Algérie

Mon frère, le retraité



La démission, comme la retraite, est une organisation mentale, semblait me dire un ex-ministre. Si la démission devait se prévaloir du préalable intentionnel, la retraite devait précéder d?abord à un préalable de mise en retrait volontaire.

La retraite est une situation de non-activité. Elle est perçue dans l?esprit de la loi comme l?accomplissement final d?une mission, d?un travail dont le contrat fut conclu à l?origine comme étant à durée indéterminée. En règle générale, arrivé à un certain âge, l?individu travailleur est déclaré juridiquement inapte à la continuation de son travail. Il sera ainsi mis d?office en position de cessation d?activité. Est-ce une protection douée d?une reconnaissance pour services rendus, ou est-ce une disgrâce sociale et un abandon, voire un rejet après usage ? Dans une succession interminable, une frange de retraités remplace une autre. Le cycle est permanent. L?on dirait que la vie marche à coups de vagues. La loi de la nature fait pleinement son jeu et régule sans volonté les enjeux qui puissent exister en la matière. La retraite ne se trouve pas toujours au bout de ses soixante ans. Des personnes dépassant amplement cette barre chronologique continuent à officier. A gérer des entreprises ou utiliser les prérogatives de puissance publique. Dans ces cas, la retraite est vite assimilée à une mort certaine tant que le pouvoir n?arrive plus à se distiller de la personne du personnel concerné. Dans le monde de la politique ou du business, ce mot ne serait en toute éventualité qu?un handicap physique mais jamais de limite d?âge. Il symbolise par ailleurs, chez certains, un exploit gagné ou emporté justement contre les aléas fatidiques de cette vieillesse qui fait tant peur aux plus aguerris. La vieillesse aurait été longtemps considérée comme un risque économique dans la tête de l?employeur. Elle impliquait la certitude, à ne pas généraliser, de devenir avec l?âge, incapable de travailler et de subvenir à ses besoins et ce, en l?absence d?un système cohérent de solidarité nationale, voire d?entraide mutuelle. Alors qu?en termes réels, l?âge n?influe en rien sur la capacité de travailler et encore sur celle de devoir subvenir à ses propres besoins. Ailleurs, sous d?autres cieux, l?on a déjà imaginé la mise à profit de ces compétences, de cette somme d?expériences pour la mettre bénéfiquement au service du développement local, du service public ou dans l?élan de solidarité nationale. C?est le travail des seniors.

C?est une organisation toute particulière. Prise en charge sur le plan du fonctionnement par une approche d?autogestion, l?Etat ou la collectivité locale ne font qu?encadrer, stimuler et parfois réguler la panoplie d?actions entreprises par les retraités au bénéfice tant des retraités ou au profit d?autres. Ils sont là, dans des associations, ils émargent dans des états de bénévolat.

A voir de plus près, l?on se retrouve en face d?un monde qui a ses règles, sinon ses plis et ses habitudes. Le retraité algérien continue dans une large majorité à s?incarner aussi dans la peau d?un chômeur. Il cherche du travail. Pour l?un ce sera pour une finalité financière, pour l?autre ce sera la même finalité. Jamais pour un plaisir ou un simple remplissage de temps à dépenser. Tous dans son cas se disent en retraite, qu?ils n?arrivent pas à joindre les deux bouts. Pensions minables, couverture sanitaire aussi minable, ces hommes crient dans un silence de haute dignité leur malaise. Ils scrutent à chaque augmentation de salaires, la lueur de voir le leur suivre le cours du marché, la courbe des prix et la mercuriale libre des fruits et des légumes. La facture ne leur est lourde que dans sa rubrique pharmaceutique. Nombreux sont les produits du genre qui ne sont plus remboursables. Il croit légitimement, mon ami le retraité, quand la santé ne lui fait pas assez de défaut, en son aptitude de pouvoir encore exercer le métier qu?il avait fait depuis plus de quarante années. Il garde fier, cette sensation d?avoir encore du tonus à produire du service. Il tient à le démontrer par la régularité dans le suivi strict de toute l?actualité nationale ou internationale. Du sport à la vie de son entreprise. De l?islam à la politique. Il assure une mise à niveau exemplaire.

