Algérie

Monsieur le Premier ministre, à propos du CNRST !



Dans son allocution prononcée au Centre International des Conférences (CIC) Abdellatif Rahal à l'occasion de l'installation du Conseil National de la Recherche Scientifique et des Technologies (CNRST), le Premier ministre a déclaré que son gouvernement est déterminé à concrétiser les engagements du Président de la République parmi lesquels la promotion du système d'enseignement supérieur en vue de former un capital humain et intellectuel qui soit en mesure de conduire la locomotive du changement vers le nouveau modèle économique. Cette allocution aurait cependant gagné en intérêt et en lisibilité si le sujet avait été traité de manière globale et approfondie, car c'est là une question qui intéresse l'ensemble de la communauté nationale.En effet, contrairement à ce qui était attendu plus tôt dans cette allocution préparée à cette occasion, laquelle s'est limitée seulement aux questions liées au secteur de l'enseignement supérieur, dont les maîtres mots sont les dépenses de l'Etat consentis pour la recherche, l'effectif chercheurs, la qualité de la production scientifique, les programmes nationaux de recherche. Cependant, au regard des missions dévolues au CNRST, l'allocution devrait en principe aborder les questions structurelles relatives à la réforme du système national de la recherche qui englobe la recherche, l'économie et la politique à l'appui du développement durable exigeant une approche intégrée et à long terme et une planification préalable à tous les niveaux qui permettraient de déclencher un véritable processus d'édification d'une Algérie nouvelle.
Toutefois, avant de clarifier les éléments exposés dans cette allocution, et du coup répondre aux préoccupations de l'ensemble de la communauté nationale, il nous parait opportun de rappeler que la création du CNRST visait principalement à remplacer le Conseil National de la Recherche Scientifique et Technique, lequel ironie du sort ne s'est jamais réuni près de 30 ans après sa création. Ce dernier a été créé par décret exécutif n°92-23 du 13 janvier 1992, au même moment que les commissions intersectorielles (décret exécutif n°92-22), en tant qu'instruments de la politique nationale de la recherche scientifique. A l'image d'autres conseils similaires dans d'autres pays, notamment du Sud-Est asiatique, ce Conseil présidé par le Chef du gouvernement comprend les responsables des ministères impliqués en tant que membres permanents, le délégué à la planification, les présidents des commissions intersectorielles. Il comprend également dix personnalités choisies en raison de leur expérience scientifique et huit dirigeants d'entreprises économiques. Il a pour mission d'arrêter les grandes orientations de la politique nationale de recherche scientifique et de développement technologique, de coordonner sa mise en ?uvre et d'en apprécier son exécution. L'objectif de la politique d'alors était de garantir une meilleure coordination et une plus grande cohérence entre ces deux instruments, ce qui assurerait une mise en ?uvre plus efficace et uniforme de la politique nationale de la recherche.
L'actuel CNRST, placé auprès du Premier ministre, est uniquement de nature consultative selon la constitution et ne possède pas, par conséquent, de pouvoir de décision. Ce conseil, au regard de sa composition, perd son caractère essentiellement interministériel et, au vu de ses missions, perd sa contribution à l'élaboration d'une politique ambitieuse et visionnaire intégrée de développement global. La prescription de la nature consultative de ce Conseil dans la Constitution revient à rendre impossible toute modification. C'est très ingénieux de la part des législateurs, agissant peut-être de bonne foi et avec de bonnes intentions, pour amorcer la transition vers une société de la connaissance et une Algérie nouvelle !
Le rattachement en cours de ce Conseil à la présidence de la République a été motivé récemment par le ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique par des difficultés de fonctionnement sous tutelle du premier ministère, sans toutefois les expliciter. Elle illustre un état de fait paradoxal ! Logiquement, ce sont les missions et les prérogatives d'un tel Conseil qui doivent prévaloir. Aux termes de son statut, il y a lieu de remarquer qu'ils ont été amendés au moins deux fois avant son installation ! Cette politique de faire plusieurs fois des retouches ou de procéder par tâtonnement dénote un manque flagrant de vision.
Essayons maintenant d'aborder brièvement ci-après les principaux éléments exposés dans l'allocution du Premier ministre qui nous permet d'élucider des faits et de mettre en lumière les insuffisances qui appellent des mesures correctives :
1. Dépenses de l'Etat sur la recherche scientifique :
Selon l'allocution du Premier ministre, l'Etat a dépensé près de 57 Mds de DA sur la recherche scientifique et le développement technologique entre 2015 et 2021, soit une moyenne dépassant les 8 Mds de DA. Cette information, largement relayée par les médias, a fait les gros titres de la presse nationale pour montrer l'importance qu'accorde l'Etat à la recherche et ce, en méconnaissance du contexte concurrentiel du secteur de la recherche à l'échelle internationale. C'est un montant dérisoire comparé aux montants accordés ailleurs annuellement aux activités de développement expérimental effectuées au sein de l'entreprise, hormis les recherches fondamentale et appliquée, qui s'élèvent en 2015 à 108 Mds U$ pour le Japon, à 45,9 Mds U$ pour la Corée du Sud, à 22,9 Mds U$ pour la France, à 18,4 Mds U$ pour le Royaume-Uni et à 11,2 Mds U$ pour l'Inde. Dans ces pays, il y a lieu de noter que l'augmentation des dépenses de recherche-développement (R&D) est particulièrement dynamique dans le secteur des entreprises en tant que locomotive de la croissance économique.
