Algérie

Mieux travailler pour travailler plus (II)



Nous défendrons dans ce papier l'idée suivante : plus le travail enseignant aura tendance à être individuel, c'est-à-dire devra faire face seul à l'ensemble des tâches afférentes à son activité d'enseignement par exemple, plus il aura tendance à être évalué par rapport à sa tâche la plus simple et donc à voir sa valeur baisser; plus il sera collectif, c'est-à-dire aura tendance à se spécialiser et à relever d'une équipe aux compétences diverses, plus le salaire aura tendance à s'élever puisqu'ayant tendance à valoriser le travail le plus qualifié.

En d'autres termes, c'est dans une nouvelle structuration du travail individuel et collectif qui rendrait possible une autre productivité globale qu'il faut rechercher une évaluation valorisante du travail de l'enseignant chercheur. Il faut que l'on cesse d'attribuer la même valeur à des tâches qui n'ont aucune commune mesure, il faut que soient hiérarchisées les différentes tâches afin que les effets de la dimension qualifiée soient les plus positifs possibles et afin que la progression de l'enseignant de l'une à l'autre soit facilitée et corresponde à une progression réelle. En même temps qu'il faille que tous participent d'une seule division du travail qui améliore tout à la fois le niveau de formation des enseignants que celui des enseignés, c'est-à-dire le niveau le moins qualifié de manière régulière. Si donc ne s'améliore pas le rendement global de l'université, on ne peut songer ni garder, ni attirer les compétences réelles. Pour l'attractivité de cette profession comme pour d'autres, il n'y a pas mille et une perspectives, ou bien elle développe une dynamique valorisante, élève sa productivité progressivement pour s'établir à un niveau international ou bien elle s'en déconnecte pour dériver progressivement en fonction du travail des autres facteurs.

Car avec la mondialisation croissante, il n'y aura pas de travail décent pour ceux qui ne savent pas travailler qu'ils ne refusent déjà. Ou bien les étudiants apprendront à étudier vraiment pour travailler vraiment ou bien la jeunesse finira par être sacrifiée et le diplôme finira par ne plus avoir de valeur. Nous sommes fiers du nombre d'étudiants qu'accueillent nos universités, ayons le courage de faire du mieux que nous le permettent les moyens dont nous pouvons disposer, de les encadrer autrement pour qu'ils puissent vouloir étudier, en « régularisant » nos activités.

En somme, il n'y a pas là de propos révolutionnaires qui s'écartent de la tradition économique : l'attractivité d'une profession est liée à sa rémunération qui est elle-même déterminée par sa productivité. Le statut réel de l'enseignant est déterminé par sa position dans le travail social. Les pouvoirs publics qui ne veulent pas être traités de mauvais gestionnaires, et par conséquent que l'université publique délivre des salaires sans rapport avec la productivité du travail tel que l'enseigne l'économie standard, devraient donc se sentir plus responsables quant à cette productivité globale qu'ils semblent renvoyer à la responsabilité individuelle des seuls enseignants chercheurs. La responsabilité n'est pas de donner un salaire qui n'est pas mérité, c'est de permettre que s'améliore la productivité collective et individuelle, c'est rendre possible les conditions qui permettent à chacun d'obtenir ce qu'il mérite. Les mauvaises langues pourront alors dire que les choses semblent se passer comme si les mérites avaient été déterminés une fois pour toutes.

Et pour que cette idée ne reste pas abstraite, on ajoutera qu'elle pourrait se traduire immédiatement et pour commencer par la mise en place d'équipes pédagogiques nationales pour chaque matière fondamentale qui utiliseraient les technologies modernes de communication pour construire les rapports collectifs de travail. Il faut seulement oser penser que la division actuelle du travail n'est pas sacrée, qu'au contraire elle bloque sérieusement le progrès de notre université et de notre société. A plus long terme la nouvelle division du travail nous permettra de rejoindre la tendance internationale à l'autonomisation qui donne au collectif de travail toute la souplesse nécessaire à son adaptation pour la réalisation de ses objectifs. Si l'université ne redonne pas sa place au travail à quoi pourront servir toutes les stratégies de développement sinon à consommer notre rente pétrolière.

