Algérie - Miliana

Mohamed Merah et moi



Mohamed Merah et moi
Je dois conclure ce meeting et je voulais vous dire qu’il y a un avant et un après la tragédie de Toulouse Montauban. Cette conclusion que j’ai écrite au nom de Printemps des quartiers n’aurait pas été la même si ce drame n’avait pas eu lieu. Cette conclusion, dans cette actualité tourmentée, sera l’expression de mon malaise, de mon désarroi, de ma tristesse mais également de mes espoirs.

Je l’ai intitulée « Mohamed Merah et moi »

Le 13 juillet 1998, je me suis endormie moi et me suis réveillée Zinedine Zidane. C’était le lendemain de la victoire de l’équipe de France. Pourtant, je ne suis pas footballeuse.

Le 21 mars 2012, je me suis couchée moi et me suis réveillée Mohamed Merah. Pourtant, je n’ai jamais porté d’armes et n’ai jamais tiré sur personne. Le jour où l’identité de l’auteur des tueries de Montauban et Toulouse était révélée, je me suis dit « C’est pour notre gueule ». Là dessus, coup de fil de ma cousine, puis de mon oncle, puis des anciennes copines du lycée, puis de militants de tous bords. La plupart de celles et ceux dont je parle sont des « arabo-musulmans ». Et ainsi de suite toute la journée. La panique dans les réseaux sociaux. « On est dans la merde ! »

Pourquoi sommes-nous liés à Mohamed Merah, comme la corde l’est au pendu ?

Je ne peux pas le nier. Je ne peux pas fuir. Je ne peux pas creuser un trou pour m’y terrer le temps que ca passe. Mohamed Merah c’est moi. Le pire c’est que c’est vrai. Comme moi, il est d’origine algérienne, comme moi il a grandi dans un quartier, comme moi il est musulman. Mohamed Merah c’est moi. Quel âge avait-il le 11 septembre ? 12 ans. Un enfant en construction.

Depuis, comme moi, il a subit l’incroyable campagne mediatico-politique islamophobe qui a suivi les attentats contre les deux tours. Parce que Mohamed Merah, 12 ans, c’était déjà Ben Laden. Et vice et versa. Sûrement, à l’école, on lui a imposé une minute de silence pour les victimes du 11 septembre. Comme moi, l’école ne l’a jamais invité à se recueillir pour les Rwandais, les Afghans ou les Palestiniens. Comme moi, il a subit la destruction du foyer historique de la Mésopotamie et assisté au massacre des Irakiens en direct live. Comme moi, il a assisté à la pendaison de Saddam Hussein, en direct live, le jour de l’Aïd. Tous les deux, lui et moi, moi et lui, nous avons subi impuissants la deuxième affaire du voile, l’exclusion et l’humiliation de nos sœurs à l’école. On a vu comment le pouvoir, toute honte bue, avait transformé un principe fondamental de la république, la laïcité, en arme de combat contre nous. On a vécu les bombardements de Gaza, et les révoltes populaires de 2005, suite à la mort de Zied et Bouna. Comme moi, il sait que des Juifs, je dis bien DES Juifs, jeunes comme lui, français comme lui, peuvent prendre l’avion pour Tel Aviv, enfiler l’uniforme israélien, participer à des exactions de l’armée la plus morale du monde selon les mots de BHL et revenir en France tranquille, peinard. Comme moi, il sait qu’il sera traité d’antisémite s’il soutient les Palestiniens colonisés, d’intégriste s’il soutient le droit de porter le foulard.

Mohamed Merah c’est moi, et moi je suis lui. Nous sommes de la même origine mais surtout de la même condition. Nous sommes des sujets postcoloniaux. Nous sommes des indigènes de la république.

Mohamed Merah, c’est moi et ca n’est pas moi. Aimé Césaire, le chantre de la négritude, disait, je suis un nègre fondamental. Je dis ce soir, je suis une musulmane fondamentale. Ce que Mohamed Merah n’aura pas eu l’occasion ni la chance d’être. Qu’est-ce que c’est un nègre fondamental, une musulmane fondamentale ? C’est un humain, c’est un citoyen entier de son humanité. C’est celui qui refuse d’agir comme son ennemi et de s’identifier à lui. Car notre ennemi est un barbare. Celui qui confond oppresseur et opprimé est un barbare. Celui qui tue impunément à Kaboul avec les armes de l’empire est un barbare, celui qui tue aveuglément à Gaza avec les armes de l’empire est un barbare, celui qui réprime dans le sang à Abidjan avec les armes de l’empire est un barbare. Souvent, trop souvent, ce sont des enfants que l’on tue. Des innocents.