2. Effectif de chercheurs
Quant à l'effectif de chercheurs, dans son allocution, le Premier ministre a noté que l'encadrement des ressources humaines a connu une évolution notable dans les établissements d'enseignement supérieur, marquée notamment par l'augmentation du nombre d'enseignants membres des laboratoires de recherche, de près de 8.000 enseignants chercheurs en 2000 à presque 40.500 enseignants à la fin de 2021. Cependant, un élément essentiel qui mérite d'être signalé et appuyé, est de savoir la part de ces enseignants-chercheurs parmi les chercheurs en entreprise menant des recherches dites mixtes ou nommées « partenariales » entre chercheurs de R&D et chercheurs universitaires dont l'objectif est de développer de nouvelles connaissances ou méthodes sur des sujets pointus et d'actualité. Dans la R&D en entreprise, les effectifs sont mesurés en Equivalent Temps Plein (ETP) recherche, lesquels correspondent à de l'ETP travaillé sur une année dans l'activité R&D. Selon les données de la Direction Générale de la Recherche Scientifique et de Développement Technologique (DGRSDT) de 2020, l'effectif de chercheurs dans nos entreprises (Sonelgaz, Saidal, Sonatrach, ENIE, CETIM) emploient au total 184 chercheurs qui, faut-il le souligner, la plupart ne mènent pas une activité de R&D proprement dite, pour ne pas dire toutes, laquelle est de nature industrielle et opérationnelle.
Voici encore quelques exemples qui illustrent la situation de déphasage dans laquelle est notre pays aujourd'hui : En 2017, l'effectif de chercheurs en ETP (Equivalent Temps Plein) en entreprise s'élève à 420 000 chercheurs pour l'Allemagne, à 383 000 chercheurs pour la Corée du Sud, à 290 000 chercheurs pour le Royaume-Uni, à 296 000 chercheurs pour la France, à 150 000 chercheurs pour Taïwan, à 115 000 pour la Pologne, à 112 000 chercheurs pour la Turquie et 54 000 pour la Belgique.
3. Promotion de la qualité de la production scientifique
La promotion de la qualité de la production scientifique est l'autre élément dont le Premier ministre a parlé dans son allocution. Cet élément a un lien avec le classement des universités algériennes à l'échelle mondiale qui laisse à désirer et ne répond pas aux attentes malgré les investissements importants consentis, selon l'allocution du Premier ministre. Cependant, il faut signaler que ces efforts financiers déployés sont dispersés et ont fait courir le danger inhérent de double emploi et de gaspillage, car ils ne répondent à aucune stratégie de développement global comme le prévoit déjà l'article 9 de la Loi n° 15-21 du 30 décembre 2015 portant loi d'orientation sur la recherche scientifique et le développement technologique. Et tout cela dans un contexte international fortement concurrentiel où la mutualisation des compétences et des moyens est le maître mot et revêt une importance stratégique pour l'accroissement de la valeur ajoutée et une R&D performante.
Au-delà de l'effort financier à consentir, l'objectif prioritaire, de notre point de vue, est de mettre au meilleur niveau international nos universités et nos centres de recherche. Cela suppose tout à la fois : - l'amélioration de la qualité de l'enseignement et de la formation par la révision et l'adaptation continue des programmes à l'évolution des connaissances scientifiques au niveau mondial ; - l'amélioration des conditions de travail suffisamment motivantes sur le plan scientifique comme sur le plan matériel ; - l'amélioration de la qualité et de l'accès aux services scientifiques et techniques ; - la définition des axes et thèmes de recherche dans des domaines d'intérêt spécifiques en fonction des besoins et des priorités préalablement définies et à la lumière de l'évolution scientifique et technologique à l'échelle internationale ; - l'organisation des universités en réseau et en pôles de recherche et d'enseignement supérieur d'excellence sur la base de la mutualisation des moyens et des compétences favorisant le renforcement du lien entre enseignement et recherche et du rôle des universités et des centres de recherche, en tant que productrices de connaissances et de savoir-faire (à fortiori recherche appliquée), et la valorisation de la production scientifique se reflétant non pas dans brevets qui sont principalement du ressort des industriels, mais essentiellement dans des publications référencées dans des revues scientifiques renommées et des grandes conférences internationales.
