Algérie

Mémoire et rente


Régulièrement, le débat sur le rôle et l'existence même du ministère des Moudjahidine et des Ayants droit fait polémique dans l'opinion. Contre l'instrumentalisation de la mémoire à des fins politiciennes, des voix s'élèvent et appellent à revoir le statut de ce ministère.Le ministère des Moudjahidine et des Ayants droit vient de bénéficier d'un budget de fonctionnement de pas moins de 235 milliards de dinars dans la loi de finances 2021 adoptée à l'Assemblée populaire nationale (APN), le
17 novembre dernier. Au sein de l'opinion publique, ce montant conséquent passe mal. Il est, pour certains, choquant.
C'est un budget d'autant plus injustifié, pensent d'autres, car il intervient à un moment où le pays traverse une conjoncture économique et sociale des plus incertaines, aggravée par la crise sanitaire liée à l'épidémie de Covid-19.
Nombreux parmi les jeunes, notamment, ne comprennent pas, 58 ans après l'indépendance, l'utilité, hormis le reversement des pensions, de maintenir ce ministère qui surclasse, en termes de dotation budgétaire, des départements d'Etat pourtant stratégiques, à l'instar de l'Agriculture, de la Jeunesse, de l'Energie ou encore de la Culture.
Sur les réseaux sociaux, si les internautes soulignent et rappellent avec force leur reconnaissance envers les moudjahidine qui se sont sacrifiés pour libérer le pays du joug colonial, ils accusent, toutefois, "la famille révolutionnaire" de faire de la guerre de Libération un "fonds de commerce". Pour d'autres, ce ministère est devenu un instrument politique aux mains de la classe dominante.
"C'est scandaleux qu'en 2020, ce ministère continue de bénéficier d'un budget aussi important. Où va tout cet argent ' Et puis, combien sont-ils réellement à être encore en vie '", se demande A. Rezali. "Ils ne devraient pas dépasser un millier", rétorque R. Bouzina, en rappelant que leur nombre a été largement gonflé par les "faux moudjahidine" qui continuent d'accumuler de nombreux avantages et privilèges sur le dos du contribuable.
Depuis l'adoption de la loi de finances, sur les réseaux sociaux, les débats sur le budget alloué à ce département pullulent et soulèvent des interrogations. Les jeunes Algériens qui ignorent presque tout de la guerre de Libération perçoivent mal qu'un ministère comme celui de la Jeunesse soit relégué au bas de l'échelle budgétaire, alors que la population algérienne est majoritairement âgée de moins de 30 ans.
Expression d'un conflit de générations latent ' Pour le sociologue Rabeh Sebaa, les jeunes générations se sentent, malgré elles, redevables d'une dette sciemment entretenue et politiquement "sacralisée".
"Il est de l'ordre du banal de rappeler que la société algérienne se compose majoritairement de jeunes. Mais il est des banalités qui redonnent un sens à beaucoup de stéréotypes érigés en évidence. Comme celui qui consiste à considérer la participation d'une frange de la population à la guerre de Libération comme une dette ad vitam aeternam envers la société entière.
II ne s'agit pas de nier l'apport historique de cette partie de la population, loin s'en faut ! Mais ne pas nier un apport ne signifie pas sacraliser", affirme-t-il, ajoutant que la majorité de la population le perçoit ainsi : une dette. Faut-il alors franchir le pas, briser un tabou et supprimer ce ministère '
Rabeh Sebaa rappelle, à ce propos, que sa suppression ne signifie aucunement la disparition des acteurs d'une phase historique de la mémoire collective. Encore moins une quelconque négation du rôle joué par ces acteurs dans la guerre de Libération. Bien au contraire, pense-t-il.
Instrumentalisation
Il explique : "La portée symbolique d'une telle décision, à savoir la suppression de ce ministère, revêt la forme d'une réconciliation d'une frange ?à part', perçue comme une caste privilégiée, avec le reste de la population."
