Algérie

«Mémoires de la chair»



«Mémoires de la chair»
L 'amour c'est ce qui fut entre nous, la littérature tout ce qui n'advint pas !» C'était ce que tu m'avais dit ce jour-là. Je m'en souviens, toujours.Que se réjouisse donc la littérature de notre triste histoire car immense est le champ de ce qui ne fut pas entre nous, à la mesure de plus d'un livre. Et que se réjouisse l'amour... car beau est ce qui advint entre nous, beau ce qui ne fut pas, plus beau encore ce qui ne sera jamais.Bien avant ce jour, je pensais qu'il était impossible de consigner le passé sans en être guéri. Peut-on piquer de la plume les anciennes blessures sans réveiller la douleur, regarder derrière soi sans nostalgie, sans folie, sanshaine 'Est-ce vraiment possible ' Non. De la mémoire on ne guérit jamais. C'est pour cela qu'on écrit, qu'on peint. Certains en meurent. (?)Je parcours le journal du matin dans l'espoir de trouver des réponses convaincantes à une «banalité» qui a dévié le cours de ma vie et m'a entraîné ici. Je parcours notre malheur, et le pays colle à mes doigts. Il est certains journaux dont il faut se laver les mains après lecture. Les uns salissent les doigts, les autres, plus luxueux, salissent l'esprit.Nos lecteurs ressemblent à nos journaux. Ils entament la journée avec une tristesse annoncée, un visage aux traits tirés, lavé dans la précipitation et projeté dans la rue, sans effort de sourire.25 octobre 1988. Gros titres. Beaucoup d'encre. Trop de sang. Peu de pudeur. A la une arabe, les mêmes têtes dans de nouveaux costumes, les mêmes mensonges, de moins en moins intelligents à chaque fois. Certains journaux, c'est à croire qu'ils vous proposent un billet pour fuir le pays...La fuite n'étant plus possible, jetons ce foutu journal... et allons nous laver les mains !La dernière fois qu'un journal algérien a attiré mon attention remonte à deux mois. Je feuilletais par hasard une revue quand j'ai vu ta photo étalée sur une demi-page avec ton interview à l'occasion de la parution d'un de tes livres. Je ne pouvais détacher mes yeux de ton image tout en essayant, vainement, de décrypter le sens de tes mots.Je te lisais ému comme si c'était moi qui te parlais de moi et non toi qui parlais aux autres d'une histoire qui n'était probablement pas la nôtre. (?)Demain je commencerai réellement à écrire, peut-être.J'aime que ce qui est important dans ma vie soit lié à une date... comme un clin d'?il à une autre mémoire. L'idée me tentait. J'écoutais la radio en y pensant. Le journaliste m'a rappelé, à moi qui avais perdu la notion du temps, que demain serait un 1er novembre. N'était-ce pas là une date mémorable pour entamer ce livre 'Demain s'achèvera la troisième semaine de ma présence ici, à Constantine. Demain, trente-quatre années se seront écoulées depuis la première balle de la Toussaint. Et trois semaines aussi depuis la dernière fournée de martyrs.Entre la première et la dernière balle, les cibles aussi bien que les objectifs ont changé... le pays aussi. Demain sera jour de deuil payé d'avance, sans défilés militaires, ni réceptions, ni échanges de félicitations officielles. Ils se contenteront de se renvoyer les accusations et nous de visiter les cimetières. (?)Le destin l'avait voulu. Il nous avait ramenés d'autres villes, d'un autre temps, d'une autre mémoire pour nous réunir dans une galerie de peinture parisienne. Ce jour-là, j'étais le peintre, et toi une curieuse visiteuse, à tous points de vue. Tu n'étais pas une fille qui aimait particulièrement la peinture, je n'étais pas un homme friand de minettes. Qui avait guidé tes pas en ce lieu ce jour-là ' Pourquoi ai-je posé si longuement mon regard sur ton visage 'Je suis un homme qu'intriguent les visages car seuls les visages nous révèlent, nous démystifient. Je suis un homme capable d'aimer ou de repousser rien que sur un visage.Mais je n'irai pas jusqu'à prétendre que je t'ai aimée au premier regard. Je t'ai aimée bien avant ce premier regard.En toi, il y avait quelque chose que je connaissais déjà.Quelque chose dans les traits d'emblée aimés de ton visage avait accroché mes yeux comme si jadis j'avais aimé une femme qui te ressemblait, ou comme si j'étais depuis longtemps disposé à aimer une femme qui te ressemblerait.D'entre tous les visages de la galerie, seul le tien m'avait attiré, et ta robe blanche volant d'une toile à l'autre avait pris la couleur de ma confusion et de ma curiosité...Et le blanc avait tout à coup dominé la galerie grouillante... de tant de visiteurs, de tant de