4. Programme nationaux de recherche
L'autre élément frappant considéré dans cette allocution est celui relatif aux programmes nationaux de recherche pour lesquels le gouvernement poursuit le travail de consolidation et de valorisation, notamment en matière d'amélioration de la qualité de la recherche scientifique, en poursuivant la mise en ?uvre des projets inscrits au titre de la période 2020-2026. Cet élément pose cependant le problème des articulations et des complémentarités entre recherche (avec ce qu'elle implique, le cas échéant, de démonstration de faisabilité économique ou développement expérimental) et l'innovation (et son instrument privilégié le transfert de technologie), autrement dit des activités fortement interdépendantes, lesquelles obéissent à des modalités et des évolutions des comportements de coopération scientifique, technologique et industrielle. Ces modalités et ces évolutions témoignent de la réalité de nouvelles stratégies de coordination scientifique et économique tout au long de la séquence Recherche-Développement-Industrialisation-Commercialisation. Faute d'entités de R&D opérationnelles au sein de l'entreprise, qui représentent le chaînon manquant de notre système national de recherche, bien structurées et un personnel qualifié et parfaitement formé, et d'absence de consultation d'experts en la matière, ce processus de programmation de la R&D nationale est voué à l'échec.
A cet égard, et à la lumière des faits et des indicateurs présentés, le contenu de l'allocution nous laisse sceptiques et préoccupés, c'est de voir reconduire les mêmes pratiques politiques, qui pourraient être tentés de dire que c'est du « déjà vu et entendu ». De toute évidence, dans la situation actuelle, on est beaucoup plus enclin à servir du réchauffé qu'à innover avec des mesures concrètes.
Néanmoins, une manière de corriger la situation actuelle, à la fin de son allocution, le Premier ministre a déclaré « que pour créer une dynamique nécessaire propre à favoriser le développement technologique et scientifique et l'innovation, ne doit pas retomber sur un secteur particulier ou à une seule partie, autant qu'il s'agit d'une responsabilité collective fondée sur une approche globale basée sur une vision prospective claire de ses objectifs et ses perspectives ».
Une telle déclaration constitue, sans aucun doute, une meilleure illustration de la prise de conscience politique croissante sur des enjeux liés au développement technologique et scientifique et à l'innovation qui reposent préalablement sur une vision globale. Et l'on sent la portée d'une telle déclaration dans nos idées maîtresses. Mais cette prise de conscience devrait naturellement déboucher à terme sur l'adoption d'une vaste stratégie de développement en vue d'enclencher un véritable processus de décollage économique et social et d'édification d'une Algérie nouvelle, selon la vision prospective susmentionnée.
Les contours de cette stratégie en matière de développement économique et social, à titre de rappel, doivent être définis par des responsables au plus haut niveau dans le gouvernement ou dans les sphères socio-économiques les plus élevées qui prononcent les premiers les termes qui seront retenus plus tard comme objectifs, qui suggèrent les ordres de grandeur financiers, les délais et les institutions éventuelles d'exécution. Ces responsables devraient traduire des demandes collectives ou professionnelles, des informations sur la concurrence internationale sur les marchés mondiaux, l'état des lieux précis et l'inventaire du potentiel scientifique et technologique, l'état des connaissances (State of the art) dans les domaines considérés, des impressions personnelles sur la base des consultations nationales et avec des personnalités scientifiques et industrielles nationales et expatriées qui ont des connaissances du niveau le plus élevé et qui sont des autorités reconnues sur le plan international dans le domaine spécialisé concerné.
En résumé, à l'instar des pays émergents, le développement durable de notre pays ne peut être bâti que par l'intégration de la science et la technologie dans un processus global de planification et de programmation dûment articulés fondé sur une vision à horizon au moins décennal. Ceci est un préalable nécessaire, et tout le reste en découlera.
Nous espérons enfin que notre message, nos propositions, nos préoccupations et nos v?ux soient pris en considération et qu'ils ne représentent pas simplement des renseignements et informations que nous transmettons. Car les mesures préconisées ne sont que les premières étapes qui tracent la voie d'une stratégie prospective à plus long terme. Il s'agit là de l'unique voie vers le développement économique, social et environnemental durable. Car le code qui la régit est scientifique et rationnelle et dissipera les ambiguïtés, les contradictions et les doutes quant à la signification du développement durable. Notre pays dispose de grandes potentialités économiques, minérales, énergétiques et surtout humaines aussi bien locales et qu'expatriées. Il lui manque surtout la volonté et le courage politique de s'organiser, c'est-à-dire de partager les rôles, tout en mettant certaines ressources en commun. C'est la clé de notre économie de demain et le miracle est à la portée de notre main.
*Docteur en microélectronique, ex-directeur de recherche


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