Algérie

“MOULOUD FERAOUN : INTELLECTUEL-MARTYR ET SES COMPAGNONS”



“MOULOUD FERAOUN : INTELLECTUEL-MARTYR ET SES COMPAGNONS”
Une œuvre à relire.

Ce n’est que cinquante ans après son assassinat que les universitaires algériens [re]découvrent les vertus de l’écriture de cet auteur qui fait incontestablement partie des classiques de la littérature algérienne. Même si les chercheurs ont appelé à le relire, l’œuvre de Feraoun demeure, hélas, un corpus inexploré…

Le Centre national des recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (Cnrpah), sous l’égide du ministère de la Culture, a organisé un colloque international de trois jours à la Bibliothèque nationale d’El-Hamma, sur Mouloud Feraoun, intitulé “Mouloud Feraoun : intellectuel-martyr et ses compagnons”. Le lancement des travaux a eu lieu avant-hier, coïncidant jour pour jour avec la date de l’assassinat par l’OAS de cet auteur à l’œuvre incomprise, parce que complexe et troublante. La séance inaugurale présidée par Slimane Hachi, directeur du Cnrpah, a été marquée par le témoignage du fils de l’auteur du Fils du pauvre, Ali Feraoun, de l’écrivain Rachid Boudjedra, et l’allocution de la ministre de la Culture, lue par M. Hachi, dans laquelle elle a rendu hommage à l’homme “qui a marqué la culture algérienne tant par son œuvre que par sa mort”. Ce colloque international, qui prendra fin aujourd’hui, comprend une bonne trentaine de communications, proposées par des universitaires (en provenance pour la plupart de France). Le comité scientifique du colloque (composé de Nadjet Khedda et Youcef Nacib) a élaboré quatre axes de réflexion répartis en sessions : “Feraoun : un intellectuel algérien du XXe siècle”, “l’Aventure du roman”, “Du côté de l’école” et “Audience de Feraoun”, ainsi qu’une table ronde d’écrivains.

Comprendre Feraoun…
Denise Brahimi de l’Université Paris VII a entamé les travaux de la première session, présidée par Ali Feraoun. Dans sa communication qu’elle a intitulée “La guerre d’Algérie et l’émergence exemplaire d’un intellectuel organique selon Gramsci”, elle a tenté de définir quelle sorte d’intellectuel avait été Feraoun. Rejetant l’adjectif “engagé” — parce qu’il rappelle l’engagement sartrien — elle lui préfère le terme “organique”, selon Gramsci. Tout en signalant qu’il n’est aucunement question de parler d’influence “mais de faire des rapprochements pour comprendre l’œuvre de Feraoun tout à fait difficile à interpréter ; pas facile du tout à aborder mais stimulante. à mon avis, nous ne sommes qu’au début de l’interprétation”. Elle a développé trois hypothèses et trouve notamment un rapprochement dans la définition que donne Gramsci de l’intellectuel organique, selon laquelle il est organiquement lié à la classe sociale à laquelle il appartient. Pour étayer son postulat, elle a pris comme exemple les trois derniers chapitres du Fils du pauvre (première édition) et Le Journal. Pour elle, “ce sont des moments où affleure très clairement le besoin d’accéder à autre chose, à devenir un intellectuel organique” (installation de Fouroulou en Kabylie donc son choix de revenir dans le village kabyle, son sentiment de culpabilité et d’insatisfaction). Se référant au Journal, Mme Brahimi a estimé que son installation à Alger était surtout motivée par “la volonté de se mêler à l’action”. Le deuxième point qu’a relevé l’universitaire est le passage de Feraoun de la dénonciation de la misère au sentiment d’humiliation. Pour lui, ce n’est pas la misère qui a été un déclic à la guerre d’Algérie ; c’était plutôt une “guerre contre l’humiliation et pour la dignité”. Et le rapprochement avec Gramsci réside justement dans l’autonomie du politique par rapport à l’économique. Le troisième point est le rapport à la tradition, ce qui place définitivement Feraoun dans une sorte de rupture avec la notion de l’intellectuel à la française (se revendiquant des Lumières). Pour lui, il n’est pas question de magnifier la tradition mais de l’analyser pour comprendre son intérêt. Tout en mettant l’accent sur l’ironie qui traverse toute l’œuvre de Feraoun, elle a conclu : “Les analyses très nuancées de Feraoun sont proches des intérêts du peuple.”

