Les moussems (appelé waadas en Algérie), fête en l’honneur de saints locaux, étaientet sont encore, comme le remarque F. Reysoo, des phénomènes sociaux totaux, et pas exclusivement religieux *1. C’est notamment le cas de la wada de Sîd Ahmad Majdûb, qui a lieu chaque année en octobre dans le Haut Sud-Ouest algérien, plus exactement dans la commune d’Asla (à 70 Km d'Ain Séfra). Il s’agit d’une fête d’ampleur nationale organisée en l’honneur d’un saint ayant vécu au 16èmesiècle, Sîd Ahmad Majdûb, mais aussi d’une foire économique, d’un évènement sociopolitique (pour la tribu se revendiquant issue de ce saint) et d’un moment dedivertissement. L’importance des moments de loisirs a déjà été mise en exergue dans lestravaux portant sur les cultes des saints. Il apparaît en effet que les pèlerinages à ces moussems ont toujours été des déplacements en partie ludiques*2 (E. Dermenghem, 1954 : 330). Le terme waada peut être traduit par « promesse ». Mûîda, mot ayant la même racine(waad) signifie « moment fixé », « rendez-vous », « date », mais aussi « rendez-vous périodique ».
La waada est donc une promesse, un rendez-vous périodique qui engage les populations locales et plus exactement les populations qui se sentent affiliées ou proches de Sid Ahmad Majdûb, puisque la promesse est faite en son nom. Elle se déroule ainsi chaque année, à la même période, durant le mois d’octobre (calendrier agraire)*3. Cette fête constitue le moment privilégié pendant lequel l’ensemble des membres de la tribu se retrouve (les nomades commeles sédentaires). A propos de la waada de Sid Ahmad Majdûb, dans un document daté, probablement du début du XXèmesiècle, un auteur anonyme rapporte : « Une fête avait lieu tous les ans ; le 1er vendredi du mois d'octobre du calendrier agricole arabe : c'était la ouaâda de la tribu des oulad Sidi Ahmed El Mejdoub. Toute la tribu se rassemblait ce jour là et c'est ainsi qu'on voyait 3 à 400 tentes des mejdoubia et quelques tentes des Beni Ogba de Mecheria, rassemblées sur une surface de 5 hectares et divisées en fractions. Le matin, une fantasia groupait tous les cavaliers et étrangers à la tribu. A midi les Mejdoubi offraient le couscous, les Beni Ogba et les Aslaoui participèrent à cette offrande. L'après midi ils faisaient encore un peu de fantasia et vers 17:00 heures ils commençaient le Maârouf. Avant le Maârouf, un sermon est fait par le doyen d'âge ou untaleb mejdoubi ; ensuite tout le monde joint les deux mains et commence le Maârouf fait par le même taleb. Il demande à Dieu qu'il y ait de bonnes années, de l'entente entre les gens, que les méchants soient punis… La foule faisant cercle autour de ce taleb, lui répond par Amin ! La ziara est ensuite ramassée par celui qui s'occupe de la zaouia et ainsi prend fin la Ouaâda. Cette Ouaâda a été instituée par les Mejdoubi en l'honneur de leur ancêtre, pour traiter les questions qui les opposent » (Anonymes : 23-24)*4.