L'université algérienne s'étant progressivement vidée de ses squelettiques collectifs d'enseignants et de chercheurs, la massification actuelle des effectifs constitue un réel défi pour l'université et donc la société. Serait-ce là une occasion pour reconstruire ses collectifs sur de nouvelles bases ? Pour donner à l'Algérie une élite scientifique, une hiérarchie sociale qui lui fait cruellement défaut ? Des amateurs de stratégie pourraient dire qu'ici se présente une occasion de transformer une faiblesse en force : l'absence de collectifs ne fait pas bénéficier l'université de leurs forces mais lui épargne leurs inerties. Encore faudrait-il bien entendu qu'un nouveau rôle soit dévolu au travail et à l'université, qu'émergent de nouvelles dispositions sociales. Plutôt que d'accueillir simplement une jeunesse menacée par le chômage et d'autres fléaux, elle viserait à répondre aux besoins d'une société soucieuse de prendre sa place dans le monde. En apparence la société ne semble pas développer les dispositions qui lui permettraient de relever positivement un tel défi. Quel meilleur indicateur qualitatif pour juger des performances d'une direction sociale et politique ? Pour le moment, l'université se trouve placée devant une tendance à la dégradation de son activité scientifique et culturelle par le fait du débordement de son encadrement. Le même ou le moins bon travail enseignant doit faire face à un nombre sans cesse croissant d'étudiants. Il se voit de plus en plus écrasé par ses tâches répétitives. On le répète dans les colonnes de journaux : on ouvre des formations sans disposer de leur encadrement. De quoi ironiser sur le sens algérien du défi. Considérons ici ce que l'on peut appeler le procès de travail universitaire, celui enseignant en particulier. Pour son enseignement, l'enseignant recourt à ce qu'on pourrait appeler un « fonds de savoir », travail pédagogique objectif accumulé par différentes générations d'enseignants autour d'une discipline. Il s'agit donc du rapport de l'enseignant au savoir.

Ce que nous pouvons constater le concernant, et pour aller vite, du fait que l'université algérienne et ses disciplines n'aient pas construit le système de référence de chaque discipline (ce qui est particulièrement vrai pour les disciplines sociales et humaines), et ce malgré tous les efforts de chaque enseignant individuel, le travail enseignant se confirme de plus en plus comme un enseignement sans références. La pertinence de cette observation est telle, qu'elle peut être étendue à l'ensemble du travail intellectuel : notre pensée a renoncé à se situer parmi les références mondiales, à se donner ses propres références, de vrais appuis qui lui permettraient de s'élancer. Et il faut admettre que cette dernière tâche non seulement excède largement les efforts des individus pris séparément mais ne peut relever que d'une compétence collective. Le premier objectif de ces comités nationaux serait de donner à chaque matière ses références fondamentales, à donner une cohérence aux ressources documentaires disponibles.

A l'autre bout du procès de travail enseignant, se trouve l'étudiant et l'activité à laquelle il se destine. Il s'agit de ce que l'on pourrait appeler la seconde boucle du procès de travail qui met en cause le rapport de la société au savoir, de la question des besoins de la société en matière de savoir, de l'adéquation de la formation à l'emploi. L'étudiant est un travailleur en devenir, il apprend pour être, pour encadrer une activité, la développer. Il est doté d'une demande de savoir, il va s'approprier des dispositions, des compétences qui vont lui donner un capital humain qu'il pourra investir dans une activité sociale pour en tirer une rémunération conséquente.

Ce que l'on peut constater ici, c'est que la demande de savoir n'a pas beaucoup évolué malgré les changements culturels qui ont affecté la société algérienne. On peut dire sans se tromper beaucoup, que la société est partie à l'assaut de l'Etat et de ses ressources (conquête de droits sur ces ressources parmi lesquels figure le diplôme) plutôt qu'à l'assaut du savoir, dans une dynamique d'accumulation des capitaux culturel et humain. La demande de savoir reste celle d'une société faiblement différenciée, d'origine agricole qui ne voit pas son avenir dans son ancienne activité. Ce qui dissocie d'abord sa formation de son activité et ensuite ne lui permet pas de fonder dans une autre connaissance du monde son besoin de formation étant donné la faiblesse de ses moyens. Elle continue donc, comme nous l'avons caractérisée par ailleurs, à être largement indifférenciée. La conséquence en est que le contenu des années d'études peut ne plus avoir d'importance dès lors que la recherche d'emploi s'effectue dans un marché bureaucratique. C'est le nombre d'années d'études qui font la différence pour la fonction publique. La demande est une demande de diplôme qui certifie moins des dispositions scientifiques et culturelles, qu'une demande sur un droit à des ressources publiques. Elle n'est pas une demande de savoir proprement dite.

