Lundi 5 décembre
2011, la police allemande procède à des perquisitions chez six citoyens. Il
s'agit d'une enquête sur l'extrême droite qui vient de se distinguer en
commettant des crimes ouvertement racistes, pensez-vous. Pas du tout.
Il s'agit d'un
crime commis le... 10 juin 1944, en terre française, à une époque où la France était soumise à
l'Occupation allemande. Les six hommes, âgés de 85 à 86 ans, sont soupçonnés
d'avoir pris une part active dans le massacre d'Oradour-Sur-Glane, qui s'est
soldé par la mort d'au moins 642 villageois dont 247 enfants. Les policiers
appartiennent à l'Office Fédéral chargé de l'élucidation des crimes nazis. Un
des deux survivants du carnage, Robert Hébréas, 86
ans, s'est félicité de cette opération de police et espère un jugement pour
crimes de guerre.
Deux choses sont
à retenir de cette information. La première est que le crime de guerre est
réellement imprescriptible puisque près de 7 décennies ne l'ont pas éteint. La
seconde, c'est l'existence d'un office fédéral en Allemagne dont le rôle est de
traquer les nazis jusqu'à leur dernier souffle.
Ces deux choses
ne peuvent que faire l'objet de louanges. Le devoir de mémoire commande en
effet qu'aucun des épisodes tragiques de l'Histoire ne soit passé sous silence,
qu'aucun criminel de guerre ne puisse espérer l'extinction de son crime.
Le massacre
d'Oradour-Sur-Glane a marqué les mémoires, au point qu'il est devenu une
référence, une sorte de mètre-étalon. Les très
nombreuses tueries qui lui ont succédé à travers le monde ont été souvent
mesurées à son aune.
Transposons...
En France, il
existe un office chargé de l'élucidation des crimes colonialistes. Vu la
quantité énorme de crimes commis sous cet intitulé, cet office rassemble
plusieurs milliers d'enquêteurs. Il est le seul à n'avoir pas été touché par la
vague de coupes extrêmement sévères subies par les offices publics du fait de
la crise. Le Président a affirmé que cette mission sacrée ne devait pas être
tributaire des aléas de l'économie mondiale.
Petit aperçu
rapide (liste non exhaustive):
• Enfumades du Dahra (18 juin 1845): 1,5 Oradour
• Emmurades des Sbéhas (8 août
1845): 1 Oradour
• Massacres de
Sétif (8 mai 1945): 90 Oradour
• «Pacification»
de Madagascar (1947-1948): 130 Oradour
• Ratonnades de
Paris (17 octobre 1961): 0,5 Oradour
• Guerre
d'indépendance Algérienne (1954-1962): 2.000 Oradour
• Etc,,,
C'est dire si la
tâche est immense.
Hormis la litanie
des massacres décrite ci-dessus, ce qui précède est une fiction, bien sûr.
Personne n'enquête sur les crimes de la colonisation; mieux encore, on lui
trouve bien des vertus de ce côté ci de la Méditerranée. Une
tentative d'officialisation d'inscription de ces vertus dans la loi a échoué en
2005 mais le débat qu'elle a occasionné montre bien qu'elle aurait reflété de
manière fidèle l'opinion de la majorité de la société française, opinion
façonnée il est vrai par des décennies de propagande. Les cendres de Bigeard,
acteur de la Bataille
d'Alger et de son cortège d'assassinats et de tortures, vont être transférées
aux Invalides. Bigeard, tortionnaire et assassin d'Algériens, est un héros en
France...
Les usages
diplomatiques interdisent au Président de la République
Française de donner un avis trop bruyant sur la colonisation.
Ainsi, quand il est interrogé sur ce sujet par les journaux El Khabar et El Watan à l'occasion
de sa visite en Algérie, il répond que «les jeunes générations sont tournées
vers l'avenir plutôt que vers le passé.» Et d'ajouter: «Elles n'attendent pas
de leurs dirigeants qu'ils se mortifient en battant leur coulpe pour les
erreurs, et les fautes passées.» La chute est superbe: «A ce compte, il y
aurait beaucoup à faire, de part et d'autre.»
De part et
d'autre, voici le sésame qui coupe court aux discussions, croit-il. La violence
de l'oppression exercée par une nation surpuissante, surarmée, est mise sur un
pied d'égalité avec celle exercée par une population misérable, soumise au joug
d'une puissance coloniale qui lui a confisqué sa terre, sa culture, son âme.
Des deux côtés, vous dit-on! La pétoire aussi coupable que l'avion de chasse,
la bombe artisanale que le missile délivré par l'avion, le supplicié que le
bourreau...
Regarder vers
l'avenir, encore une de ces formules qu'on appelle aujourd'hui «éléments de
langage». A priori, voilà une phrase qui révèle les bonnes intentions de son
auteur. Peut-être nous exhorte-t-il en effet à faire table rase d'une mémoire
trop lourde et à écrire ensemble l'avenir?
Il se trouve que
ce même président est celui qui a proposé, le 13 février 2008 lors du dîner
annuel organisé par le Conseil Représentatif des Institutions Juives de France
(CRIF), que, « chaque année, à partir de la rentrée 2008, tous les enfants de
CM2 se voient confier la mémoire d'un des 11.000 enfants français victimes de la Shoah ». Cette proposition
s'est certes perdue dans les sables de la politique mais le fait que le
Président l'ait présentée en dit long sur sa vision duale du monde, entre
victimes dignes de commémoration et celles vouées à un heureux oubli...
