Algérie

Mémoires d'un algérien-Tome 4: Craintes et espérances-1988-2019, de Ahmed Taleb-Ibrahimi Le style de l'Homme d’État



Mémoires d'un algérien-Tome 4: Craintes et espérances-1988-2019, de Ahmed Taleb-Ibrahimi Le style de l'Homme d’État
Publié le 21.09.2023 dans le Quotidien l’Expression
Par Brahim Takheroubt

Le livre de Ahmed Taleb Ibrahimi, Mémoires d'un Algérien Tome 4: Craintes et espérances -1988-2019-, est d'une exceptionnelle puissance. Il invite à une fascinante immersion dans notre Histoire contemporaine avec ses tares, ses espérances et son lot d'incertitudes. La période allant du soulèvement d'octobre 1988 à aujourd'hui, en passant par la décennie noire, à l'élection présidentielle de 1999 jusqu'à la chute de l'ancien régime emporté par la déferlante du Hirak en 2019, est passée au crible de la mémoire d'un infatigable militant. Ahmed Taleb y extrait un jus qu'il nous sert volontiers en 400 pages. C'est le quatrième tomme de ses mémoires. Il est bâti sur une trame qui retrace des faits brûlants qui ont marqué les deux dernières décennies. Témoin privilégié, Taleb dissèque ces évènements qu'il a vécus en tant qu'acteur souvent dans les feux de l'action. Il racontera les déboires de Wafa, qu'il a créée et non agréée, il consigne les tragiques évènements du printemps noir de 2001 en Kabylie, ses combats incessants pour l'avènement d'un véritable État de droit, le complot ourdi contre sa candidature à la présidentielle du 8 avril 2004, la réconciliation abîmée, le pouvoir absolu, et l'incroyable mouvement du Hirak.
L'ouvrage a été dédié «À la mémoire de Bélaïd Mohand Oussaïd, mon collaborateur et ami de 50 ans, qui possédait les vertus cardinales du militant authentique: compétence, courage, probité et fidélité, qui m'a déchargé de moult corvées quotidiennes, afin que je puisse me consacrer, exclusivement à la rédaction de ce quatrième tome». Dès l'entame de l'ouvrage, l'auteur passe un contrat de sincérité avec le lecteur en s'engageant de ne pas dissimuler ses témoignages citant un verset du Saint Coran: «Ne dissimulez pas le témoignage: celui qui le dissimule, son coeur est tout péché» (la Génisse 283).

Le précieux legs du père
Tout a commencé le 7 novembre 1988 quand sa demande de démission du gouvernement, déposée un mois plutôt, a été enfin acceptée par le président Chadli Bendjedid. Le voilà enfin «libre» après 23 années de bons et loyaux services pour le pays. «Novembre 1988, je peux m'adonner allègrement à mon hobby favori, dont j'ai été quasiment privé durant 23 ans. La lecture». L'amour des livres est pour lui un précieux legs qu'il a hérité de son père Cheikh El Bachir El Ibrahimi. «Je bénis la mémoire de mon père qui m'a légué des livres et l'amour des livres.» Au fil des chapitres, on se retrouve au croisement entre l'exactitude des faits, la rigueur historienne et le réquisitoire d'un homme engagé. Il se résigne? Jamais! Ce mot est banni dans le lexique des militants de la cause nationale. C'est juste un tantinet d'amertume qui semble dire: tout ça pour ça! Le FLN, son parti, subit les premières répliques de la secousse post-octobre 1988. L'ex- parti unique mort la poussière aux municipales de juin 1990. Pour la première fois, le FLN s'initie au goût de la défaite alors que le FIS dissous triomphe. «(...) Les ténors du FLN se réunissent le 27 octobre 1990 pour débattre de l'opportunité de quitter le comité central». Ils se contentent de signer un document, qui insiste, notamment «sur la confusion entretenue entre le Parti et l'État, sur le clair obscur, qui caractérise les choix économiques et réclame une réunion extraordinaire du Comité central». Acculé, le pouvoir révèle ses talons de redoutable sprinter dans la fuite en avant. Au lieu d'ouvrir un dialogue, il parle «d'acquisitions illégales» entretenant le flou sur ce qu'il vise réellement. «Je rétorque que je n'ai cessé, devant le Comité central, de réclamer la transparence, c'est-à-dire la publication de la liste des biens de tous les grands commis du Parti et de l'État». Ainsi commence la rupture définitive avec l'ancien système. Ce divorce atteint son paroxysme au milieu des années 1990 quand le pays sombrait dans le tréfonds de la violence. Ahmed Taleb était un réconciliateur jusqu'au rachis. Il le dit et l'assume publiquement. Il faut se parler, il faut dialoguer «oui dialoguer même avec les éléments du FIS dissous», était son leitmotiv.
Cet attachement téméraire au dialogue ne lui a pas valu que des médailles. Tantôt rangé dans la case des islamistes en alpaga, tantôt dans celle des réconciliateurs rétrogrades, les coups étaient durs et les jugements blessants. Mais élevé à la grande école du Mouvement national, l'Homme est blindé. «Nourris de l'illusion du tout- sécuritaire, artisans acharnés ou victimes de la diabolisation de l'islam, ils voyaient en moi le prototype de l'intégriste parfait. Si celui qui accomplit sa prière se comporte en musulman respectueux des valeurs musulmanes, est intégriste, alors je le suis.»

