« Sit tibi terra levis. » (Que la terre te soit légère) Je devais avoir cinq ou six ans. Ma mère me fit découvrir, sur la route carrossable entre Taguemount Azouz et Tizi Hibel, au petit cimetière en face de la maison des Sœurs blanches, la tombe de « Mouloud l’écrivain », Mouloud n’Ath Chavane. Déjà à l’époque, cette tombe me troublait. Elle produisait en moi émoi et impressionnabilité.
L’écrivain, son œuvre et sa tombe avaient, dès ma tendre et innocente enfance, symbolisé ce que ma région et ma tribu pouvaient avoir de plus sacré. Ma mère, qui n’avait jamais fréquenté les bancs de l’école et qui ne pouvait déchiffrer ces signes et ces symboles fixés sur les livres, avait, au plus profond de son être, la perception du caractère sacré de l’écrit. C’est en grande part grâce à elle que j’ai pu, à mon tour, développer en moi ce rapport affectif à l’écrivain, à son œuvre en particulier et à l’écrit d’une façon générale. En effet, cette tombe excentrique, ouverte au monde et à la société, incarne un grand effet de mémorisation. Cette tombe parle. Communique. S’exprime. Dit. Elle dit la mort, la nomme et la qualifie. Devant cette tombe, la mémoire n’est pas ensevelie. Elle n’est pas dissoute. Elle est là. Elle vous provoque. Elle vous diminue. Elle vous rend petit. Elle vous nargue. Elle nargue toutes les formes d’ensevelissement, de dissimulation, d’exclusion et d’effacement. Elle affronte le désintéressement. L’indifférence. L’oubli. L’oubli n’est rien devant elle. Devant elle, l’oubli se fait nain pour s’effacer. Cela à cause de cela : le livre ouvert posé par le Front de Libération nationale en signe de commémoration. Un très beau motif qu’aurait – peut-être – souhaité Feraoun pour sa dernière demeure, lui qui a consacré toute sa vie à ses élèves, à l’enseignement, à la lecture et à l’écriture. Lui qui vécut dans un premier temps dans la nature pour finir par la suite dans les livres. Ce livre en marbre, dont la consultation se fait comme une tablette d’argile mésopotamienne ou babylonienne, assure une meilleure fixation de la sépulture. Garantit sa conservation. Prolonge sa durée de vie. Au centre de la page de gauche est apposée la photographie du défunt entourée par un trait or doré. Cette photographie joue un seul rôle. Celui d’éterniser l’image du défunt. Sur la page de droite est gravée une phrase d’une grande qualité informative, extraite de son livre Les Chemins qui montent, elle dit : « N’est-ce pas qu’il était généreux lui qui souffrait de la misère des autres, lui qui était prêt à mourir pour les autres et qui est mort si stupidement ? » Par le pouvoir de celle-ci, Mouloud Feraoun se met en mots. Il se présente, se décrit à ceux qui ne le connurent pas. Aux étrangers. Aux générations futures. Il leur raconte son itinéraire. Et leur dit sa mort. Il la qualifie. Une mort stupide, sans plus. Considéré comme un motif funéraire nouveau dans notre tradition, voire dans notre culture, d’emblée le livre induit sur le plan de la symbolique deux gestes essentiels : la lecture et l’écriture. La lecture procure la réflexion, la méditation, l’apprentissage, la découverte..., qui ne peuvent s’accomplir, à mon sens, sans métissage, « mouvement », silence et isolement. Dans ce sillage d’idées, Confucius écrivit, dans ses Entretiens, que « lire sans réfléchir est une occupation vaine ; réfléchir sans livre ni maître est dangereux ». Pour sa part, Montesquieu livra, dans ses Pensées, ce qui suit : « L’étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture ne m’ait ôté ». Le geste graphique, en revanche, travaille la postérité et l’immortalité. Ce motif funéraire inaccoutumé contribue, il faut le dire, à rendre compte superbement de la permanence corporelle du défunt. Un corps qui se perd en terre et s’altère. Le livre, qui sert d’ornement à cet espace funéraire et le texte, qui y est gravé, viennent pour s’ajouter à une épitaphe qui dit cela :
« Ici repose Mouloud Feraoun Né le 8 mars 1913 Décédé le 15 mars 1962 »
Simple et concise, cette épitaphe nous donne très peu d’informations. Elle nous renseigne sur l’identité de celui qui s’y repose, sa date de naissance et sa date de décès.