Loin d’être une tradition inventée, la waada de Sid Ahmad Majdûb est donc un rituel, attesté depuis au moins un siècle. Elle s’est toutefois modifiée depuis. Elle ne s’effectue plus sur une seule journée mais sur quatre jours (du mardi au vendredi). La fête se déroule actuellement sur un large terrain en bordure d’Asla, à l’est de la commune. La zawiya et la qûbba se situent à l’ouest. La structuration spatiale de cette fête s’effectue de la manière suivanteles Awlâd Sid Ahmad Majdûb dressent leurs tentes autour de l’espace réservé à la fantasia. Ils se répartissent par fractions. Un espace est réservé au souk(sûq). Celui-ci est composé de commerçants ambulants venant de toute la région. Les femmes assistent à la fête à partir d’une butte située au Nord, derrière la tribune officielle. L’espace public réservé à la fantasia, au sûq, aux conteurs et danseurs leur est interdit. Chaque fraction délègue quatre membres pour assurer le contrôle des espaces publics et les règles de bienséance, en interdisant notamment l’accès des femmes à ces espaces ou la venue des étrangers dans les douars (regroupements de tentes) des fractions perçus comme des espaces privés, intimes, espaces des cayla (familles élargies). Danses, chants et fantasia : les moments proprement festifs Les moments les plus visibles et les plus accessibles de la fête sont ceux qui ont lieu dans l’espace public, central. Les personnes qui viennent assister à la fête sont avant tout confrontées visuellement, mais aussi de manière sonore, à la fantasia, aux danses, chants et combats de cannes. Ce sont les moments qui se donnent le plus immédiatement à voir et à entendre. C’est donc par le biais de ces moments que les personnes s’insèrent dans cet espace-temps particulier qui est celui de la fête. C’est avant tout l’identité bédouine qui est mise en exergue dans ces divertissements. Les danses et les chants sont le fait de troupes spécialisées n’appartenant en tout cas pas explicitement à un ordre mystique ou religieux particulier. Les danses renvoient pour l’essentiel à des styles bédouins, tel le Alaoui, style très apprécié dans l’Ouest algérien. La raïta (flûte trompette nasillarde), le bândir (tambour), et la gasbah (flûte en roseau) sont utilisés pour accompagner les danses ou les chants (plutôt les contes chantés), faisant l’éloge des guerriers et des saints de la région ou mettant en valeur les beautés du paysage. Les danses impliquent des rapports tactiles entre les hommes. Ces derniers dansent souvent ensemble dans des tuniques (gandoura) portées pour l’occasion. Les chants, poèmes bédouins chantés, font état de sentiments nostalgiques, notamment de la vie nomade. Par le biais de ces moments qui renvoient à l’intime, les personnes qui assistent à la fête se retrouvent d’emblée dans une situation de partage. La valorisation de la force physique (valeur importante du monde tribal) fait par ailleurs l’objet d’un rituel lors des fantasias (c’est notamment le cas lors des combats de cannes). Les cavaliers bédouins (fursân), organisés en fractions, s’y affrontent dans un jeu de charges héroïques. Cependant, aussi impressionnantes qu’elles puissent paraître (et il s’agit du divertissement le plus apprécié), les fantasias s’inscrivent tout de même dans le cadre d’un rapport hiérarchisé où la force mystique apparaît comme supérieure, et il n’est pas anodin de voir que les fantasias se font souvent sous l’égide, sous le patronage du saint local qui constitue à cet égard le maître suprême (wali). On fait d’ailleurs la fantasia en l’honneur du maître (wali), du saint (sidi) et pour le saint. De fait, bien qu’il s’agisse d’un jeu profane, la fantasia renvoie obligatoirement à l’aspect sacré de la fête et à la hiérarchie des catégories, notamment la hiérarchie entre lignages mrabtin et lignages séculiers. Plus exactement, le caractère sacré de la fête nécessite que soient mises en exergue dans un rapport de hiérarchisation et de distinction les catégories relevant du profane. La ziara Si beaucoup de personnes viennent à la fête pour son aspect festif, il n’en demeure pas moins qu’une fois sur place, la ziara fait partie intégrante du circuit et que