“Le Fils du pauvre” : première œuvre d’art
L’intitulé de la communication, “Un pionnier peut en cacher un autre” — en forme de boutade — d’Ahmed Lanasri de l’Université de Lille, est l’expression de son agacement, notamment lorsqu’il entend l’allusion à “la génération spontanée”. Il a souligné que la littérature des années 1950, fruit d’une “longue germination”, a démarré à partir des années 1920, avec le premier roman algérien d’expression française de Mohamed Ben Si Ahmed Bencherif intitulé Ahmed Ben Mostapha, goumier. Indiquant l’existence d’un “rapport structurel entre le politique et le littéraire”, il a en outre considéré Le Fils du pauvre comme une “œuvre d’art dans le sens de Bourdieu”, tout en précisant qu’avant les années 1950, la littérature algérienne d’expression française n’arrivait pas à constituer un corpus. Or l’autonomie a été acquise avec Feraoun. Benamar Mediene, avec “Un triangle humaniste : Amrouche / Fanon / Feraoun”, a été troublant de sincérité et de justesse dans le propos, puisqu’il a rappelé le côté tragique de ces trois auteurs fondateurs, et de revenir sur “la dépersonnalisation” de l’histoire, voire “l’usurpation”, puisque pour lui, “même le 5 juillet est usurpation, l’indépendance c’est le 3 juillet”. Durant les débats, Ali Chibani de l’Université Paris IV a fait une édifiante intervention, rappelant à Mme Brahimi que l’intellectuel organique est d’abord membre d’un parti, et qu’on peut faire un rapprochement entre Feraoun et l’engagement, dans son sens pascalien, dans la mesure où Feraoun disait se sentir “embarqué”. Il déplorera, par ailleurs, la non-organisation d’un colloque de ce type en hommage au cinquantième anniversaire de la disparition de Jean El-Mouhouv Amrouche (16 avril 1962). Dans l’après-midi, Aïssa Kadri de l’Université Paris VIII a exposé les résultats d’une enquête qu’il a réalisée, “Les instituteurs dans la guerre de libération”, tout en expliquant les différentes tendances existantes dans les syndicats de l’époque, et le rôle des instituteurs (qui ont été parmi les premières cibles de l’OAS) dans la guerre de libération.

Le “mea-culpa” des universitaires
Présidée par Charles Bonn, la deuxième session intitulée “l’Aventure du roman” a été émaillée par le touchant témoignage d’Arlette Roth (qui a travaillé sous la direction d’Albert Memmi et aux côtés de Jean Déjeux, Jacqueline Arnaud et Abdelkébir Khatibi sur l’Anthologie des écrivains maghrébins d’expressions française en 1964), et par la brillante intervention de Khedidja Khelladi de l’Université d’Alger, intitulée “Mythe et identité chez Feraoun”. Mme Khelladi a déploré l’enfermement de la critique littéraire, qui ne prend en compte que deux notions à présent révolues : l’engagement et l’écriture hermétique d’un texte, tout en rappelant l’étiquette d’assimilationniste de laquelle a été affublé Mouloud Feraoun. Or, pour elle, Feraoun arborait “une écriture complexe” et empreinte de sensibilité, et “la distanciation prend le sens d’un véritable engagement littéraire”. Elle a ensuite réfléchi sur le “territoire” chez Feraoun, en se référant à sa définition anthropologique : “Objectivement construit et culturellement inventé.” Elle a donc partagé ce territoire en trois volets : le territoire géographique (les descriptions dans les moindres détails avec distanciation et métalangage) ; le territoire de l’identité — elle a rejeté le terme “quête” car qui dit quête dit perte — (usage d’éléments biographiques, distanciation et ironie, subtilité) ; et le territoire du mythe (une écriture mythique, subversion de la langue, jeu de l’écriture). Et de conclure que l’ouverture de Feraoun est son aspiration à aller vers d’autres ailleurs.
Résultat de cette première journée : les communications semblaient se croiser, se ressembler, tant la lecture idéologique est obsolète, tant la quête demeure la même, à savoir attacher au roman — une œuvre d’art—, les obsessions les plus marquantes de notre temps, sans prendre en ligne de compte la complexité. Après l’avoir considéré, dans un passé pas très lointain, comme un assimilationniste, un ethnologue à l’écriture simple et classique, par ce colloque les universitaires réhabilitent Mouloud Feraoun.



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