Algérie

MASCARA, JAMAIS SANS BAB-ALI



MASCARA, JAMAIS SANS BAB-ALI
“Egguessmou Maâsskar wa âtouni Bab-Ali” (Partagez Mascara et donnez-moi Bab-Ali), chantait le raï-man. Sûrement que sa dulcinée y vivait pour qu’il espérât dans sa supplication chantée se faire offrir l’âme de notre ville. Car Mascara sans Bab-Ali n’a aucun sens. Peut-on imaginer Alger sans Bab El-Oued, Constantine sans Sidi Mabrouk, Oran sans M’dina J’dida ou New York sans Harlem ?

Mascara pouvait, il n’y a pas longtemps, être divisée en quatre grands quartiers : Bab-Ali donc, le plus grand, lui-même composé d’autres quartiers ; la Gare (qui abritait une gare qui n’est plus) ; le faubourg ex-Faidherbe (du nom d’un officier français qui servit sous les ordres du sinistre Saint Arnaud), quartier huppé pour les uns, snob pour d’autres, où vivait, autrefois, la communauté européenne et qui garde encore, plus ou moins, ce charme suranné avec ses jolies villas et ses rues boisées et bien tracées ; enfin le “village” Gendro (prononcer Djendro) et son cimetière de Sidi Mouffok. La Rekkaba, au centre, était une frontière presque naturelle séparant le quartier populaire de Bab-Ali et celui européen du faubourg Faidherbe. L’étymologie du nom “Rekkaba” (où on monte) est incertaine, puisque d’aucuns affirment qu’elle était le lieu où stationnaient les charrettes et les carrosses dans lesquels “montaient” les passagers, tandis que d’autres soutiennent que cette appellation est due au fait que c’était la concentration des cordonniers qui, à longueur de journées, “montaient” des semelles aux clients.

Cœur battant de la ville par ses activités commerciales, son marché couvert, rasé depuis quelques années seulement, et faisant place à un immense espace au dallage noir, parsemé de bancs publics, la Rekkaba d’antan, avec ses gargotes, ses marchands de quatre-saisons, ses cordonniers, sa mosquée, a vu l’éclatement des lieux de vente, la plupart des commerçants ayant bénéficié de modestes boutiques un peu plus haut, à Trig El-Oued, ou le long de la grande route à double voie, où la “nouvelle” (elle a plus de 40 ans quand même !) et immense mairie étale ses fastes. Jouxtant la Rekkaba, il y a le super-square, la place Émir-Abdelkader (autrefois Place Gambetta, où trônait un mignon kiosque à musique) entourée de banques, de cafés (qui furent surtout des cafés-bars ou des bars tout court), d’un jardin qui a beaucoup perdu de sa splendeur et de la délicieuse bâtisse qui avait servi de mairie pendant de si nombreuses décennies. À quelques pas de la place Émir-Abdelkader, une placette où on retrouve la superbe Maison de l’agriculture, qui fut, un temps, le siège de la wilaya puis la première maison de la culture, avant de retourner, il y a deux années de cela, à son ancien propriétaire : la direction de l’agriculture. Mais ce qui est le plus curieux dans l’endroit, c’est la présence, dans un tout petit périmètre, véritable mouchoir de poche, de trois édifices religieux représentant les trois cultes majeurs dans le temps : Djamaâ El-Kbir, érigé au temps où Mascara était le siège du beylicat de l’Ouest, bien avant Oran, par – justement – le bey El-Kbir, ce qui explique la dénomination au XVIe siècle ; lui faisant presque face, se trouve l’église catholique St-Pierre, érigée au milieu du XIXe siècle, transformée en bibliothèque municipale, faute de communauté chrétienne et qui, hélas, a été étêtée de son clocher, rasée par le haut pour lui ôter toute connotation “impie” et délestée de sa superbe cloche.

Une rumeur affirme que, grâce à l’ingéniosité d’un “affairiste”, celle-ci, longtemps abandonnée dans un terrain vague, orne aujourd’hui le clocher d’une modeste église en Mauritanie. La grande horloge accolée à la façade et qui rythmait ma démarche lorsque, élève au lycée, un peu plus bas, j’arrivais aux abords de l’église et que je pressais le pas ou ralentissais en fonction de l’heure affichée, est partie en même temps que la cloche. Et le comble, sommet du mauvais goût, fut lorsqu’on procéda au crépissage des murs de la bâtisse, cachant le formidable agencement de la pierre taillée.

