Algérie

Mélancolie en lettres majuscules



Franz Ritter est un insomniaque. Et en attendant désespérément de fermer l'?il cette nuit-là, il se souvint et raconta des bribes intimes de sa vie de musicologue, une rétrospective mélancolique de la culture universelle, telle que partagée par ces deux pinacles de l'humanité : l'Orient et l'Occident.Boussole, le sixième roman de Mathias Enard, publié l'été dernier chez Actes Sud, est un chef-d'?uvre dont il existe peu depuis Tolstoï et Stendhal. L'érudition de cet auteur français de 43 ans est fascinante et n'a d'égale que sa magistrale connaissance de la langue française qu'il dompte pour composer ce roman sublime avec lequel il a décroché en novembre 2015, et au premier tour, le Goncourt 2015. Quelques jours avant cette consécration, Enard était l'invité des éditions Barzakh au Salon du livre d'Alger en novembre 2015. A ce moment, cet érudit, qui maîtrise le persan et enseigne l'arabe à l'université, n'était pas encore assez connu en Algérie.Mais la publication de Boussole en Algérie semble un grand succès de librairie. Entre deux taffes d'opium dans son appartement viennois (Vienne est une ancienne porte de l'Empire ottoman), le personnage central, Franz, raconte sa fascination pour l'Orient, l'Iran de Hafez et de Khayyam, la Syrie d'Alep et Palmyre, et Istanbul qu'il a sillonnés (comme l'auteur himself) en quête d'amour et de quelque chose plus grand que l'actualité illusoire. L'orientalisme est un humanisme pour lui, et tous ces défricheurs, scientifiques ou simples voyageurs à la recherche de l'altérité, de l'autre en soi, des mystères et des trésors de l'Orient, la drogue, la mystique, la musique.Oui, Franz est musicologue et il étudie les musiques du vieux monde à la recherche des origines et des sources d'inspiration de grands auteurs européens et de filiations pour leur héritage. D'épisodes en digressions, l'auteur conte avec menus détails ses rencontres merveilleuses sur les pages de thèses avec des personnages épiques, des soirées musicales à Istanbul et Téhéran, ou encore des échappées en perdition dans le désert syrien et une balade intellectuelle dans le cimetière de Montmartre.Foisonnement du verbe et de longues phrases, empreintes de lyrisme et de savoir académique. Un inventaire des malentendus entretenus de part et d'autre entre les deux mondes, malgré une longue et indéniable histoire commune. Sur son chemin vers le Levant, il croise aussi Sarah, une brillante spécialiste de l'Orient qui va devenir l'objet de son amour, un amour d'attente et de douleur, cause de ses angoisses, sa frustration de l'absence, sa timidité et sa fragilité devant Sarah l'inaccessible. Sarah qui lui offre une drôle de boussole qui indique toujours l'Est. Des mots par milliers, condensés, concentrés, orgiaques, mais composés dans l'harmonie précise d'une symphonie parfaite.On ne s'ennuie pas, on peut se perdre mais on ne s'ennuie pas. Enard écrit comme on compose un morceau de jazz. Mahler, Liszt et Beethoven jouent peut-être la bande-son de ce roman musical, mais le rythme de la narration est un swing de jazz, sur lequel se multiplient des improvisations à la Coltrane. Il vous soulève et vous fait tourbillonner comme dans une tornade et on passe d'une histoire à une autre sans transition.Ça peut paraître décousu, mais comme dans les variations musicales, on revient cycliquement au thème et tout se met en place et devient clair. La littérature d'Enard est majeure et Boussole n'est pas un roman à lire au bord d'une piscine, c'est une magistrale leçon d'humanisme, non pas un discours engagé, mais un roman qui n'affirme rien et met en scène l'homme dans toute sa fragilité, l'homme en quête de sens, même avec une boussole déroutée. A lire sans modération.




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