Il s'agit d'une
tendance lourde dans la société française. Certains intellectuels, comme Pierre
Nora ou Régis Debray, se sont élevés contre la proposition présidentielle au
motif qu'elle risquait d'allumer une guerre des mémoires. En fait, les
autorités françaises souhaitent répondre à un impératif silencieux, celui
d'écrire une Histoire qui serve la cause de l'unité nationale. Pour ce faire,
les épisodes, esclavage ou colonisation sont au mieux passés sous silence, au
pire, dans le cas de la colonisation, valorisés et inscrits dans une sorte de
geste nationale dont la caractère auguste s'accommoderait des petits
manquements à la morale. Le récit national ne s'encombre pas de pages sombres.
Il doit contribuer à la gloire de la France. En 2008, la commission Kaspi a proposé de réduire le réduire le nombre de
commémorations nationales à trois: 11 novembre, 8 mai, 14 juillet. Les autres
commémorations (esclavage...) seraient «dénationalisées». Elle met en garde
contre le danger «d'affaiblir la conscience nationale» si «l'on multiplie les
journées de repentance». Le rapport de la commission propose d'«inventer de
nouvelles formes de commémoration», évoquant en particulier... le slam!
Il n' y a pas de
hasard dans la tonalité du rapport Kaspi. S'il prend
position en faveur des groupes dont les revendications mémorielles épousent la
cause de l'»unité nationale», c'est parce que l'écrasante majorité des
associations consultées par la commission sont des associations d'anciens
combattants, porteurs d'une mémoire pro-coloniale.
Les associations militant pour la remise au jour d'une mémoire anticoloniale
ont été marginalisées. Le rapport préconise une journée unique, journée
fourre-tout, durant laquelle on célébrerait les mémoires de l'esclavage,de la colonisation, la déportation...
Étrangement, le
rapport se présente comme une contribution à la refondation d'une identité
nationale unitaire, à l'adresse en particulier des «jeunes Français issus de
l'immigration». A l'évidence porteurs d'une mémoire
inquiétante, antagonique d'une mémoire nationale faite de hauts faits d'armes
et de «missions civilisatrices», ils sont sommés de s'en défaire pour adopter
le récit national «unitaire». Ils ne rentreraient de plain-pied dans la société
française qu'en taisant les souffrances de leurs aïeux ou, pire encore, en
acceptant la sublimation des horreurs de la colonisation.
Des étapes ont
été franchies en France, dans le sens d'une aggravation de cette injonction. Le
discours raciste se banalise. Des «intellectuels» assimilent à un crime le fait
de s'appeler Mohamed pour un jeune Français après trois générations. La situation
sociale des banlieues se détériore bien plus vite que dans le reste du pays. La
stigmatisation du voile permet des déchaînements de haine,... voilés derrière
une revendication de libération des femmes. N'oublions pas le «coming out» raciste (même s'il a été suivi d'un coming in qui a permis un trop rapide retour en grâce!) de
M. Finkielkraut sur l'équipe de France de football,
tellement noire qu'elle faisait de la
France la risée du monde. Il y a eu les Auvergnats de Brice Hortefeux, le mouton dans la baignoire, les délires de Mme Carrère d'Encausse, secrétaire
perpétuelle de l'Académie Française, l'apostrophe agressive sur un marché d'un
jeune Noir par une Nadine Morano frisant l'apoplexie
en lui enjoignant de «rentrer chez lui».
Le racisme
renseigne souvent plus sur celui qui le pratique que sur celui qui en est
l'objet. Il révèle en lui une faille, une instabilité. La société française est
malade. La faute à la crise? Pas seulement. L'illusion de grandeur a persisté
en France jusqu'à l'ère Chirac. Elle a pris une certaine consistance quand
Chirac a eu la force de résister aux oukases israéliens et à l'expédition Bushienne en Irak. Elle a été entretenue par
l'environnement; il n'est pas rare de nos jours (de moins en moins, il est
vrai) que la France
soit désignée dans la presse allemande comme «la Grande Nation».
Cette illusion s'est fracassée durant les années Sarkozy, marquées par le
fatras des apparences et une pratique politique sans vision autre que celle de
durer, sans ligne autre que celle des humeurs du patron. Les dégâts causés par
le «Casse-toi, Pov con» ou «Descends si t'es un
homme» ont été minimisés, à tort. Ces deux apostrophes sont des archétypes de
ce qu'est devenue la société française, désormais mise à nu. A titre
anecdotique, le nombre de demandes d'inscription dans les universités
françaises est en baisse constante. Certains s'en félicitent. Ils devraient
s'en inquiéter et interroger la pratique des leaders politiques dans un pays
qui a inventé le Ministère de l'Identité Nationale et qui se rencogne dans un
coin d'ombre où il finira par devenir invisible.
Le fait que ce
pays traite si mal ses citoyens étrangers et d'origine étrangère est un autre
signe de régression. De plus en plus, des jeunes «issus de l'immigration» se
tournent vers le large ou ambitionnent de le faire. Ils en ont sans doute assez
d'être discriminés de manière de plus en plus oblique, torve, mesquine, assez
de devoir rendre des comptes face aux injonctions de politiciens qui les
somment de cracher sur les souffrances de leurs aïeux au nom d'une identité
nationale dans laquelle ils tiendraient le rôle de comparses...
Contrairement à
ce que prétendait la commission Kaspi en 2008, la
société française ne se protègera pas de la fragmentation en imposant un récit
unique qui occulterait les épisodes «gênants» de l'Histoire à l'ensemble de ses
membres, mais en faisant droit à l'inscription des mémoires meurtries dans
l'imaginaire national.
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Posté Le : 22/12/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Brahim Senouci
Source : www.lequotidien-oran.com