sont toujours en activité, d?autres ont malheureusement cessé d?exister à l?instar des associations Wifak et Noudjoum par exemple. Aujourd?hui, sans quitter le monde merveilleux de la musique, nous nous proposons de pointer nos projecteurs sur un autre aspect de notre patrimoine culturel et de notre personnalité en allant butiner dans des jardins tout aussi verdoyants mais plus proches et plus familiers de nous et de nos vingt ans d?hier. Il s?agit, vous l?avez deviné peut-être, de la musique dite « Moderne » ou «?Asri » en ce sens qu?elle est de création plus récente que ses trois soeurs aînées et qu?elle fait généralement appel à des rythmes, des mesures, des cadences et des instruments étrangers : occidentaux, négro-africains, latino-américains... tels que le tango argentin par exemple, la rumba cubaine, la samba brésilienne, la valse européenne, le mambo sud-américain... Concernant Alger par exemple, la simple évocation du genre «?Asri» nous renvoie immédiatement à des immortels de la stature de Salim Helali, Mohamed El-Kamal, Djamal Badri, Kheloui Missoum, Abderrahmane Aziz et j?en passe. Pour ce qui est d?Oran, on ne saurait aborder le sujet sans penser à Ahmed Wahbi, Blaoui Houari, Benchaâ et bien d?autres... Mais à Mostaganem, comment serait-il possible de soulever cette question sans parler de celui qui, dès les années cinquante, n?hésitera pas à se donner corps et âme à ce genre musical encore relativement nouveau, aux apparences exotiques venues d?ailleurs, dans une ville citadine et très conservatrice de surcroît, entièrement acquise au « Tarab Melhoun » dans ses versions « Chaâbi », « Haouzi », « Aroubi », « Moghrabi », « Medh »... ainsi qu?à « l?Andalou » algérois dans ses noubas les plus raffinées ? Est-il concevable de faire l?impasse sur la vie artistique et l?oeuvre méritoire du Professeur Mohamed Tahar (1) en faveur de cet aspect très important de la musique algérienne avec, faut-il le souligner, la complicité active et oh combien bénéfique de son alter ego, le regretté Hadj Abdelkader Benaïssa (2). Il est à noter que les deux compères et non moins amis d?enfance s?étaient retrouvés en 1952, comme par hasard, au sein du comité directeur de « Saïdia » (3), l?une des plus anciennes associations de la ville de Sidi Saïd, le premier comme Chef d?orchestre, le second en tant que Directeur artistique aux côtés d?un autre monument de la culture algérienne, le regretté Kaki Ould-Abderrahmane (4) dans les fonctions de « responsable pour le théâtre ». Cependant, il faut croire que l?évolution au sein de « Saïdia » n?était pas de nature à répondre pleinement à leurs attentes et aux espoirs qu?ils fondaient sur une concrétisation rapide de leurs ambitions en la matière. Aussi décideront-ils de monter une nouvelle troupe musico-théâtrale baptisée « El-Masrah » où ils allaient pouvoir donner la pleine mesure de leur talent au grand bonheur de toute la jeunesse locale de l?époque. C?est en faisant sa connaissance au début des années cinquante que j?ai immédiatement décelé en Mohamed Tahar des qualités humaines incontestables : une modestie attachante adossée à un immense talent et une sensibilité à fleur de peau comme seuls les artistes authentiques en sont capables. Et il n?est pas exagéré du tout de souligner qu?à cette époque déjà, le violon et le luth n?avaient aucun secret pour lui. Au plectre sûr et autoritaire du « ?Ud » oriental répondaient une douceur et une caresse langoureuse d?un archet magistral prompt à susciter l?enthousiasme des oreilles les plus pointilleuses. Car la musique lui coulait littéralement dans les veines, mais comme tous les jeunes musiciens de son âge, il l?avait apprise sur le tas, c?est-à-dire par la voie routinière, sans étude du solfège ni méthode scientifique. Et cela ne convenait pas du tout à l?idée qu?il se faisait de l?art musical avec un grand « A ». Aussi, sans capacités ni moyens matériels mais armé sûrement d?une farouche volonté à toute épreuve, il résolut de prendre le taureau par les cornes en suivant notamment des cours particuliers de solfège et de violon auprès de deux éminents professeurs de musique : M. Guérin et surtout M. Masvigne dont je dois préciser que j?ai eu personnellement l?honneur de compter parmi ses disciples lorsque j?étais encore élève au Lycée René Basset (5) à la même époque. Ainsi, au contact de ces maîtres prestigieux, les progrès réalisés par le jeune Mohamed sont sidérants si bien que, nanti d?une solide formation de base, sa bonne éducation et une modestie à toute épreuve lui ouvrent tout naturellement les portes très hermétiques du grand « Orchestre Philharmonique » de Mostaganem dans lequel, faut-il le rappeler, l?