Cette situation de retraite demeure cependant sujette à plusieurs visions. Elle est tout le temps appréciée d?une manière peu convaincante. C?est-à-dire le départ en retraite est pressenti par son titulaire comme une façon cavalière que son institution n?aurait pas dû prendre à son encontre. Car cette mesure n?est jamais ressentie comme un privilège en sa faveur. Il redevient tel un objet éjecté de l?outil de production générale. La nauséabonde sensation de l?éviction et le sentiment meurtrier de l?inutilité remplissent désagréablement son coeur. L?oeil des autres l?envoie aux derniers sous-sols de la vie citadine. Il n?est rien. Il ne vaut qu?une petite rente viagère à reconvertir en cas de décès. Dans l?essentiel de la conception de la retraite, une vie active est censée se terminer par principe dans un confort où le repos est censé également attendre le récipiendaire. A un âge avancé où naturellement le corps n?a plus la force des muscles d?antan, la retraite devait procurer un accompagnement amical et aidant à surpasser les effets du vieillissement. Rares sont ceux qui nourrissent encore moins goûtent aux impressions doucereuses du repos du guerrier. La contradiction des temps les empêche par tout moyen d?y accéder. Nos retraités ne sont pas sans rien faire. Ils fréquentent les mosquées, s?agglutinent aux bas des immeubles, commentent la vie, le monde et ses volte-face. Elle serait fortement difficile, cette retraite, à vivre pour les gens lettrés. L?instruction leur fait montrer des choses et leur fait toucher du doigt leur inutilité. Elle les laisse comprendre que les choses devraient marcher autrement. Pas comme elles sont. Rien n?arrive à les satisfaire. La critique est parfois une grosse dérive de l?esprit. Ils tentent cependant cahin-caha de se rendre efficaces. Ils font dans le conseil tous azimuts. A la faveur justement de leur culture, ils sauraient amadouer la difficulté et tempérer à merveille la vitesse d?un malheur quotidien ou d?un souci permanent. La patience contre le blasement n?aurait pu néanmoins les faire vaincre sur le roulement criminel et écrasant de la routine. Au moment où cette mise à l?écart du monde du travail est vécue sereinement par l?autre frange moins encline à la culture, l?on peut trouver quelque part un coin paradisiaque dans le non-savoir.

Mais à vrai dire, l?on assiste de moins en moins au départ en retraite de gens touchés par cette vieillesse. En ce jour, les retraités sont relativement jeunes et encore dynamiques. Ils se redéploient. Là, la position de retraité n?est en fait qu?une situation juridique créée dans la carrière statutaire d?un fonctionnaire ou d?un employé. Avec l?autonomie des entreprises, les formules visant à amoindrir les effectifs pour plus de maîtrise de coûts de production ont fait profusion. Du départ volontaire vers la retraite anticipée, le travailleur n?a pas hésité à saisir une seconde chance de refaire vie. Surtout chez les cadres de l?Etat. Brisés par la pression, blasés par l?incompréhension hiérarchique ou l?incompatibilité d?humeur, ils préfèrent partir tôt de peur de mourir aussi tôt. Un véritable gâchis pour ne pas dire une forte saignée est à constater.

Qu?ils soient vieux ou jeunes, nos retraités ont du mal à vivre leur statut. La précarité de la solde à verser est tellement dérisoire qu?elle entraîne la dérision pour permettre de donner le sens le plus péjoratif au rapetissement social d?un retraité. Appeler quelqu?un de retraité, c?est lui transmettre une pensée de pitié. C?est le prendre en compassion. On a beau à organiser la relation du travail aux termes d?une loi qui, à la moindre revendication syndicale sous une menace de grève générale, arrive à s?amender ou connaître des modifications substantielles. Quel est le canal le mieux adapté pour des retraités de pouvoir faire entendre leur voix ? La grève. Contre qui ? Les associations existent, les fédérations aussi. La marche ? Ils s?épuisent. Les sit-in ? Ils les font chaque jour, devant les guichets de postes ou de banques. Ils les font ces regroupements, dans les mosquées ou sur les bordures de trottoir, à défaut de bancs publics sur les places et placettes publiques. Attention, la retraite, quelle que soit la définition qu?on lui attribue, demeure un passage obligatoire pour les plus chanceux en fait de cumul d?années ouvrables. Purgatoire ou aire de repos, elle guette tout le monde. Tomber dans ses bras peut être une mise entre les serres griffant d?un destin houleux. En plus de toutes les appréhensions négatives que subit mon voisin, le retraité, subsiste la menace de ne pas pouvoir terminer l?exécution des clauses du cahier de charges familiales auquel il continue d?y être astreint. Mon voisin, le retraité, vit de concert avec sa progéniture le doute certain frôlant l?échec quant à l?emploi pour ses enfants. Proies aux souffrances, solitaires dans le dénuement et mal accompagnés, nos retraités se résignent à accepter leur état. Les maladies sont le lot journalier. Qui du diabète, qui de l?hypertension, qui d?un pire dégoût, tous subissent l?effroi et l?indifférence.

Le sommeil à cet âge-là n?est pas un refuge, car devenant une denrée rare, il s?enfuit au milieu de toute nuit pour laisser place aux affres de l?insomnie et de l?inquiétude. Malgré ces infortunes, mon frère le retraité garde toujours sa vivacité d?antan. Il est debout, comme le stylo qui sait encore se tenir sage et docile entre ses doigts maintenant frêles et cramoisis. Sa marche conserve toujours cette allure de train rapide qu?il a vu passer et repasser sous son sifflet de chef de gare des décennies durant. De Navarin à Saint Donat, jusqu?à Saint Arnault, le chemin continue.

