Algérie

Monologue d'un BTS au-dessus de l'Altlantique



Pardon monsieur, ça n'vous dérange pas de m'aider à remplir le formulaire ? Y'a des mots que je comprends pas bien. Il paraît que si on se trompe, la police américaine elle est pas tendre et qu'il faut tout réécrire à cause d'une simple rature. Merci, c'est gentil.

 Je capte rien de ce que raconte l'hôtesse. Mais dans un an, ça ira mieux. J'aurai appris la langue. C'est pour ça que je vais vivre à Des Moines. C'est dans l'Iowa. Y'a de la neige partout, on s'enfonce jusqu'aux cuisses. Enfin, c'est ce qu'on m'a dit. J'y suis déjà allé il y a quatre ans mais c'était l'été. On étouffait. Il y a même eu une tornade là où je logeais.

 J'ai vingt-deux ans. J'ai fait un BTS en action commerciale à Paris. Mais ça ne me servira à rien si je ne parle pas l'anglais. Là, je suis vraiment décidé. Non, j'ai pas de bourse. C'est ma mère et sa famille qui vit à Des Moines qui me financent. Enfin, ils paient les cours de langue à l'université. Pour le reste, j'ai un petit pécule. Ensuite, il faudra que je travaille. Ça m'fait pas peur. Quand on a trimé dans plein de fast-foods en banlieue, je suis sûr qu'on peut travailler partout. Oh, j'ai bossé à Juvisy, à Lognes et même au forum des Halles. J'ai l'habitude.

 Non, non, j'ai rien pris comme équipement. J'achèterai tout ça sur place. Les bottes, les gants, la casquette avec la fourrure. Je voulais pas m'alourdir et j'préfère avoir des vêtements américains pour me sentir dans le bain. J'vais pas parler français pendant douze mois. La famille de ma mère, ils ne parlent que le khmer : c'est une langue que je maîtrise pas très bien. Ça va me faire une double formation. En un an, je vais apprendre deux langues : l'anglais et le khmer. Si ça se trouve, je vais peut-être même revenir en parlant français avec un accent...

 Oui, oui, je vais revenir. Je l'ai promis à ma mère. C'est pas simple pour elle mais elle sait que c'est pour mon bien. Elle est contente aussi de me savoir loin de la cité. Et puis, c'est maintenant qu'il faut que je le fasse. Plus tard, avec les gosses et tout ça, ce ne sera pas possible. Je suis motivé à fond. Et puis, ça va me faire du bien de quitter la France pour quelque temps.

 D'habitude, j'fais pas trop attention à la politique mais là, avec leur truc sur l'identité, ça délire vraiment. Dans le quartier, ça peut péter à tout moment et ça me rassure de me dire que je serai en Amérique si ça arrive.

 Ah-la-la, je suis sûr que je vais me perdre dans l'aéroport ! Heureusement que j'ai quatre heures avant ma correspondance. Je vais me poser quelque part et je vais regarder les Américains. Je vais voir comment ils parlent, comment ils s'habillent. Je sais rien de leur pays. Il y a quatre ans, je ne pensais qu'à manger des hamburgers et des pizzas et à photographier les gratte-ciel. Là, maintenant, je suis curieux. Ça fait des semaines que je ne dors pas à cause de ce voyage. J'ai vraiment pas envie de gaspiller la moindre miette.

 Ce qui me plaît, c'est l'idée que je vais passer inaperçu. Vu de l'extérieur, quand j'aurai acheté les vêtements qu'il faut, les gens se diront c'est un Américain. J'aurai pas besoin de dire d'où je viens ou d'où viennent mes parents. Rien que pour ça, c'est une bonne chose que je sois parti. En France, pour un Gaulois sur deux, je suis chinois. C'est comme ça. J'perds même plus mon temps à expliquer la différence entre un Cambodgien et un Chinois. Remarquez, y'a pas que les Gaulois. J'ai un copain algérien qui m'appelle «chinoui». C'est pas méchant mais il sait que ça peut m'énerver.

 Dites, ce qu'on voit là en bas, c'est Chicago ? La banlieue ? Oui, mais c'est quand même Chicago, non ? Les photos, c'est pour mon blog. J'veux bloguer tous les endroits où je vais passer. J'ai pas l'intention de rester enfermé à Des Moines. Dès que je touche ma première paie, j'achète un billet d'avion et je vais à Houston au Texas. J'ai des cousins là-bas aussi. J'en ai d'autre à Phoenix en Arizona et dans le Dakota du Nord. J'imaginais pas à quel point ma famille était partout. J'ai même une cousine qui vit à San Francisco. Elle, c'est sûr que je vais lui rendre visite.

 Je parle plus bas, parce que le gars de devant pourrait comprendre. C'est un Américain mais on sait jamais. Je crois que c'est un militaire vu sa coupe de cheveux et ses lunettes de soleil. Quand je suis arrivé pour m'installer, il était déjà assis. J'ai juste voulu déplacer sa mallette pour faire de la place à mon sac, il s'est mis à me hurler dessus. J'ai vraiment cru qu'il allait me frapper. Et vous voyez le grand là, avec la veste bleue. Il lui a fait la même chose. Le type a à peine ouvert le coffret à bagages qu'il s'est pris une gueulante pas possible. Dommage que je ne parle pas la langue. Remarquez, avec une baraque pareille, j'suis pas sûr que j'aurais répondu. C'est peut-être un type de la sécurité, non ? Il paraît que dans tous les vols, il y a en qui voyagent armés. Il y a de quoi flipper...

 Je vais apprendre l'anglais et je vais bien visiter les Etats-Unis. Ensuite, je retournerai en France pour gagner ma vie. Mais mon vrai but, c'est d'aller faire quelque chose pour le Cambodge. J'en rêve depuis que je suis tout petit. J'ai dû y passer trois mois au maximum mais je sais que c'est là-bas que je pourrais être le plus utile. De toutes les façons, les places sont déjà prises en France. Plus tard, je vais peut-être devenir Américain parce que j'ai l'intention de revenir aux Etats-Unis pour y vivre plus longtemps. Mais c'est le Cambodge qui a le plus besoin de moi. Ça, j'peux pas faire semblant de l'oublier.








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