Aussi cela explique pourquoi la troisième relation constitutive ou boucle du procès de travail enseignant, la relation de l'enseignant à l'étudiant, est unilatérale et déconnectée des deux autres boucles : l'étudiant n'ayant pas de demande propre il prend ce que lui offre l'enseignant. Mais dans la mesure où l'enseignant n'a pas de système de références (certains cas, comme celui des mathématiques, sont particuliers à plus d'un titre) et n'a pas de demande à laquelle son offre doit faire face, il lui sera difficile d'imposer, de légitimer un « cours canon » qu'il aura importé d'une université étrangère par exemple. Par ailleurs, le nouveau poids de certaines tâches le fera réfléchir à deux fois avant de trop demander aux étudiants. Par ailleurs, l'étudiant veillera à lui rappeler le caractère arbitraire de son choix d'offre en le référant à la demande, à l'emploi s'il venait à être zélé. Ce qui va donc déterminer le contenu de l'enseignement c'est le consensus qui s'établira entre les trois instances, pouvoirs publics au travers de l'administration, enseignant et étudiants. Mais globalement, la relation entre enseignant et étudiant est unilatérale, fermée sur elle-même car déconnectée du fonds de savoir et de l'activité.

Aussi, le contenu de savoir n'est-il pris en compte que quantitativement dans le cadre de l'évaluation qui conduit à l'obtention du diplôme. Il est appris en vue de l'examen puis effacé par l'étudiant dans une optique de minimisation des coûts en vue d'obtenir un droit aux ressources publiques qui ne peut se fonder sur le savoir et l'activité sociale.

L'étudiant sait dans quel procès de production ou de travail il sera pris, il ne triche avec lui-même que parce qu'il ne s'interroge pas sur la pérennité du droit que ses études lui ont donné. Mais a-t-il vraiment les moyens de choisir ? Dans la mesure où l'emploi public pourra justifier le diplôme, la relation pédagogique pourra continuer à porter l'université, mais à partir du moment où il faudra que se rétablisse la relation au savoir pour retrouver la relation à l'emploi, cette relation s'effondrera entraînant l'université avec elle. Il n'y a là probablement peu de choses qui ne soient sues déjà. L'environnement économique détermine la demande de formation puis l'offre. Le blocage serait systémique. Il n'est systémique que parce que tout le monde s'accorde qu'il en est ainsi et donc est hors de sa responsabilité et de son action. Si l'on peut convenir que c'est l'ensemble de la division du travail qu'il faut revoir, comme nous le soutenons ailleurs, il n'en reste pas moins que toutes les choses n'ont pas la même propension au mouvement, au changement. Et le secteur de l'enseignement supérieur me paraît être le plus exposé, en même temps qu'il est le lieu de formation d'une hiérarchie sociale particulière, celle du savoir dont la construction ne peut être confondue avec celle de l'argent mais qui devra probablement la précéder. Ainsi, le procès de travail enseignant se trouve largement écartelé à ces deux extrémités à de très rares exceptions près. Le rapport au savoir de l'enseignant et de l'étudiant (la société à deux pôles différents pourrait-on dire, ceux de l'offre et de la demande de formation ici) est donc largement en cause. La compétition autour des droits sur la rente pétrolière s'est profondément installée dans la société. L'exemple récent de la Lybie qui a opté pour une certaine politique afin de libérer la société de la compétition autour d'une telle rente est significatif du problème. La rente pétrolière libère la compétition sociale de la compétition internationale et donc exclut le savoir d'une telle compétition. Pour que puisse se mettre en oeuvre une autre division du travail, il faudrait donc que soit donner une autre place au travail, que puisse s'engager une compétition autour de droits fondés sur des ressources renouvelables, que de nouvelles dispositions à l'égard du savoir soient encouragées et que soit mise en oeuvre une nouvelle division du travail. Telles pourraient être les directions de réforme du secteur de l'enseignement supérieur et de bien d'autres secteurs.






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