Algérie

Mémoire du tragique



Mémoire du tragique
Comment, 143 ans plus tard, l'insurrection de 1871 peut-elle rejaillir dans l'art 'En 1871, l'Algérie est sous domination française. A l'est du pays, dans la région de Kabylie, le bachagha cheikh El Mokrani (1815/1871) initie une révolte à caractère nobiliaire. Avec l'instauration d'un régime civil, l'aristocratie indigène est spoliée de ses terres. Sa tentative de rallier à sa cause cette classe se solde par un échec. Il fait alors appel à cheikh El Haddad (1790-1873), chef de la confrérie soufie des Rahmaniya. Le mouvement insurrectionnel prend une dimension populaire.Les conséquences sont dramatiques, tragiques. Répression ! Confiscation des terres ! Destruction des villages ! Emprisonnement des insurgés ! Condamnations à mort ! Déportations à Cayenne et en Nouvelle-Calédonie ! 2014. Cent quarante-trois ans plus tard. La mémoire vient nicher sa parole confisquée dans les souterrains de la conscience de Kamel Yahiaoui, artiste, plasticien, enfant de cette Kabylie réduite à feu et à sang en 1871. L'artiste n'est pas indifférent à cette incursion inopinée. Il accueille cette mémoire.L'écoute. L'observe. La regarde. La caresse. Et se laisse bercer par l'histoire de ces hommes injustement réprimés, assassinés, expatriés. Et voilà que sa mémoire se souvient des paroles de son grand-père : «Wigui di mdjuhad. Adireham rabi Ccix Aheddad» (ceux-là sont des moudjahidine, que Dieu bénisse Cheikh Aheddad , disait-il en désignant des ikoufene. Ce n'est que plus tard que Yahiaoui établit le lien entre ces objets et l'insurrection de 1871.Dans la tradition berbère, les ikoufene (pluriel de akoufi) ont la forme de jarres confectionnées avec de l'argile, par des femmes. Celles-ci les décoraient de signes graphiques qui, au-delà de leur valeur esthétique, sont réputés avoir une fonction «magique» et «ésotérique». Dans la vie quotidienne, ils sont liés à l'usage domestique et alimentaire. Ils servent de lieux de stockage de denrées céréalières et de fruits secs.Durant l'insurrection de 1871, ces objets ont été détournés de leur fonction première pour servir de caches d'armes aux insurgés.Touché par cette stratégie de contournement, K. Yahiaoui se saisit à son tour de cet objet. Pour la première fois ! Il se l'approprie, le façonne, le métamorphose et le détourne de ses fonctions utilitaire, domestique, usuelle et artisanale pour lui attribuer la valeur d'un objet au sens latin (médiéval) du terme, c'est-à-dire «objectum» qui signifie «ce qui est placé, jeté devant»; ce qui s'offre à la perception, à la vue, aux sens, aux affects, à l'esprit».C'est ainsi que akoufi prend la signification d'une «trace» d'un passé tragique, oublié, jusqu'à «presque» effacement, pour devenir l'Objet détourné à des fins artistique, historique, symbolique, humaine. C'est-à-dire un Objet réel, «remodelé» au gré de l'inspiration de l'artiste qui nous invite à porter un regard renouvelé, voire neuf, sur cet objet familier qu'il dépouille de sa dimension artisanale voire «exotique» pour l'élever au «rang» d'?uvre d'art façonnée en métal oxydé. Et voilà que ces objets s'imposent à notre vue comme des objets funéraires dont les cols métamorphosés en urnes, destinées à recueillir les cendres des exilés et des morts durant la révolte, accentuent davantage la dimension mortuaire et sacrée. Le recours à la métaphore de la mort par le rite de l'incinération exprime sans doute le désir de l'artiste de rendre justice à ces hommes, morts, physiquement, car tués, et symboliquement, car déportés en Nouvelle-Calédonie et à Cayenne sans possibilité de retour sur leur terre natale.Pour accompagner cette cérémonie funéraire, Yahiaoui imagine un procédé qui prend l'allure d'un scène éclairée, dédiée à la fête et à la joie. Car au milieu de chacun de ces ikoufene, dans ce lieu qui sert d'espace de stockage d'aliments, l'artiste creuse trois trous, y insère des rails, un driver qui diffuse une lumière chaude et des images de personnages gravés sur des radiographies, médium réservé au champ médical. Chez Yahiaoui, artiste à la précision chirurgicale, ce support prend un sens intimiste car il permet de «scanner les émotions, de radiographier les intérieurs humains». Il confie ainsi : «Mes radiographies sont des écrans de l'histoire, des gyrophares du présent et des chartes humaines pour un autre futur. Elles tremblent de lumière pour avertir du danger créé et fait par l'homme.»Seuls, regroupés, séparés, alignés l'un à côté de l'autre, face à des inconnus, dans la position de condamnés à mort, les personnages mis sous notre regard, ont l'allure digne et fière. Malgré la solitude qui étreint leurs corps; en dépit de l'ombre qui parcourt leurs visages non identifiés, et par moments effacés jusqu'à l'anonymat, ces êtres humains s'offrent au regard dans une attitude enluminée au sein de ce «land art» où ces ikoufene prennent l'allure de fresques mémorielles.Silence muséal ! Recueillement ! Trouble du regard ! Agitation de l'esprit ! Délectation de l'?il ! Puis de l'esprit ! Et voilà qu'au sein de cet espace d'animation visuelle, ces ikoufenes s'animent peu à peu devant nos yeux qui s'écarquillent d'étonnement. Voilà qu'ils deviennent des personnages qui racontent la douleur de la peur de l'inconnu, de la perte et de la tragédie qui s'acharne à habiter le monde. Coûte que coûte ! Car au-delà de l'effet rétilien que procurent ces objets promus au rang d'objets d'art par un processus d'invention où l'artiste utilise alternativement quatre techniques (sculptures, peinture, images et animation), l'un des aspects de leur originalité réside dans leur rôle à interroger les résonances des événements de l'histoire.Car la dimension tragique de l'événement historique abordé à travers cette série d'ikoufene vient inévitablement faire écho aux drames qui envahissent le monde que nous côtoyons quotidiennement dans l'indifférence, le désintérêt, le détachement et la froideur. Chez K. Yahiaoui, l'art a au moins deux fonctions et le définissent dans sa fonction d'artiste. D'autre part, dans sa dimension d'homme au sens générique du terme, c'est-à-dire homo, vocable qui, en latin, désigne l'être humain.Tout d'abord, l'art est le moyen par lequel il vient inscrire son ancrage à la fois artistique et éthique au sens philosophique du terme, dans le monde extérieur. Car dans sa conception artistique et plastique, un objet d'art ne se limite pas à sa fonction esthétique. En plus de son statut d'objet de contemplation, c'est le truchement par lequel il accomplit le rituel de «purgation» de ses «passions» au sens large du terme, à savoir, ses peurs, ses craintes, ses angoisses, ses joies, les injustices des hommes qui l'indignent, le révoltent...Et puis, l'art est ce qui permet à K. Yahiaoui d'établir une communication, d'une part, avec ses personnages, ces «Absents», ces oubliés, ces morts, enfermés dans une indifférence que l'artiste traque dans ses moindres mouvements. Et d'autre part, avec son public qu'il prend à témoin, à qui il parle, fait des confidences dans le but de lui faire prendre conscience de l'urgente nécessité de re-nouer le dialogue avec la face humaine de notre monde marqué par des tragédies qui avilissent l'homo dans sa dignité en attente de ré-enchantement.




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