Des fleurs chaque année
Déjà à l’époque, cette tombe neuve arrachée à la tradition s’ambitionnait d’effacer la mort. A côté, les tombes étaient nues. Certaines étaient cimentées d’une façon grossière sans aucun esthétique. D’autres n’étaient que de faibles tertres démunis de toute forme de résistance. Bornés par deux grosses pierres bien enfoncées au sol pour les protéger des profanations, ils finissaient par se niveler au cours des ans. Tout laissait à penser qu’avant la mort de Feraoun, il y eut des morts. Après lui, il n’y en a eu aucun. Plus bas, à une dizaine de mètres environ, dix-huit martyrs de la guerre de Libération nationale se partagent une fosse commune. Ils disparaissent ainsi dans le monde sémiotique d’une inhumation anonyme. Une inhumation qui avait obéit à la logique de l’urgence. La logique de la hâte. Sans rites. Sans rien. Chez nous, c’est la plus grosse gifle, c’est la plus grosse insulte que peut recevoir un mort. C’est sa négation. Souvent, il est des cas où mourir dans l’anonymat, c’est beau, c’est bon et c’est bien. Aucune place pour les opportunistes, les cyniques, les impudents, les corrompus et les conformistes. Pas de récupération symbolique ou partisane. Pour les miens, mourir dans l’anonymat, c’est une offense au serment même de la naissance. Une offense difficile, voire impossible à réparer. Car, chez les miens, naître, c’est s’acharner pour vivre. Vivre, c’est marquer son existence, son temps. Exister, c’est ne pas passer inaperçu. C’est ne pas sombrer dans l’oubli. Dans l’indifférence. Cela pourrait amplement justifier cela : dernièrement, une stèle commémorative a été élevée à ces valeureux messieurs. Messieurs qui avaient tout bravé. On peut y lire : « Stèle des 18 martyrs de Taâchat. En ce lieu sont inhumés 18 martyrs de la révolution tombés le 5 février 1958 de l’attaque avec l’ennemi aux lieux-dits Tite Ali et Thazeka Bouda (Taourirt Moussa). Gloire à nos martyrs ». A côté, un petit cimetière chrétien faisait jardin. A longueur d’année, il était en fleurs. Chaque saison avait ses couleurs et ses odeurs. On y trouvait des roses, du géranium, du muguet, des coquelicots, des marguerites, de l’iris, de l’arum blanc, du pied-de-veau. Du lierre grimpait frénétiquement en se fixant à certains endroits du grillage et des fils barbelés qui servaient de clôture. La façade, par contre, était nue, simple et sans attrait. Il s’agissait d’un muret, dont la hauteur avoisinerait le mètre, prolongé de barreaux en fer forgé qui laissaient passer sans aucune difficulté les regards. Au centre, une porte métallique épousait le décor. Nos ancêtres firent tout pour circonvenir la mort. Ils parvinrent, tant bien que mal, à l’extraire de son socle absurde, primitif et brutal. Pour ce faire, ils inventèrent des gestes, instaurèrent des pratiques funéraires, instituèrent des rites pour lui donner sens et pour l’accepter sans conteste. En somme, nos ancêtres firent tout pour tenter d’apprivoiser la mort (Voyelle, M. 1983). Ces gestes et ces rites sont transmis de génération en génération sans qu’ils ne subissent un quelconque changement. Ainsi, cette mort qui mène vers la vie éternelle est rendue supportable. Elle est rendue acceptable. Elle n’est plus néantisation. Elle n’est plus arrachement définitif. Elle est prolongement de la vie. Cheikh Mokrane Agawa et Ahmed Meziane, les consolateurs, les mystiques, en savent quelque chose. On conçoit la mort. On l’admet. Mais celle de Feraoun est inconcevable. Elle est inadmissible. La mort de Feraoun est démunie de sens. Elle est aveugle, cruelle. Elle est non-sens. Les miens n’ont pas encore fait le deuil de sa mort. Le deuil chez nous a ses limites. Il n’est aucunement pathologique. D’aucuns n’ont essayé de se substituer à lui. D’aucuns n’ont tenté de le mimer dans ses gestes, dans sa démarche ou dans sa façon de parler. Mais tous se nourrissent de son dire et de son faire. Car lui même s’était nourri d’eux. La mort de Feraoun est insupportable. Je suis horrifié par l’idée que le cadavre de cet homme soit pétrifié, décomposé. Je suis horrifié par l’idée que ne reste de cet homme qu’un squelette. Que des vestiges. Que des restes. A ce propos, Feraoun avait un tout autre sentiment. Dans Les Chemins qui montent, sous la plume d’Amer n’Amer, il écrivit : « L’autre jour, on avait ouvert la tombe de mon grand-père Kaci pour y mettre ma mère. (...) Le squelette était là comme un vieux jouet désarticulé ou quelque carcasse de bête