Commentaire Faut-il rendre justice à Moze ? Que lui a-t-on pris ? Sa vie, sa liberté, ses biens, son honneur ? Peut-on les lui rendre ? Que lui a-t-on fait ? On l'a désarmé, abandonné ? On lui a menti ? On l'a utilisé, exploité, méprisé ? On ne peut rien lui rendre. Et que peut-t-on me rendre ? Il va falloir trouver. Me donner ce qu'on ne peut me rendre ! Moze était mon père, un père que je n'ai pas eu. Un père qui ne l'était pas. Maintenant qu'il est mort, serait-il devenu un martyr ? Moze avait honte de ce pays où il vivait. Il avait honte pour ce pays. Encore plus que pour lui.
En Algérie, Moze a échappé au massacre des harkis. En 1962, il est arrêté et emprisonné. En 1967, il s'évade et arrive en France avec sa famille. Le matin du 11 novembre 1991, après avoir salué le monument aux morts, Moze se suicide en se noyant dans l'étang communal.
Plus de dix ans après sa mort, sa fille tente de rendre compte de ce geste, celui d'un homme qui n'a été ni soldat, ni exilé, ni apatride, ni paria, mais banni. Un homme sans peuple et sans pays. Sans légitimité aucune.
Si la littérature ne fera pas le compte de la guerre d'Algérie, ce livre dit pourtant la fabrique de cet homme-là : le colonialisme et ses excès, l'ignorence et le mépris, l'absurdité tragique d'une situation et en toute fin, la bêtise des hommes.
Par delà le témoignage, par delà l'évocation d'une famille marquée par une existence solitaire, l'écriture de Zahia Rahmani, magistralement tendue, concise et pudique, convoque une déchirure, un doute, une plainte, d'une vérité bouleversante. Moze nous parle de tous les laissés-pour-compte de l'histoire et de la douloureuse difficulté d'en assumer la filiation. De l'impossibilité d'échapper à ses pères.
Extrait à la mémoire de mon frère Mokrane
L'unique bien qui soit resté à l'homme : libérer la honte.
ELIAS CANETTI
Je me souviens.
Écris que tu te souviens.
Que tu t'en souviens.
Je me souviens de mon lit en fer,
de tous ces lits de fer,
du hangar gris,
de la petite musique militaire.
Tu es mort un lundi. Le jeudi, ils ont apporté ton cercueil à la maison. Il était fermé.
Parce que ton corps avait été ouvert et découpé, on ne voyait que ton visage derrière un hublot.
Ton visage était derrière le hublot, flottant dans de la soie blanche et quelques algues.
Je suis montée dans mon abri. Ma pièce à musique. Je voulais être seule.
Je me suis mise dans l'angle, derrière la porte fermée, et j'ai pleuré. J'étais seule, j'ai pleuré sans honte. J'ai pleuré longtemps.
J'ai pleuré ta mort. Ton malheur.
J'ai pleuré bruyamment. Je t'ai pleuré en tremblant.
Et puis ma voix est partie ailleurs. Ma bouche s'est collée à la vitre.
J'étais soudainement devenue une mouche collée à la vitre de la lucarne. J'étais un insecte. Une petite chose.
Mes pattes s'accrochaient vainement, je n'entendais plus rien, tout était sourd, le monde s'était réduit.
Je glissais inexorablement vers le bas. J'ai poussé un cri.
Ma vie s'arrachait à toi.
Ma mort était imminente.
La tienne était trop grande.
J'ai fait ce jour-là une chute vertigineuse.
Prologue11 novembre
C'est arrivé le 11 novembre. Mais c'est venu bien avant. Vivant, il était mort.
Une nuit, après avoir crié si fort et si longtemps, il s'est soudainement tu pour toujours. La mort le rappelait. Il y est allé. Il y est entré, secoué de larmes. Des larmes qui ne l'ont plus quitté.
Seule cette langue lui est restée. Moi je l'ai écoutée durer.
Moze est mort avant sa mort.
Ses pleurs, c'était sa mort qui gémissait. Debout, la nuit, dehors, dedans, seul ou avec nous, une affection de larmes. Une mort qui dure.
Il n'était que ce débordement sans voix. Un râle, à la manière sourde d'une bouche ouverte.
Moze est un supplétif de l'armée française. Il a rejoint ses compagnons d'armes le 11 novembre 1991. à 8 h 30, on l'a vu qui saluait le monument aux victimes de la Grande Guerre. à 9 h 15, deux chasseurs le trouvaient noyé flottant dans l'étang communal. Ses lunettes et son chapeau étaient près de lui.
Moze n'a pas parlé. Il a cessé. Il ne parlera plus. De ce qui l'a tué, de ce qu'il a compris, il n'a rien dit. Ce que sa langue ne suffisait pas à dire, c'est le système qui permit à l'État français de fabriquer une armée de soldatmorts sans se soucier qu'ils étaient des hommes.