élément « Indigène » faisait plutôt exception. En peu de temps, ses aptitudes naturelles et son acharnement au travail lui permettront même d?occuper le fauteuil très convoité de « Premier Violon ». Cependant, un tantinet idéaliste sur les bords mais assurément perfectionniste au-delà de toute mesure, voici que notre jeune prodige se met en tête de vouloir pousser ses connaissances toujours plus loin. Mais là encore que faire ? Très friand de symphonies (6) et avide de bel canto (7), il avait toujours caressé le rêve de visiter un jour les pays d?Europe de l?Est et de goûter aux fruits délicieux mais inaccessibles légués par des monstres sacrés de la trempe de Béla Bartok (8) par exemple. Le hasard et la chance feront le reste : un inoubliable stage de perfectionnement de six mois en... Hongrie précisément viendra à point nommé couronner une formation initiale de bonne facture et lui permettre d?appréhender une vision très différente du monde des arts en général et celui de la musique classique en particulier. Il est évident qu?à partir de ce moment rien ne sera plus comme avant pour le jeune Mohamed. Oh bien sûr, la musique moderne continuera toujours de hanter son esprit car, faut-il le rappeler, tout ce qui est beau l?intéresse. Ainsi, parallèlement au genre «?Asri » typiquement algérien, les musiques égyptiennes de Mohamed Abdelwahab et de Ryad Sambati notamment, et marocaine de Ahmed El-Baydaoui ou de Abdelhadi Belkhyat entre autres, lui collent à la peau. Il composera même des « tangos » et des « sambas », et les plus âgés se souviennent sûrement encore des inoubliables « mambos » portant sa griffe. Cependant, force est de constater qu?il voue un culte quasi mystique pour la musique classique, qu?elle soit universelle, orientale ou arabo-andalouse qu?il vénère par-dessus tout. D?ailleurs est-ce un hasard si ce parfait gentleman a tenu à participer avec son luth au 3ème Festival de la Musique Andalouse de 1972, dans les villes de Tlemcen et d?Alger au sein de la formation de la valeureuse « Section de Musique Andalouse du Cercle du Croissant » de Mostaganem placée sous la direction de l?auteur de ces lignes ? En outre, et toujours infatigable, ses nombreuses pérégrinations le conduiront à se produire tour à tour en Egypte et dans les plus grandes villes d?Algérie et de France en compagnie de grosses cylindrées, à l?image des maîtres Tayssir ?Akla, Rabah Driassa et le Cheikh Maâzouz Bouadjadj entre autres. Aujourd?hui, après avoir dirigé d?une main de maître l?association musicale « Nadi El-Founoun » aux côtés du sympathique Président Hadj Sid-Ahmed Baghdadli, le Professeur Mohamed Tahar se consacre entièrement à la formation des jeunes pousses au sein de la nouvelle association « Saïdia » qu?il préside, dénomination reprise d?ailleurs à dessein en vue de perpétuer le souvenir de sa prestigieuse aînée du même nom fondée en 1938 par une poignée de jeunes notables mostaganémois dont hélas plus personne n?est encore de ce monde. Enfin, il plaît à souligner que Si Mohamed Tahar ainsi que le regretté Hadj Abdelkader Benaïssa ont eu tout de même la satisfaction de voir leur mérite reconnu de leur vivant et leurs efforts récompensés comme il se doit, et cela, fort heureusement bien avant la disparition de ce dernier pour un monde meilleur. *Ancien Directeur des FinancesNotes :1) Mohamed Tahar : Né le 16-2-1929 dans la ville de Taza au Maroc.2) Hadj Abdelkader Benaissa : Ecrivain, chercheur, né le 12-4-1928, mort en 2004 à Mostaganem.3) Saïdia : Association culturelle fondée en 1938 à Mostaganem par MM. Mohamed Benkritly, Docteur Djilali Bentami, les frères Benaïssa et Abdelkader Bouadjadj, Laâredj Berriati, Abdelkader Belhamissi, Bounouar Bensmaine, Habib Benaceur, Menouer Belouzaa, Benaïssa Benyoub, Belkacem Bekhlouf, Bouzidi Benslimane, Bachir Benyekhou, Tahar Kaissarli et Belkacem Benderdouche. Tandis que l?appellation se réfère à Sidi Saïd, saint patron de la ville.4) Abdelkader Ould-Abderrahmane dit Kaki : Ancien Directeur du T.R.O., dramaturge et acteur né à Mostaganem le 18-2-1934, mort le 14-2-1995.5) Lycée René Basset : Porte actuellement le nom du Chahid Zerrouki Cheikh Ibn-dine.6) Symphonie : Composition musicale grandiose pour orchestre, structurée en quatre mouvements successifs rappelant étrangement la nouba andalouse laquelle en comporte six.7) Bel Canto : Style de chant s?appuyant sur la virtuosité vocale et conforme aux traditions de l?opéra italien des 17ème et 18ème siècles.8) Béla BARTOK : Célèbre compositeur hongrois né en 1881 en Hongrie, mort en 1945 à New York (USA). Grand auteur de musique de chambre et de piano inspirée du folklore magyar, il est considéré comme l?un des rénovateurs de « l?école » hongroise.




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