couleurs.L'amour naît-il aussi d'une couleur qu'on n'aime pas forcément ' (?)Je t'ai laissée dans le salon debout face à la glace, mettant un peu d'ordre dans tes vêtements, tes cheveux... et j'ai disparu dans la cuisine comme si soudain j'avais honte de mon audace.A mon retour, tu étais devant la bibliothèque, triturant mes livres. Tu avais retiré un volume, le plus petit.? N'est-ce pas le recueil de ce poète dont tu m'avais parlé '? Il y a un autre recueil de lui sur la même étagère.? Ziad El-Khalil ' J'ai déjà entendu ce nom.Tu as retourné le livre, fixé la photo, sur la quatrième de couverture, et lu le résumé.? Puis-je te les emprunter ' Je préfère les lire à mon rythme cet été. Je n'ai rien à lire.? Bien sûr ! Je suis sûr que cette lecture influencera tes prochains textes. Tu y trouveras des choses magnifiques, surtout dans le deuxième. Projet pour un amour à venir est ce qu'il a écrit de plus beau !Tu as aussitôt fait disparaître les deux recueils dans ton sac, tout heureuse. On aurait dit une fillette s'en retournant chez elle avec des jouets longtemps convoités.Bien sûr, j'ignorais alors que je serais ton autre jouet, et que ces deux livres allaient eux aussi avoir un impact sur notre histoire. (?)Sous mes pieds, l'abîme fendu par la lenteur écumeuse de l'oued Rhummel. En le contemplant, j'étais conscient que l'amour m'interpellait pour une union charnelle avec la mort, une ultime occasion de m'unir corporellement avec Constantine et la mémoire de cet aïeul avec lequel j'éprouvais tout à coup une complicité certaine.Etait-ce le désir de me lancer dans le vide et de me fait ressentir de la honte vis-à-vis de cette ville ' Seuls les étrangers ici ressentent le vertige. Depuis quand cette ville me compte-t-elle parmi eux 'Pourtant je n'étais pas prêt à mourir ce jour-là. Non pas parce que je tenais à la vie, mais parce que j'éprouvais, avec cette tristesse qui m'avait étreint dès mon arrivée, un sentiment étrange et ambigu. Amertume et déception se muaient en une sérénité et un bonheur indéfinissables.J'apprenais à rire de ce qui m'agressait, et à faire face à la mémoire avec une ironie amère.N'étais-je pas venu en ce lieu suite à une décision folle, peut-être même pour chercher la folie dans une ville qui en était probablement coutumière ' De ce jeu douloureux, je commençais à jouir, en secret, et tenais à vivre tous les chocs avec un masochisme délibéré. De cette désillusion je tirerais profit dans mon ?uvre future.Je décidai finalement de m'éloigner de ce pont qui fut un jour le commencement de ma folie. Il m'effrayait après m'avoir séduit, moi qui l'avais transformé en décor de vie, en toiles qui ornaient mon appartement. (?)Les youyous résonnent dans toute la maison. Je brûle des cigarettes à un rythme effréné. Mon c?ur déborde de tristesse mais je redouble de joie hypocrite. Je ris avec les invités, m'assois à côté de ceux que je connais, à côté de ceux que je ne connais pas, discute de ce que je sais et de ce que j'ignore pour ne pas me retrouver seul avec toi, pour ne pas te retrouver en moi, et m'écrouler... J'embrasse le marié. Chaleureux, il m'enlace comme un vieil ami qu'il n'a pas revu depuis longtemps.? Eh bien, te voilà venu en Algérie ! S'il n'y avait pas ce mariage, on ne t'aurait pas revu de sitôt !J'essaie d'oublier que c'est à ton mari que je m'adresse, à un homme qui me parle par courtoisie, car il est pressé, car il ne pense probablement qu'à ce moment où il sera seul avec toi à la fin de la soirée. Je contemple son cigare dont la longueur est à la mesure de l'événement, son costume de soie bleu qu'il porte avec l'élégance de celui qui est habitué à la soie. J'évite de m'attarder sur son corps, de penser à... je me distrais en regardant les autres.Et tu apparais...Au milieu d'un cortège de femmes spécialisées dans la gaieté et la joie, comme je le suis dans la tristesse et la peinture. C'était la première fois que je te revoyais après de longs mois d'éloignement, si proche et si lointaine en même temps. Tu marchais d'un pas lent, alourdie par le poids de tes parures, au milieu des youyous et des bendirs, au rythme de cette chanson qui agresse ma mémoire, me projette dans l'enfance, au temps où je courais d'une maison à l'autre après les cortèges de femmes, derrière des mariées inconnues. Ah, comme j'aimais ces chansons qui les accompagnaient, les faisaient pleurer ! Ces chansons, bien qu'incompréhensibles, me charmaient. Elles me font pleurer aujourd'hui !




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