Algérie

Menaces sur la Tunisie



Il est plus que temps de s'inquiéter de ce qui se passe en Tunisie. Jour après jour, des violences et des provocations sont commises par des groupes – on parle déjà de milices - se réclamant du salafisme et ayant pour victimes des démocrates, des modernistes, des intellectuels ou de simples citoyens qui refusent de se laisser dicter leur conduite et leur mode de vie par des extrémistes de plus en plus actifs. Qu'il s'agisse du blocage de l'université de la Manouba par des étudiants (qui exigent que l'on autorise les étudiantes vêtues du voile intégral à suivre les cours), des menaces contre des libraires ou de l'agression dont ont été victimes le journaliste Zied Krichen et le politologue Hamadi Rdissi, on se rend bien compte que la situation se tend et que la paix civile est menacée.

Attardons-nous sur ce qui est arrivé à Krichen et Rdissi. Les images de leur agression devant le palais de justice de Tunis (ils étaient venus témoigner dans l'affaire de la diffusion du film Persépolis par Nesma TV) ont fait le tour du web. Pour les Algériens qui les visionneront, cela ne manquera pas de leur rappeler de très mauvais souvenirs. On y voit deux hommes, dignes mais blêmes, frappés par derrière comme seuls savent le faire les lâches, entourés par une foule d'excités et de barbus vociférant des menaces à l'encontre des « ennemis de Dieu ». Oui, c'est bien cette expression qui a été utilisée à plusieurs reprises et, là aussi, les Algériens savent à quelles actes sanglants ce genre d'accusation peut mener. « Ennemis de Dieu »… C'est aussi l'argument que l'on retrouve dans les tracts de soutien à Ennahdha ou dans le propos de certains députés nahdaouis qui proposent de couper la main et une jambe (!) à celles et ceux qui occupent aujourd'hui la rue pour manifester leur mécontentement sur le plan social et économique.

Il y a donc quelque chose de très inquiétant dans cette aggravation des tensions en Tunisie. Concernant les salafistes – dont certains veulent créer une police des mÅ“urs -, on ne peut qu'être étonné et scandalisé par l'impunité dont ils semblent bénéficier. Pourquoi les nouvelles autorités ne mettent-elles pas au pas ces groupuscules qui commencent à terroriser une bonne partie de la population ?

Est-ce une stratégie de pourrissement qui ne dit pas son nom ? Faut-il en conclure que les forces de police sont soit complètement dépassées soit infiltrées de l'intérieur par des personnes qui seraient proches du salafisme ou bien, hypothèse plus plausible, par des personnes qui ont intérêt à ce que la situation dégénère et que l'on en arrive à regretter l'ancien régime ?

Il faut dire que le comportement des salafistes ressemble beaucoup à celui de l'aile radicale de l'ex-FIS qui, en son temps, avait fini par croire que tout lui était permis, encouragée en cela par l'indifférence voire l'indulgence des forces de police. On connaît la suite et on sait aujourd'hui que ce radicalisme a beaucoup compté dans la justification de l'arrêt du processus électoral en janvier 1992. En clair, on voudrait aujourd'hui en Tunisie préparer le chemin pour une remise au pas musclée que l'on ne s'y prendrait pas autrement.

Les salafistes, leurs actes de violences et l'atonie de la police sont-ils les éléments d'un scénario destiné à favoriser la restauration d'un régime dur ? Un régime autoritaire qui, pour sauver les apparences, se réclamerait de la révolution du 17 décembre (ou du 14 janvier) pour suspendre, un temps (indéfini), la démocratie ? On est en droit de se poser la question d'autant que la soudaine multiplication de protestations sociales, de grèves et de sit-in déconcerte plus d'un observateur. Qui tire les ficelles en Tunisie ?

Dans cette affaire, la direction d'Ennahdha est très loin d'être exempte de reproches. Certes, ses dirigeants condamnent certains actes de violence mais ils prennent soin d'en ignorer d'autres.

A Tunis, on explique cette prudence comme étant le signe de la divergence croissante entre une direction obligée de donner des gages de démocratie et de respect du pluralisme politique et une base dont la majorité se demande pourquoi la mise en place d'une république islamique prend autant de temps.

A titre d'exemple, dans l'affaire Persépolis, la direction du parti religieux se dit respectueuse de la liberté d'expression, ce qui n'est manifestement pas le cas de nombreux de ses militants dont les positions n'ont rien à envier aux salafistes.

On peut aussi se demander si l'agitation salafiste ne sert pas d'abord Ennahdha qui, du coup, apparaît comme plus modérée et donc plus apte à rassembler les indécis.

Dans une situation d'extrême tension, marquée par les surenchères et les revendications outrancières des extrémistes, Ennahdha va pouvoir jouer sur deux tableaux. D'une part, apparaître comme une force modératrice et protectrice, et, d'autre part, en profiter pour continuer la politique des trois pas en avant, un pas en arrière (ce qui revient pour elle à imposer ses réformes à un bon rythme). Mais c'est une stratégie bien dangereuse dans laquelle sont engagés les dirigeants de ce parti. Peut-être sont-ils persuadés qu'ils peuvent manipuler et contrôler à l'envi les salafistes. A ce jeu-là, ils seraient bien les premiers car, l'Histoire l'a bien montré, les ailes radicales finissent toujours par imposer leurs vues… De leur côté, les forces démocratiques ne doivent pas se tromper d'adversaire.

Certes, les salafistes sont les vecteurs de l'agitation et des menaces sur la paix civile, mais les démocrates ne doivent pas oublier que leur premier adversaire reste Ennahdha dont le projet de transformation lente, mais sûre, des institutions et de la société est déjà en branle.

Bousculés, inquiets, entraînés dans des polémiques sans fin sur l'identité, le voile, la langue française et le travail des femmes, les partis d'opposition vont devoir combattre sur deux fronts au risque de perdre de leur sang-froid et de leur vigilance. Ce qui ne manquera pas de favoriser une reprise en main musclée de la Tunisie.








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