les gens sont vivement incités à se rendre au tombeau du saint pour bénéficier de sa baraka. Si la ziara n’est pas obligatoire, elle est tout de même conseillée et il existe une sorte de contrôle et d’entraînement collectif qui pousse les indécis à s’y rendre. La visite du tombeau du saint (qûbba) s’effectue le matin pour les femmes et l’après-midi pour les hommes. Le bûâb (portier) est chargé de l’accueil des pèlerins et s’occupe des cérémoniels à l’intérieur du tombeau et de la récolte des dons. Il donne aux visiteurs, en échange de la sadaqa, un morceau de tissu rouge – est-ce que le tissu rouge fait référence à la notion de wali ûn,sh (chaud) ? – censé matérialiser la baraka du saint. Cette sadaqa, ce don – argent contre baraka (matérialisé par le tissu rouge) – oblige néanmoins les pèlerins. Donner et recevoir ne sont pas des obligations mais on se sent socialement pressé de le faire. Il s’agit là de la norme. Ce don/contre-don instaure de la sorte une relation entre les pèlerins et le saint, mais aussi entre les personnes qui participent à la fête et la zawiya mad Majdûb et plus,de Sid Ah généralement les Awlâd Sid Ahmad Majdûb.,
Bien souvent, les personnes, surtout les femmes, profitent de ce pèlerinage pour aller à Hamam Ouarka, une source d’eau chaude située à 50 km d’Asla( 60 Km D'Ain Séfra). On raconte qu’elle fut le lieu de retraite, de Sid Ahmad Majdûb, et qu’elle serait imprégnée de la méditation, de baraka de ce saint. Il y a donc des lieux (qûbba, source) et des symboles (tissu rouge) imprégnés d’un caractère sacré et qui s’inscrivent dans le parcours des pèlerins. La part des objets dans la « mise en scène » de la fête et dans l’affirmation de l’identité bédouine Une fantasia sans charge de cavalerie n’est pas une fantasia ; les cavaliers sans leurs fusils traditionnels (tubji, zwija, garda) ne sont pas de vrais fursân, de vrais cavaliers bédouins. Pour qu’une fantasia soit de qualité, il faut plusieurs éléments : les groupes de cavaliers doivent être nombreux afin de rendre la compétition de charge de cavalerie plusattrayante et ils doivent être des plus resplendissants. Les chevaux, la tenue des cavaliers, le chèche, les fusils, etc. sont autant d’attributs qui distinguent les fursân. Le public y est d’ailleurs très attentif. Sans aucun doute, la fantasia est-elle l’événement le plus apprécié des moussems et le maniement des fusils des cavaliers, chose assez rare*5 , séduit vivement les personnes qui assistent aux fantasias. Lors des compétitions de cavalerie, l’esthétique des fursân est aussi importante que leurs prouesses de cavaliers. La lahbaya (tunique) et le fusil participent pleinement de l’esthétique du fursân. La compétition des cavaliers n’est donc pas seulement une compétition « guerrière » mais elle est aussi une compétition esthétique. La fantasia ritualise les logiques compétitives tribales, les cavaliers étant organisés en fractions. Dans ce rituel, les objets qui contribuent à l’esthétique des cavaliers, en particulier les fusils et parfois les lahbayat, jouent un rôle de distinction indéniable. Le fusil, compte tenu de sa rareté et du fait qu’il définit un groupe particulier et prestigieux (les cavaliers), est bien évidemment un bien de prestige qui distingue les fractions tribales disposant historiquement d’une force importante des autres. La lahbaya, si elle est de qualité (fabriquée notammentavec du tissu « Tissor »), peut apparaître comme un objet de grande valeur, notamment économique. De fait, la fantasia est aussi une compétition d’objets, et certains d’entre eux apparaissent pleinement comme des biens de prestiges visant à rehausser le statut de telle ou telle fraction tribale, ou encore de telle tribu. A titre d’exemple, la tribu des Awlâd Nhar évoluant au Sud de Tlemcen a construit sa réputation actuelle en partie grâce à l’aura de ses cavaliers, lesquels participent souvent aux fantasias du Haut Sud Ouest, et notamment à celle d’Asla. Si la lahbaya peut apparaître parfois comme un objet de grande valeur, elle est surtout considérée comme un habit « traditionnel » ayant valeur identitaire. Il s’agit d’un vêtement courant, utilisé bien volontiers pour les