abandonnée par les chacals au creux d’un ravin. Le crâne gisait sur l’occiput avec ses orbites béantes, la mâchoire inférieure s’était détachée et chevauchait les vertèbres du cou, la cage thoracique s’était effondrée et des restes de côtes avaient glissé le long de la colonne vertébrale le bassin, les fémurs et les tibias étaient intacts. Nous avons ramassé les os minutieusement pour vider tout à fait la fosse (...). J’ai pris entre mes mains le crâne de grand-père : il est gros et dur. Je n’ai pas osé le porter à mes lèvres mais j’étais ému et je l’ai caressé avec amour. Si je pouvais le prendre, l’emporter avec moi, l’avoir chez moi constamment sous les yeux comme ces bustes d’ancêtres ou de grands hommes que l’on fait mine de vénérer ! Non, cela ne se fait pas. Il a fallu simplement lui préparer un sac de la même toile que le linceul de la morte. Dans cette sorte de sac, nous avons l’habitude de mettre pêle-mêle les os de l’ancien mort que nous replaçons dans la tombe, tout prêt du nouvel occupant. Ainsi le veut la coutume. Je ne saurais avoir cet état d’âme ou ce sentiment à l’endroit de Feraoun. Ce sentiment ou cet état d’âme ne me conviennent guère. Cette idée-là, je la refuse. Je la nie. Feraoun, cet homme singulier qui se conjugue au pluriel, est en nous. Entre nous. Parmi nous. A défaut de son corps, nous avons ses idées. Et ses idées, sa philosophie font corps. Un corps qui résiste au temps et à ses aléas. Un corps qui depuis sa mort n’arrête pas de se mouvoir dans l’espace afin de conquérir, non sans une innocente séduction, l’universel. Un universel démuni de réseaux, de force et/ou de connivence. De parti pris. Un universel fait de raison universel.
Le sacré était consensuel
Héros. Martyr. Victime innocente du devoir. Journées commémoratives. Anniversaires. Célébrations publiques. Evocations médiatiques... Tout cela est minime. Tout cela est infime. Aucun discours ne peut fermer notre deuil pour Feraoun. Aucun qualificatif ne peut le désigner et le contenir. Il faut que meurt l’idée de la mort de Feraoun. Par devoir ! Par respect ! Derrière sa mort, l’indicible vide et l’inconcevable néant ne se doivent pas d’exister. Son œuvre est là. Elle est plurielle. De chaque idée découlent des idées incommensurables. De chaque phrase naissent des textes incalculables. Ainsi, le vide n’est plus vide. Le vide devient plénitude et complétude. L’existence se verra dépouiller de son sens banal. De cela naîtra un faire naître et un faire renaître. Du temps jadis, le petit cimetière, où se trouve la tombe de Feraoun, était un espace animé et joyeux. Entre deux classes, les jeunes filles de l’école des Sœurs blanches, habillées et maquillées discrètement à la traditionnelle, s’y rencontraient pour discuter et pour se faire des confidences. Instits, médecins, pharmaciennes, chercheurs, écrivains, journalistes, femmes aux foyers... toutes ces femmes de ma tribu sont désormais mères. Elles ont beaucoup de choses à raconter à leurs enfants. C’est dans ce geste-là, à mon sens, que se situe la totalité de l’essentiel. Les garçons de l’école des Pères Blancs, quant à eux, pouvaient, non sans affront et audace, s’y installer pour contempler de face la majestueuse et imposante montagne du Djurdjura. Et n’importe quelle tombe pouvait servir de banc. Sur celle-ci, un groupe écoutait dans un magnétophone les nouvelles chansons de Aït Menguellet ou d’Idir. Les indémodables mélodies de Cheikh El Hasnaoui étaient savourées dans un vieux tourne-disque par des plus vieux sous des eucalyptus centenaires. Sur celle-là, c’est un livre, une revue ou une photocopie d’un article de presse, qui avait circulé sous le burnous, que des jeunes s’efforçaient de comprendre et/ou de commenter. A l’autre bout, à l’abri des regards indiscrets, Madjid Acher prenait son luth pour chanter à ses intimes sa première composition artistique qui louait les charges et les vertus de Feraoun. Tout cela forme, non sans nostalgie, un tableau qui me renvoie au début des années 1970. Du temps jadis, on ne s’offusquait pas de voir dans ce petit cimetière paître chèvres, brebis, moutons et ânes. On ne s’offusquait pas non plus de trouver entre deux tombes ou carrément sur une tombe les excréments de ces bêtes. Et cela n’était pas perçu comme une profanation de ce lieu sacré. On trouvait cela normal. Parce que chez nous le sacré relevait d’un autre ordre. D’un niveau méta. D’un intouchable que d’aucuns ne pouvaient transgresser ou manipuler. Le