Je ne connais que son prénom : Mohamed ou Mohand, je ne sais plus. Et cela n’a aucune importance. Vous le savez bien : on se définit par des valeurs. Et non par la région. Ce que je connais de lui, et de ça j’en suis sûr, c’est sa passion pour les livres. C’était un érudit passionné. Pas du genre froid, imbu de lui-même, gardant ses connaissances comme un avare garderait son argent. Non, c’était un altruiste, un formateur. Près de la Grande poste où il était bouquiniste, on voyait sa haute silhouette de loin, plus près on remarquait son menton césarien et sa voix de stentor. Sa table était la plus fournie en livres : vieux livres, livres récents. On y trouve de tout : des essais philosophiques, des biographies, des romans. Vous prenez un bouquin, allez n’importe lequel, et là, à votre grande surprise, divine surprise même, vous entendez quelqu’un vous présenter ce bouquin avec une telle connaissance, une telle pédagogie que vous restez bouchée bée. Un véritable cours vivant. La biographie d’abord de l’auteur, le contexte dans lequel il a écrit le livre, les sources d’inspiration et même les influences qu’il a subies. Et s’il voit que vous êtes réceptif, il ajoutera d’autres détails dignes de Sainte-Beuve, le roi des critiques français du XIXe siècle. Que de fois j’ai hésité devant certains livres que j’ai fini par prendre, juste pour rendre hommage à l’érudition du bouquiniste. Ses connaissances auraient pu le rendre méprisant, ce pêché de certains intellectuels devant moins calés qu’eux. Lui, non : il parlait à tout le monde avec le même entrain, la même égale bonhomie et la même simplicité. C’est simple : si tu t’intéresses aux livres, il s’intéresse à toi ; si tu aimes les livres, il t’aime. Je le soupçonnais d’avoir comme meilleur ami un livre. Qu’il pleuve ou qu’’il vente, Mohamed était fidèle à son poste, couvrant ses livres d’une toile cirée transparente. Mais si le temps est vraiment exécrable, il ne se hasarde pas à exposer ceux qu’il aime aux intempéries. Il préfère les garder bien au chaud chez lui. Et puis, je ne sais plus quand, au mois de mai peut-être, je cherche Mohamed l’amoureux des livres. Et je ne le trouve pas à sa place. Aucune inquiétude, me suis-je dit. L’homme semblait de fer : robuste avec ses épaules de déménageur et sa voix de fort des halles, et son dynamisme, et le pétillement de son regard, un tel homme, vous pensez bien, est immortel. Mais comme son absence s’éternisait, j’ai demandé de ses nouvelles à un autre bouquiniste, son voisin de table, Merzak, tout aussi épris des livres. Et Merzak m’apprend l’horrible nouvelle : Mohamed est mort d’un arrêt cardiaque il y a environ 5 mois. Mon cœur se crispa comme rarement devant une perte. Mohamed était plus qu’un libraire pour moi : un repère. Un semeur d’amour. Mohamed…
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Posté Le : 18/09/2018
Posté par : litteraturealgerie
Photographié par : H. G.
Source : Texte : H.G - Liberté