À un jet de pierre, non loin dans une ruelle se trouve la structure qui faisait office de synagogue, lieu de culte de la communauté juive de Mascara, transformé un temps en une maison des associations. Pour différentes raisons, je raconterai mon Bab-Ali tout en sachant que des oublis auront lieu et que justice ne sera sûrement pas faite à certains faits ou personnages, me basant sur une mémoire qui peut induire en erreur ou des informations plus ou moins erronées. J’ai toujours vécu à Bab-Ali. Sauf pendant les deux années précédant l’indépendance où l’on avait précipitamment fui la ville pour Oran, mon père, évadé de prison, étant recherché par la police française. Et également durant les deux années qui avaient suivi la libération lorsque mon père – qui avait fréquenté la fameuse université islamique Zitouna de Tunisie – fut sollicité pour enseigner la langue arabe dans une école à Thiers-Ville (aujourd’hui Ghriss), à quelque 20 km de Mascara. Et, n’était la perte du fils il y a pratiquement trois années de cela, j’y serais sûrement resté. Mais cela rappelait trop de mauvais souvenirs à ma femme.

Alors, en défalquant, disons, huit années sur mes soixante-quatre ans presque sonnantes (ce 27 août), cela me fait cinquante-six années de vie dans cet immense espace populaire : je me trouve, donc, assez habilité pour en parler. Bab-Ali, c’est aussi Aïn Soltane (en fait, Aïn Bent Soltane, la source de la Fille du roi – l’usage répété tendant à simplifier a fait sauter le “bent”, ne laissant que le Roi sans descendance !) – et sa fabuleuse légende sur la miraculeuse fontaine qui n’a jamais cessé de couler, de mémoire de Mascaréen. Et c’est aussi la placette de Bab-Ali (el blaça) que les autorités ont toujours essayé d’apprivoiser pour en faire un espace de détente avec des bancs publics, des parterres de fleurs et un gardien. Les fleurs, hélas, n’ont jamais survécu, et les gardiens successifs n’ont jamais réussi à préserver les parterres des chenapans qui n’ont jamais admis une présence florale dans leur terrain de foot. Et ces derniers eurent gain de cause : les fleurs ont cessé d’y pousser mais on y pousse le ballon rond jusqu’à ce jour.

On y organise même des tournois, et il n’est pas rare d’y voir encore le premier Ballon d’or algérien, Belloumi, y prendre part. Moi, j’y ai cassé deux paires de lunettes, refusant de m’en détacher lors de certaines parties. Il y a une éternité de cela. Je me rappelle aussi le kiosque de Makhlouf (devenu plus tard Makhlouf l’émigré après son séjour de plusieurs années en France), kiosque qui vendait du tabac et des bonbons et où on y jouait au Pari sportif. Mais le cousin Toufik et moi, ce qui nous intéressait dans le kiosque, c’étaient les bandes dessinées qu’on y louait pour une lecture sur les bancs de la place même. Tout autour de la placette, il y avait (certains sont toujours là et font de la résistance) des cafés populaires avec de longs bancs en bois, remplacés avec le temps par des chaises individuelles, un vulcanisateur noir, au bonnet vissé sur la tête, hiver comme été, un type d’une gentillesse inégalable, des crémeries : celle d’Ahmed le judoka, qui se transforme en “karantisterie” (on y vend de la karantita) en hiver, celle d’Ould Errmanou et celle du défunt Medjadi.

Seule la première subsiste encore. Un peu plus loin, il y avait F’touh, le vendeur de s’fendj (les meilleurs beignets au monde) et de pommes d’amour. F’touh avait de très beaux cheveux, toujours gominés. Mais ce qui, à mes yeux, symbolisait le pittoresque de ce microcosme, ce sont incontestablement Hachache et Abdesslam. Abdesslam était le champion toutes catégories de la zlabia. Pas n’importe quelle zlabia ! Unique, sans colorant, elle laissait loin derrière la pourtant réputée zlabia de Boufarik. Le temps d’un mois, celui du Ramadhan, aidé de toute sa smala, Abdesslam devenait le roi de la ville. On devait s’y prendre tôt pour s’offrir quelques “roues” de cette zlabia d’un beau jaune translucide, que préparait, impérial sur une modeste chaise, flegmatique devant sa grande poêle, le grand Abdesslem (il faisait plus de 1,90 m !).

Hachache, avec son fameux slogan “Ne demandez pas si j’ai tel produit, dites seulement donnez-moi”, était connu de tous, était un véritable commerçant mais d’une rudesse incomparable. En ce temps, son magasin était mieux fourni que le meilleur des supermarchés d’aujourd’hui. Ne baissant le rideau qu’à une heure tardive, et malgré son côté bougon, il ouvrait aussi sa maison, mitoyenne au magasin, pour vendre à ceux qui osaient frapper à sa porte, hiver comme été, qu’il neige ou que la terre tremble. Le plus curieux est cette “zniket el-abid” (l’impasse des nègres) qui faisait presque face au magasin de Hachache. C’était un lieu où des filles de joie vivaient et recevaient leurs clients en toute quiétude. Même après qu’une modeste mosquée, dont mon oncle avait avancé le terrain et les fonds pour sa construction, y fut bâtie. À moins d’un jet de pierre. C’était aussi ça, Bab-Ali. Et bien d’autres lieux pittoresques et personnages truculents. On aura, peut-être, l’occasion de nous y intéresser.


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