fêtes. Signe du terroir, la lahbaya, et en particulier la lahbaya qûrtas (ample tunique à manche courte), apparaît comme le vêtement symbole de l’identité bédouine et son port fréquent lors de la fête contribue au processus d’affirmation de l’identité locale, notamment durant les démonstrations de danse. Il en est de même des khaimat (tentes, sg. khaima) que l’on dispose tout autour de l’espace public réservé à la fantasia, au sûq, aux démonstrations de danses… Les semi-nomades de la tribu des Awlâd Sîd Ahmâd Mâjdûb qui assistent à la wada, mais aussi ceux de la fraction des Bâni Ûqba, apportent leurs tentes. Celles-ci sont réparties selon la structure tribale, chaque fraction disposant de son emplacement. Les tentes de chaque fraction forment un campement autonome mais lié à ceux des autres fractions. Le fait de dresser les khaimat paraît symptomatique de l’envie de conserver certaines traditions proprement bédouines. Si les raisons pragmatiques l’emportaient sur les raisons symboliques, les nomades assisteraient à la fête en logeant chez leurs parents d’Asla. Ils ne dresseraient pas – les sédentaires encore moins – de tentes autour de l’espace dévolu à la wada. Les tentes participent de la mise en scène. En effet, bien que, d’un point de vue purement pratique, elles ne soient nullement nécessaires, elles sont très présentes et appartiennent pleinement au décor de la fête*6 .Elles sont donc en réalité plus que nécessaires, indispensables à cette mise en scène.
Conclusion
Le propos rapide de cette communication était de rendre compte des rapports actuels entre pratiques de divertissements et pratiques religieuses lors de cette fête. Plus précisément, j’ai essayé de montrer comment les pratiques profanes, de loisirs notamment, et les pratiques religieuses interagissent et se nourrissent les unes les autres pour produire et perpétuer à la fois des valeurs et des symboles collectifs. Les personnes qui assistent à la fête se trouvent amener à partager un ensemble de pratiques et valeurs dans lesquelles la dimension religieuse, certes réévaluée, est toujours présente. La mise en scène des objets et des biens de prestige permet de rendre plus visible à la fois l’identité bédouine et les distinctions statutaires au sein de ce monde bédouin. Dans le contexte actuel, où le changement social est dés plus rapides, les moussems et l’intensification de ces moments festifs en Algérie permettent de réaffirmer les valeurs identitaires locales *7. Les objets et leur mise en scène contribuent indéniablement à ces réaffirmations et redéfinitions identitaires et statutaires.
Mots clés :Moussem, fête, loisirs, religieux, valeurs, symboles, objet.
*1 F. Reysoo, 1991, Pèlerinages au Maroc : fête, politique et échange dans l’islam populaire, Editions de l’Institut d’ethnologie, Neuchâtel,Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, p. 201.
*2 E. Dermenghem, 1954, Le culte des saints dans l’islam maghrébin, Gallimard, Paris.
*3 Le choix de la date correspond historiquement à la période de transition succédant au retour des tentes du Tell et précédent leur départ vers le Sahara.
*4 Anonymes et Schmidt, Histoire du cercle d’Ain Sefra, sans doute daté d’avant 1914, sauf l’étude sur les confréries datée de 1949 et signée chmidt. Document remis par le Père Communardi.
*5 Etant donné qu’ils ne sont utilisés que lors d’occasions festives spécifiques (moussems, célébrations officielles, etc…).
*6 En effet, nombreux sont les Awlâd Sîd Ahmâd Mâjdûb sédentaires qui plantent leur tente lors de la fête de Sîd Ahmâd Mâjdûb.
*7 Les moussems se multiplient en Algérie. Par ailleurs, les moussems importants, tel celui d’Asla, prennent de plus en plus d’ampleur
vous remercie pour cet article.Neanmoins,je souhaiterai que vous affinerais ces informations les personnes agées de la région,oralité oblige.Bonne continuité.
medjedoub smain - ingenieur - alger, Algérie
15/10/2014 - 214984
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Posté Le : 02/02/2013
Posté par : hichem
Ecrit par : Yazid Ben Hounet, Doctorant en anthropologie sociale, EHESS. Allocataire de recherche à l’Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain, Tunis