Un espoir cisaillé
Qui eut raison, qui eut tort dans ce débat entre réconciliateurs et éradicateurs? Le livre de Taleb donne une profondeur inattendue à ce questionnement. Il a le mérite de nous rappeler qu'à certaine époque on n'avait pas donné toute sa chance au dialogue dans notre pays. La vie démocratique peut-elle s'accommoder de ce déficit admis en habitude, sinon en système? Le mépris officiel du dialogue, des décennies durant, ne corrompt-il pas le contrat social? Le propos pourra sembler excessif mais le pari de ce livre consiste à l'étayer par une forme originale d'une enquête historienne.
Les pages consacrées à l'élection présidentielle d'avril 1999 exhalent des relents d'une grande amertume chez l'auteur. Il croyait au plus profond de lui- même que la chance est singulière pour que l'Algérie puisse entamer une vraie mue démocratique et constituer un début de solution à la crise. Il sillonne le pays, installe ses bureaux et mène une des campagnes électorales des plus réussies en termes de qualité de meetings et de présence. Des moments fabuleux dans une Algérie qui relève la tête et émerge subitement des décombres d'une violence inouïe. Cet élan d'espoir a été cisaillé. Déçu par l'ampleur d'une fraude électorale en préparation, Taleb-Ibrahimi refuse de cautionner cet énième dérive. Il a dû, à l'instar des cinq autres candidats, se retirer, de la course. «Le retrait des candidats a donné un régime légal mais sans légitimité et donc incapable de répondre avec succès aux exigences de la réconciliation et du changement.» Depuis, la porte était grande ouverte aux dérives. L'auteur considère que «la Constitution de 2008 comme étant un tournant dans l'établissement d'un régime autocratique que le Président déchu avait établi, notamment après la modification lui permettant de se présenter pour un troisième mandat». Une dérive en appelle une autre et la corruption infeste le pays jusqu'aux institutions de la République. «Cette corruption avait coûté des pertes colossales au Trésor public, s'élevant à près de 78 milliards de dollars.» Rajoutant que «l'Algérie figurait parmi les pays les plus corrompus dans le monde».

Inoubliable Ait Ahmed
Au chapitre des souvenirs, Taleb s'attarde sur des personnages exceptionnels qu'il a eu à côtoyer. En prison d'abord, à Fresnes. «Les liens qui se tissent en prison, je le découvre, encore une fois, sont indéfectibles. Je me rappelle que Boudiaf avait apprécié, c'est lui qui me l'a dit, que je sois pratiquement le seul responsable de l'Ugema, à ne pas avoir effectué le voyage, de Tlemcen, où bon nombre de cadres affluaient pour faire allégeance à Ahmed Ben Bella, dans l'espoir d'obtenir un poste de ministre ou de figurer sur la liste des députés». De Hocine Ait Ahmed, il parle avec admiration et reconnaissance pour un «cadeau» inoubliable que lui avait offert le chef historique. Alors qu'ils étaient détenus, Ait Ahmed l'invitait en lui demandant «de passer prendre le café dans sa cellule, il avait pris auparavant le soin de demander à sa femme, au Caire, d'inviter mes parents pour que je puisse leur parler au téléphone. Ce qui relevait de l'impossible si ce n'était la considération que les autorités françaises accordaient aux cinq membres du GPRA détenus à la prison de Fresnes». Pour Taleb c'était l'un des plus beaux sinon le plus beau cadeau de sa vie. Sur son chemin Taleb a croisé des hommes de valeurs. C'est avec des termes élogieux qu'il évoque le défunt Noureddine Nait Mazi, l'ancien directeur du quotidien El Moudjahid, «Lorsque je pense à Noureddine Nait Mazi, les premiers mots qui me viennent à l'esprit sont élégance, conviction et fidélité.» L'épilogue de ce quatrième tome est consacré à d'autres rencontres de Taleb avec des hommes de culture. Déclinés comme un élégant nuancier de couleurs, on y découvre Assia Djebar, Jacques Berque, Slimane Cheikh, Ali Merad, Mohamed Arkoun, François Burgat, Malek Haddad. Des tranches d'une vie fascinante, des pages d'une histoire passionnante. Quelle que soit l'opinion que l'on puisse avoir sur Ahmed Taleb, son héritage en tant qu'acteur politique est indéniable. Il laisse une empreinte durable sur les rapports politiques du pays, sur l'histoire et la diplomatie algérienne et jusqu'à un temps récent, il a continué d'influencer les débats. Ses conseils sont recherchés, sa parole écoutée et son avis compte. Aucun de ses pourfendeurs ne peut rivaliser avec sa notoriété, son rayonnement intellectuel et sa puissance analytique. Ahmed Taleb-Ibrahimi, 91 ans garde intacte sa fraîcheur intellectuelle et sa mémoire prodigieuse.
Brahim TAKHEROUBT



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