C’est ce dont s’est rendu coupable Mohamed Merah si sa culpabilité était confirmée. Par son acte, qu’il soit un jeune homme paumé ou agent de la DCRI, il a rejoint le camp de ses propres adversaires. De NOS adversaires. Par son acte, il s’empare d’une des dimensions principales de nos ennemis : celle de considérer les Juifs comme une essence sioniste ou une essence tout court. Aucun Juif ne nait avec le sionisme dans le sang, aucun Blanc ne nait avec le racisme dans le sang, aucun Arabe, aucun musulman, aucun noir ne nait avec la haine et le revanchardisme dans le sang. Et c’est précisément ici que nos routes se séparent. Et c’est précisément à ce carrefour que nous nous affirmons ou pas nègres ou musulmans fondamentaux.

Nous ne pouvons pas combattre le racisme et le devenir nous-mêmes ou en tout cas en revêtir la forme. Ce qui nous caractérise c’est notre détermination à rester sur le terrain politique et sur celui de la dignité humaine.

Mais ce choix de ne pas céder à la barbarie ne peut pas être un choix isolé, individuel. Je ne peux pas choisir toute seule d’être une musulmane fondamentale. C’est un choix collectif organisé. Il faut nous sauver les uns, les autres, il faut nous protéger les uns les autres. Et il faut protéger nos enfants qui subissent cette violence extrême du monde dans lequel nous vivons et qui, pour lui échapper, ne trouvent rien de mieux à faire que de la reproduire dans toute sa laideur.

Et si nous n’avons pas su protéger Mohamed Merah de lui-même pour mieux nous protéger et protéger la société, c’est aussi de notre faute. Trente ans de lutte de l’immigration en France et même plus n’ont pas réussi à construire une alternative politique pour donner un sens positif à la rage et à la colère de celles et ceux dont nous sommes et qui vivent l’humiliation et les discriminations dans les ghettos de France. Trente ans n’ont pas réussi à donner à notre légitime colère, une expression politique. Nous n’avons même pas été capables de nous organiser suite aux émeutes urbaines de 2005. Que ferons-nous lorsque les prochaines révoltes éclateront et cela hélas ne manquera pas de se produire.

Lorsque nous avons lancé Printemps des quartiers, nous savions déjà que la situation était grave, nous savions déjà que les grands partis politiques non seulement n’allaient pas prendre leurs responsabilités mais allaient même faire les apprentis sorciers, jouer avec le feu. Nous savions déjà que le racisme, les discriminations, les contrôles au faciès, le chômage massif faisaient des ravages dans la tête des victimes de cet ordre social. En organisant cette dynamique, nous avons souhaité prendre nos responsabilités parce qu’il y a un désert politique qu’il faut combler de toute urgence. La paix sociale a un prix. Pas de justice, pas de paix. Aujourd’hui, des pressions politiques sont faites pour étouffer ce souffle timide. Nous en avons l’habitude. Héritiers des luttes de l’immigration et des quartiers, nous savons que nos tentatives d’organisation ont systématiquement été détruites par les pouvoir centraux ou locaux. Nous sommes certes responsables mais pas coupables. Au nom de Printemps des quartiers, je voudrais ici exprimer notre profonde tristesse aux familles, aux pères et aux mères des victimes, adultes et enfants de l’effroyable tuerie de Toulouse et Montauban et réitérer nos condoléances.

Au nom de Printemps des quartiers, je voudrais également que nous ayons tous ici ce soir une pensée solidaire pour Madame Zoulikha Aziri, mère de Mohamed Merah qui traverse aujourd’hui une épreuve insoutenable. Celle d’avoir perdu son fils dans des circonstances effroyables, un corps criblé d’une trentaine de balles. Celle d’être jetée à la vindicte populaire pour avoir enfanté un monstre. Celle de l’affront qui lui est fait par le gouvernement algérien d’interdire la mise en terre de son fils sur le territoire algérien, terre de ses ancêtres et de sa religion. Celle enfin de ne pas avoir été autorisée à se recueillir auprès de son enfant avant son enterrement.

J’éprouve une immense tristesse pour toutes ces mères et je ne vois pas comment ce soir nous pourrions échapper à notre devoir de soulager le cœur de ces femmes qui doivent banalement ressembler à toutes nos mères et que le destin a frappé cruellement. Je ne vois pas comment nous pourrions échapper au devoir d’affronter l’avenir : celui de nous organiser pour combattre notre véritable ennemi : le système impérialiste, raciste et ultra libéral qui provoque la mort industrielle des populations qui ont le malheur de vivre dans les pays du sud et la désagrégation sociale des sociétés occidentales. La Grèce et l’Espagne sont dans le tourbillon de la crise. Demain, ce sera la France. Si nous avons tous notre part de responsabilité dans le désordre du monde, nous n’en connaissons pas moins le véritable organisateur, le véritable coupable. Notre destin est entre nos mains.

Houria Bouteldja, Bagnolet, le 31 mars 2012


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