Le sociologue rappelle, d'ailleurs, que le remplacement de ce ministère par une structure plus modeste, mais orientée vers un travail mémoriel pédagogique en direction de la société, a été expérimenté au début des années 1990 par un responsable dit "réformateur" (gouvernement Hamrouche, ndlr), mais abandonnée par la suite, sous la pression soutenue de quelques "coriaces rentiers de la mémoire", ajoute l'universitaire.
Pour beaucoup, le ministère des Moudjahidine, au-delà des missions pour lesquelles il a été créé, est devenu un instrument politique entre les mains des différents régimes. L'historien Amar Mohand Amer affirme que l'instrumentalisation politique de ce département pose un véritable problème. "Il est devenu un levier politique aux mains des pouvoirs successifs.
Le système politique et sa logique de légitimation du pouvoir par la guerre a fait en sorte que ce ministère soit aussi mobilisé dans les questions de mémoire, d'histoire et de politique. Ce n'est pas son rôle", affirme Amar Mohand Amer, qui ajoute que ce "dévoiement" n'est pas pour honorer la mémoire des chouhada.
Comme le sociologue Rabeh Sebaa, l'historien ne croit pas que la suppression de ce ministère budgétivore pourra nuire à la mémoire collective. Il en veut pour preuve les manifestations historiques de millions de citoyens, en 2019, où les jeunes Algériens ont plébiscité avec force et beauté les figures historiques du mouvement national.
"Les Algériens ont un grand respect pour la guerre de Libération et ses faiseurs, hommes et femmes. Je pense que le mouvement citoyen, le Hirak, a démontré, et de fort belle manière, que les Algériens n'ont jamais tourné le dos au FLN historique et à tous les symboles du mouvement national." Mais, poursuit-il, "maintenir un ministère aussi budgétivore, alors que ceux consacrés à la jeunesse sont très réduits, est perçu comme une grande contradiction, voire un affront, envers la jeunesse notamment".
Chez les représentants des moudjahidine, il n'est aucun doute que toutes ces "critiques" et appels à la suppression de ce ministère cachent une campagne de dénigrement menée par des officines étrangères. Pour le secrétaire général de l'Organisation nationale des moudjahidine (ONM), Mohand Amar Benlhadj, ces "attaques" ont un objectif bien précis : porter atteinte à la mémoire des Algériens.
"Ceux qui appellent à démonter le ministère des Moudjahidine sont dans l'erreur. Mais cela n'est pas innocent. Il existe, en Algérie, des relais étrangers qui veulent souiller la guerre de Libération nationale", prévient Amar Benlhadj.
Lors d'une entrevue, le maquisard et ancien directeur au ministère des Moudjahidine précise, par ailleurs, que le gros du budget de fonctionnement attribué à ce département va vers le reversement des pensions. "Tout le monde sait qu'il y a eu, à la fin de la guerre en 1962, des hommes et des femmes qui se sont retrouvés seuls, démunis, après s'être sacrifiés pour la libération du pays.
La plupart des chouhada ont laissé des parents et des veuves parfois avec enfants. D'autres, ayant échappé à la mort, se sont retrouvés invalides. À ceux-là s'ajoutent les moussebbiline qui, certes, n'ont pas pris les armes, mais ont contribué avec des aides, de la nourriture, des abris, une participation financière à la guerre de Libération.
Tout ce monde avait besoin, à l'indépendance, d'une assistance directe et d'une prise en charge. C'est dans ce contexte que le ministère des Moudjahidine a été créé", rappelle le SG de l'ONM, en précisant, en outre, que longtemps, les pensions n'étaient pas inscrites au budget de fonctionnement du ministère.
"Elles étaient reversées par le Trésor public de 1962 à 1990. C'est quand leur reversement a été pris en charge par le ministère, à partir des années 1990, que ce dernier a vu son budget naturellement augmenter", explique-t-il, avant d'indiquer que "la campagne de dénigrement en cours est menée depuis la France".

Karim BENAMAR
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