L?Etat, étant en mesure de le faire, est moralement dans l?obligation politique de trouver des solutions aux silencieux, nombreux et épars que constitue le corps de la famille des retraités. Chacun de nous reste lié, dans toutes les dimensions collatérales, professionnelles et amicales directes ou indirectes à un cas de retraité. Leur imaginer un monde où il fait bon d?y couler de paisibles ultimes jours n?ira que dans le sens de la gratitude et de la reconnaissance. Leur aligner progressivement un salaire, soit une pension décente, juste et équilibrée selon l?exigence du marché confirmera intrinsèquement cette reconnaissance. Leur assurer un minimum d?égard public, un retour de regard, une invitation symbolique ne serait qu?un honneur à leur rendre périodiquement jusqu?à extinction totale et définitive des feux.

Il existe cependant une autre espèce de retraités, moins nombreux certes, mais vivant le même calvaire autrement. Le calvaire d?un homme au foyer. Que dites-vous d?un ministre, d?un wali ou d?un cadre supérieur en état de retraite ? L?obligation de réserve qui pesait longtemps sur ses rapprochements ne lui aurait laissé aucune issue d?aller vers les autres. A l?abri d?un besoin matériel, il se recroqueville quand bien même dans une sensation de rapetissement. Seul, auto-isolé, craignant le contact, il redevient à néant avec un titre ancien et beaucoup d?ex. A la recherche de cette haute considération perdue qu?on lui demandait de bien vouloir agréer, il médite ses mauvais souvenirs, il raconte ses exploits, il soupire et c?est tout. L?obligation de réserve ne le quittera jamais. Que ce soit côté cour ou jardin, la retraite n?est en finalité qu?une mort prématurée. C?est une histoire personnelle et intime à vivre silencieusement dans un monde fermé. Une condamnation sans recours. A Dieu nous appartenons, à la retraite puis à Dieu nous reviendrons. Amen.

 

Aide-mémoire

L?invention de la retraite: le mécanisme de la retraite, en réponse au risque économique impliqué par des employés en âge avancé, est à l?origine des régimes de Sécurité sociale. L?architecture du système actuel est le fruit de toute une histoire économique et sociale. En 1945, la création de la Sécurité sociale répond à l?ambition de construire un régime d?assurance vieillesse couvrant l?ensemble de la population. Les régimes de retraites obligatoires fonctionnent sur le principe de répartition: les cotisations versées aujourd?hui servent à payer immédiatement les retraites, tout en ouvrant aux actifs des droits pour leur future retraite. Le système est donc fondé sur une solidarité entre les générations. Ci-après, pour nos amis les retraités, sachant leur penchant à compulser les curiosités inédites, quelques références de textes d?avant 1945.

- 23 septembre 1673: édit royal instaurant une pension vieillesse pour les officiers de la marine royale (création par Colbert de l?Etablissement national des invalides de la marine).

- 22 août 1790: loi instaurant un régime de retraite pour les fonctionnaires de l?Etat, dès l?âge de cinquante ans, sur la base de trente ans de services effectifs. Cette loi, qui n?est pas réellement appliquée, pose les principes généraux des régimes spéciaux apparus dans la première moitié du XIXe siècle.

- 11 et 18 avril 1831: lois fixant le régime de retraite des militaires. Le droit à pension est acquis après trente ans de service effectif dans l?armée de terre et vingt-cinq ans dans la marine.

- 18 juin 1850: loi créant la Caisse des retraites pour la vieillesse (future Caisse nationale des retraites par les lois de 1884 et 1886), qui fédère la vingtaine de caisses pour les fonctionnaires et les ouvriers de grandes entreprises (mines, chemin de fer, forges).

- 8 juin 1853: loi unifiant les pensions civiles et militaires des fonctionnaires d?administration centrale. Le Trésor est désormais en charge du versement de l?ensemble des pensions des agents publics.

- 29 juin 1894: loi instituant, en faveur des mineurs, un régime de retraite de base par capitalisation.

- 1909: régime de retraite des cheminots.

- 5 avril 1910: loi sur les retraites ouvrières et paysannes.

- 14 avril 1924: loi améliorant l?accès des fonctionnaires à la retraite.

- 5 avril 1928 et 30 avril 1930: lois instaurant les assurances sociales obligatoires pour les salariés de l?industrie et du commerce.

- 30 avril 1928: loi créant un régime spécial pour les agriculteurs.

- 14 mars 1941: loi instaurant l?allocation aux vieux travailleurs salariés (AVTS).






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