sacré était non-dit. Le sacré était consensuel. Il s’agissait en quelque sorte d’un consensuel qui n’obéissait même pas au jeu démocratique ou à la logique des voix. C’était des fois un consensuel auquel d’aucuns n’adhéraient mais qui s’imposaient par la force symbolique que lui avait conféré nos ancêtres. Du temps jadis, ce petit cimetière était pratiquement démuni de clôture. Il était ouvert sur la nature et sur la société. N’importe quel visiteur pouvait y accéder à tout moment de jour comme de nuit. La tombe, on pouvait l’apercevoir de la route carrossable qui mène de Taguemount Azzouz vers Tizi Hibel. Reprenons à notre compte le témoignage fort pertinent de Pierre Martin que j’ai extrait de son récit, intitulé En Kabylie, dans les tranchées de la paix, fruit d’un séjour à Taguemount Azzouz, au début des années 1950, dans la cadre d’une mission du service civil international : « Les tombes à peine indiquées par quelques plaques de schistes disparaissent, plus ou moins recouvertes par la végétation. Pas de clôture, les vaches et les chèvres viennent y paître librement pendant que leurs petits gardiens jouent parmi les tombes souvent quelques figuiers dont les fruits sont réservés aux pauvres ou aux voyageurs. Bref, rien ne distingue le cimetière du paysage environnant. Ce n’est point tant que les Kabyles se désintéressent de leurs morts, mais ils les retranchent le moins possible de l’activité des vivants et, n’ayant point peur de mourir, ils ne sentent pas le besoin de parquer les morts derrière une clôture ». A ce propos, Feraoun écrivit, dans son La Terre et le sang, cela : « Le cimetière (...) est un lieu public. Tout comme la djema. (...) Les dernières maisons voisinent avec les premières tombes. (...) La promenade, du café jusqu’au cimetière, est assez agréable les soirs d’été ou de printemps. C’est le parcours le plus animé. On voit fréquemment des gens assis sur une tombe, discutant de leurs affaires un peu à l’écart. Le terrain est vaste mais occupé entièrement par ces dalles rectangulaires au niveau du sol ou légèrement exhaussées qui dessinent les tombeaux. L’ensemble a l’allure d’un village fantôme et sans relief, un village en surface, vidé de substance, plein de tristesse et de mystère. Aucune barrière, aucune haie. Des graminées toutes grêles poussent entre les dalles. Et les moutons de passage s’arrêtent pour y brouter. Ce n’est pas que nous ne respectons pas les morts. Ils nous ont connus. Ils savaient qu’ils seraient piétinés. Nous le serons à notre tour. C’est la meilleure façon de ne pas être oublié. Les morts sont constamment là, à nos portes, témoins de nos gestes, de nos paroles, de nos secrets. Il n’est pas besoin de barrière. Lorsque nous nous asseyons sur une tombe pour bavarder, c’est simplement que nous trouvons l’endroit commode. Souvent, il n’y a aucune arrière-pensée, on ne songe même pas à celui qui se trouve en dessous. On est chez soi, voilà tout ». (p. 113-114). Chez nous, le cimetière est un lieu d’inspiration. Un lieu de création. De recueillement. D’isolement. De méditation et de communication. Au cimetière, les morts et les vivants pouvaient et peuvent trouver leurs comptes. Aujourd’hui, des mains indélicates ont dressé un mur sans aucun esthétique et placé une vulgaire porte en fer. A travers ce geste, ces mains sont loin de se rendre compte qu’elles contribuent à écarter, à cacher, à dissimuler et – pourquoi pas – à dénier la tombe d’un homme. Un homme pas comme les autres ! Honte à vous, mains qui auraient été victimes d’une vulgaire manipulation ; Si manipulation il y a. Honte à vous, mains qui auraient été impliquées dans quelque malversation ; Si malversation il y a. Mains indélicates, ouvrez vos enclos, ouvrez-vous au monde et sur le monde. Miens, libérez vos esprits, libérez-vous du poids des préjugés qui vous font commettre des indélicatesses. Et du coup, vous font courber ; Tels étaient les premiers sacrements de nos aïeux.
L’auteur est : Docteur
Indications bibliographiques
 Feraoun M. ; Les Chemins qui montent, Paris, éditions du Seuil, 1957, (Méditerranée).
 Feraoun M. ; La Terre et le sang, Paris, éditions du Seuil, 1953.
 Martin P. ; En Kabylie, dans les tranchées de la paix, récit, illustration photographique de Paul Lafon et Pierre Martin, Beyrouth, 1953.
 Voyelle M. ; La Mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983.
Posté Le : 01/11/2006
Posté par : hichem
Ecrit par : Mehenni Akbal
Source : www.elwatan.com