Algérie

Mémoire vive d'une histoire douloureuse


Les tragiques évènements de 2001 en Kabylie restent comme une plaie béante, une profonde blessure dans la mémoire collective. Le cri de la jeunesse assassinée continue de résonner.En cette matinée du 14 juin 2001, alors que les chaleurs estivales qui commençaient à se faire sentir n'incitaient point au moindre mouvement, la Kabylie, meurtrie dans sa chair après l'assassinat de plus d'une centaine de jeunes en avril, s'est mobilisée, dès l'aube, comme un seul homme pour prendre le chemin de la capitale. En bus, en camions, en voitures, des centaines de milliers de personnes ont déferlé sur Alger pour porter, dans un élan de citoyenneté exceptionnel, un message aux plus hautes autorités du pays. Remettre au président de la République, Abdelaziz Bouteflika, une plateforme politique centrée essentiellement sur l'urgence d'un changement démocratique. Mais aussi et surtout mettre un terme à la sanglante répression qui s'est abattue sur la Kabylie durant des semaines et qui a ravi 128 jeunes, assassinés par balles. Un massacre déclenché le 18 avril par l'assassinat du lycéen Guermah Massinissa dans l'enceinte même de la brigade de la Gendarmerie nationale de Béni Douala.
Devant la foire aux Pins-Maritimes, lieu de départ de la marche vers la Présidence, à El-Mouradia, sur les hauteurs d'Alger, plus d'un million de personnes étaient rassemblées. C'était, en tout cas, le plus impressionnant déferlement humain que la capitale n'avait jamais connu jusqu'alors. Ces porteurs d'un message d'espoir de liberté et de démocratie venaient non seulement de Tizi Ouzou, de Béjaïa et de Bouira mais aussi de Sétif, de Bordj Bou-Arréridj et de bien d'autres wilayas encore. Les images de la foule immense sur l'autoroute à l'entrée d'Alger sont saisissantes, historiques. Elles immortalisent un sursaut citoyen jamais connu dans le pays, incarné par une jeunesse en colère, porteuse des rêves de tout un peuple longtemps réduit au silence. Galvanisée par des chants révolutionnaires puisés dans le répertoire du plus engagé des chanteurs, Matoub Lounès ? assassiné trois ans auparavant ?, l'incroyable marche pacifique a été accueillie par une violence inouïe. Et comme la répression policière ne suffisait pas, des bandes de baltaguia étaient mobilisées pour casser du Kabyle.
L'enfer est ainsi promis à tout manifestant qui s'aventure dans les rues d'Alger. Des baltaguia de tout acabit furent invités "à défendre leur ville". Poignards, gourdins et autres armes blanches en mains, ces voyous se sont adonnés à une véritable chasse à l'homme dans les rues d'Alger. Une opération de lynchage en règle dont ont été victimes des centaines de manifestants. Le jeune Toufik Namane y laisse sa vie. Dans une opération de propagande montée de toutes pièces pour salir les manifestants et les discréditer, des saccages de magasins ont été imputés aux manifestants. Pis encore. Un journaliste et un photographe de presse ont été tués non loin du garage de l'Etusa. Leur mort a été également imputée aux manifestants, avant que la vérité n'éclate découvrant qu'ils avaient été fauchés par un bus.
Les rares manifestants qui ont réussi à atteindre le quartier du Télemly ont été accueillis par un déluge de bombes lacrymogènes lancées par les forces antiémeutes déployées en nombre impressionnant sur plusieurs kilomètres avant le siège de la Présidence. En somme, l'exceptionnelle mobilisation citoyenne s'est transformée en drame du fait de la répression décidée par les autorités. La capitale est devenue un immense champ de bataille et depuis, les marches ont été systématiquement interdites à Alger. Le soir venu, non seulement la plateforme d'El-Kseur n'a pas été remise au Président, mais la Kabylie assiste, ahurie, à un journal de 20h de l'ENTV qui qualifie ses habitants d'"envahisseurs" venus saccager la capitale. Un traitement médiatique tendancieux, propagandiste qui n'a pas manqué de rajouter de l'huile sur le feu. À la mort qui lui est infligée on jette l'opprobre sur la région qui n'en finit pas de panser ses blessures. Indignés, les citoyens de Kabylie décident massivement de ne pas s'acquitter des factures d'électricité qui contiennent une quote-part reversée à cette chaîne publique et exigent des excuses publiques. Une réponse civique adressée aux "donneurs de leçons" qui officient au boulevard des Martyrs et à leurs tuteurs. Cette journée que nul n'est encore près d'oublier en Kabylie est marquée d'une croix rouge dans la page peu glorieuse de la mémoire nationale. Elle noircit davantage un cycle chargé de sang et de larmes qui ronge la région.
Cet événement est loin d'être classé dans les archives car il continue de structurer la conscience politique en Kabylie et de forger l'âme militante des jeunes, y compris ceux qui étaient encore des gamins. Une mémoire douloureuse qui se transmet tout naturellement. Dans chaque rue, mur ou coin d'une commune de la région, le sang des jeunes assassinés et des milliers de blessés n'a pas encore séché. Les portraits des victimes sont accrochés partout dans les villes et villages, mais surtout dans la conscience collective. Ancien animateur du mouvement citoyen de Kabylie, Mohamed Saïdoune souligne à ce propos que "la Kabylie qui avait investi la capitale pour dénoncer les assassinats de jeunes innocents et de toutes les victimes de la répression sauvage orchestrée par les tenants du pouvoir, est restée toujours digne en ce 12 juin 2021 où elle a refusé de pactiser avec le même pouvoir qui a mené le pays vers la ruine totale, en administrant un troisième refus d'affilée aux simulacres d'élections qu'il organise".
La blessure est profonde d'autant que la justice n'est pas passée. Un crime sans coupable. Cette tragique séquence et surtout faute de solidarité nationale à la hauteur du drame, a poussé des citoyens de cette région à se projeter dans d'autres destins. Il aura fallu attendre presque deux décennies pour voir naître dans la douleur un nouveau sursaut général, cette fois-ci qui va définitivement arracher les Algériens à la fatalité.
Le 22 Février 2019 a fonctionné aussi comme une résonance aux cris de 2001 et dans une fraternité retrouvée. Dans les mêmes rues d'Alger où on cassait du Kabyle, les Algérois se sont mis soudainement à scander des slogans en hommage à la Kabylie qui avait compris avant l'heure... Les chants du 14 juin 2001 sont repris en ch?ur et partout en Algérie. "La Kabylie a fini par contaminer le reste de l'Algérie", commentaient fièrement les hirakistes. Même la courbe du boycott des élections tente de suivre celle de Kabylie. Ironie du sort, les Algériens interdits de manifester dans leurs villes, sont contraints de se rendre à Tizi Ouzou ou à Béjaïa pour marcher et dans la communion. N'en déplaise à Bengrina et ses apôtres de la haine et de la division.
Samir LESLOUS
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