Il y a eu des milliers de corps perdus. Et aussi 100 000 voire 150 000 corps tués. Morts obligés, morts méprisés, morts dans le silence, morts dans la honte.
Ces soldatmorts n'étaient pas des hommes. Ils furent abandonnés pour être tués. Tués durant des semaines. Tués par les leurs. Les frères héros devenus. Tués devant leurs mères, devant leurs sœurs, tués devant leurs femmes, devant leurs enfants, leurs enfants vivants encore. Tués par les leurs. Les frères héros.
Là-bas homme vivant.
Enfant qui a vu son père tué.
Tué par ce frère héros devenu.
Fille, f1ls, de père-soldatmort-faux-français-traître, même douleur.
Ton père, l'ignoré-français-indigène-arabe, il fallait le tuer. L'abandonner pour être tué.
Toi, chair de rien, soldatmort, il fallait te tuer.
Te montrer mort. T'exhiber.
Ne pas te laisser partir.
Toi, chair de rien, chair de vengeance.
Il fallait te tuer.
à la guerrrrrrrrrrrrre soldatmort.
Leurre de l'ennemi déjà en fuite.
Que le combat guerrier ait lieu.
Que la haine finale advienne !
Moze n'a pas été tué.
Il fut arrêté, torturé, interné, vendu, déplacé, recelé, acheté, déplacé. Il ne fut pas tué.
Durant cinq années, il fut interné, transféré, frappé, négocié, racheté, emprisonné, torturé, recelé, déplacé, frappé, vendu, racheté.
C'est à cette épreuve qu'il doit sa survie. N'étant rien, rien il n'est devenu. On l'a laissé sortir un jour, un jour pour voir. Ce jour-là il s'est enfui.
Cet homme concerne l'histoire. Il n'en est pourtant pas. Il n'aurait pas dû être. On le nomme vite, très vite, harki.
Harki est le mot pacte qui le désigne. Le mot que ses enfants doivent dire, pour dire qu'ils sont ici par ce père qui l'est; parce qu'ils sont enfants de... Je me dis, je me désigne, enfant de ça! Le dire ce mot qui me justifie. Ce qui me justifie est...
Harki est sa peine, celle qui l'assigne ici, qui lui interdit l'ailleurs, ailleurs n'existant pas pour lui qui n'est là que par le pacte traître qui l'unit à ce pays-prison-de-son-père et à aucun autre. Aucun autre où il peut énùgrer sans nier qu'il s'exile de la honte de ce qu'ici il est dans la prison de son père, prisonnier de lui qui attend que justice arrive, ne pouvant s'exiler, prisonnier de France, fils-aux-pieds-de-son-père-absent-déjà-mort, prisonnier de ce pèremort, roulé vivant dans son caveau, vivant tendu, le mal d'être là encore, dans l'attente d'entendre autrement la sentence qui lui dira, Nous l'avons trompé. Meurs, toi, maintenant pour lui dans la dignité.
J'ai dit que Moze ne parlait pas. Sans langue, il était aussi sans territoire. Ni nomade ni apatride, ni errant ni exilé, il serait ce qu'une autre langue, celle de l'injure faite à l'homme, désigne comme un banni, un être indigne. C'était une espèce d'homme.
Ce regard insoutenable, cette figure extrême de la culpabilité, je veux m'en défaire. Je ne veux pourtant pas l'innocenter. Qu'en est-il de cette faute ? Celle que je porte, qui n'est pas mienne et que je ne peux pardonner ? Comment sortir seule d'une culpabilité endossée ? Cette vie donnée au berceau.
La faute de Moze, je veux dire qu'elle est ma chair et mon habit. J'ai vécu le monde d'ici en cette houle et cette enveloppe. Seule elle m'a amenée là. Et ce pays qui ne me voulait pas m'a prise contraint. Taire qu'il ne me voulait pas. Son obligation envers moi, il s'y est résolu honteusement, comme était honteuse, aussi, l'identité impossible de Moze. Je ne suis pas coupable d'être arrivée à l'endroit d'où je vous parle. Je ne pouvais échapper à sa vie. Elle m'a contenue jusqu'à sa fin.
Par l'écriture je sais que je l'expose et le réduis. Par l'écriture je me défais de lui et vous le remets. Mais je rappelle, étant sa fille, que je suis aussi ce qui est venu par lui et qui le continue. Un legs. Une exécution testamentaire ouverte par son salut aux morts.
Je suis parole de mort faisant serment non pas de mort,
mais faisant serment avec la mort comme parole. Moze m'a offert la sienne.
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Posté Le : 16/02/2007
Posté par : nassima-v
Source : www.dzlit.free.fr