Il trottine en se
parlant, le vieux septuagénaire. Arrivé à la porte de la mosquée, il marmonne
et tempête contre les chaussures éparses. Il ouvrira la fenêtre fermée,
semblant dire que l'atmosphère empeste les relents de chaussettes.
Après avoir
choisi l'endroit stratégique pour l'observation, il accomplira les deux
génuflexions rituelles pour ensuite s'adosser au mur à l'effet de scruter tout
ce qui bouge. Ces vieilles mains tremblotantes, à plat sur le tapis,
farfouilleront un court instant à la recherche de grains de sable ou d'objets
insolites. S'étant assuré de l'intégrité du territoire, il mettra la main en
visière sur le front, faisant croire qu'il médite pour mieux épier les faits et
gestes des fidèles. Gagné par l'impatience, il jette des coups d'Å“il furtifs à
la montre qu'il extirpe, ostentoirement, de son gousset qu'il exhibe pour
rappeler au muezzin qu'il est temps d'appeler à la prière. Au sortir du devoir
religieux, il ne manquera pas d'épingler l'imam sur les comportements étranges
des jeunes bigots à barbichette, pantacourt et tunique afghanes. Il se demande
jusqu'à maintenant de qui tiennent-ils cela ! Ah ! dira-t-il,
« Si, cheikh Fodil le défunt imam voyait çà, il ne leur permettrait pas la
prière sous son office ». Cette banderille adressée à l'homme du culte, n'est
pas la seule à giter dans son carquois ; il en décochera à chacune des
personnes rencontrées dans la journée.
Dans la rue,
c'est la gesticulation fébrile à l'endroit des enfants qui jouent au ballon.
« Mais d'où ils
sortent tous ces pygmées ; on dirait qu'ils n'ont pas de parents pour être
aussi libres ?... de mon temps, il n'y avait pas autant de garnements dans la rue…
s'ils n'étaient pas à l'école publique, ils étaient à l'école coranique ! ».
Telle une volée de perdreaux, les galopins s'égailleront en ricanant au passage
du vieux qu'ils connaissent pour ne plus, se formaliser de sa vindicte
cabocharde. Il prendra pour témoin un ou deux passants pour leur rappeler que,
jadis, les enfants rasaient les murs en présence d'une personne âgée, que dire
alors quand ils rencontraient le maitre d'école ? Ils étaient polis et
respectueux, même les fils de riches…mais c'est une affaire d'éducation me
diriez vous ! Conclura-t-il sentencieusement. Les personnes arraisonnées se
détacheront avec un hochement de tête poliment approbateur. Ouf !
Arrivé au marché
où il compte faire ses emplettes, le vieux est signalé par le premier étal. On
fait semblant d'être affairé pour ne pas lui fournir l'occasion de «coller». Nous vous en faites pas, il trouvera l'occasion pour se
«scotcher». Il s'attardera sur une clayette proéminente qui sort du lot. En
tentant de la repousser, il ne se gênera pas pour dire au marchand :
«De notre temps,
la police ne te permettra pas de t'étaler comme tu veux ! L'espace public
appartient à tout le monde ! Et si tu recommences, tu es verbalisé ! ». Le
marchand convaincu de la ténacité du locuteur, se murera dans un mutisme qui
viendra à bout du discours. Le boucher aura droit à un véritable plaidoyer sur
la tarification. Il s'insurgera sur l'unique prix affiché de la viande dont il
dira en substance : « Ce n'est pas normal que la viande qu'elle soit avec ou
sans os, soit cédée au même prix ! Avant, les prix correspondaient chacun à une
pièce de la carcasse. » Les pauvres, continuera-t-il, pouvaient s'acheter des
morceaux moins nobles, mais ils goutaient à la viande quand même. « Plus
maintenant, H'ram alikoum ! » sermonnera-t-il.
-« Ya cheikh !, s'impatiente le boucher…Nous ne sommes pas à l'école !
Dis-nous ce que tu veux ?... sinon, laisse-nous travailler ! » Le vieux, le
jabot rouge de colère, brandit sa canne et lance sa énième banderille. –«
Espèce de morveux ! Sais-tu au moins à qui tu t'adresses ?... moi, avant,
j'étais livré à domicile par des coursiers de ton genre ! ». Le pays est foutu
! dira-t-il dans un accès de dépit pour continuer son
soliloque : « C'est normal…quand la première mesure prise par Ben Bella à
l'indépendance, consistait à supprimer les métiers de cireur et de moutchou
(garçon de bain maure)…tout le monde devenait son propre patron. « T'f.. ala bliss ! …On vient,
aujourd'hui, nous chanter les vertus de Coca Cola alors qu'en plus de Hamoud Boualem,
on avait Orangina, Perrier, Vittel. Ma première Dauphine, je l'ai achetée à
crédit pour 500.000 Frs. Je faisais le plein chez Esso, Shell ou Total, j'avais
une multitude de choix. Ma première cuisinière «Rosière», mon premier frigo
«Vedette» et mes premiers meubles étaient achetés à tempérament chez « Panorama
» de Bab El Oued. Je ne possédais pas de logement propre, mais le syndic se
chargeait de payer le loyer pour mon compte et m'assurait l'hygiène du bâtiment
et la bonne marche de l'ascenseur. Ma rue était propre ! ». La tirade
nostalgique, n'échappera pas à une vieille dame en haik, qui rappellera en ces
termes au vieux hâbleur, la triste condition du colonisé qu'il feint d'oublier.
:-«Il ne faut pas cacher le soleil avec le tamis, la vérité c'est qu'ils vivaient(les colons) mieux que nous. Nous, on vivotait au
jour le jour !». Et dans une pirouette acrobatique langagière, le vieux à qui
on tendait la perche inespérée, se lance dans une diatribe anticolonialiste
digne des années de plomb.
«Dites leur donc,
comment on nous traitait… des moins que rien ! Pour faire vivre sa famille, il
fallait être à Bab Dzira à 4 h du matin pour espérer un ticket lancé à la
volée, par un contre maitre maltais ou espagnol juché sur un tombereau. Ce
sésame permettait le déchargement d'un navire au bout duquel on était gratifié
de 600 frs, de quoi subsister une journée…pas plus !... Ah…ces jeunes qui ne
connaissent pas le bonheur dans lequel ils vivent…de mon temps, les jeunes ont
décidé de chasser l'occupant. Tout le monde à la Casbah, était pour les «
fidas » et pour l'indépendance. Aujourd'hui on veut vendre le pays pour une
poignée d'euros ! Tf… ala bliss ! ».
A l'issue du
périple, notre patriarche fera le détour par le boulanger qui d'ailleurs, n'a
plus de pain.
-«Je ne comprends pas encore pourquoi on ne
trouve pas de pain chez toi, alors qu'il se trouve chez le vendeur sur le
trottoir ? »
«Ca, ce n'est pas mes oignons » lui rétorque
bourument le boulanger.
-« Alors dans ce cas que fais-tu là ? ». réplique le vieux.
-« J'attends la farine !».
-« De mon temps, on trouvait du pain à toute
heure de la journée et parfois même la nuit !»
-«Sans doute…sans doute…parce que à votre
époque, les femmes pétrissaient elles mêmes la pâte. Ca revenait moins
cher…n'est ce pas vrai ? »
Acculé, le vieux
battait en retraite. Sur ces entrefaites, un père de famille en quête de pain
faisait irruption dans le commerce pour s'entendre dire qu'il en avait plus.
Déposant nerveusement, ses paquets de provisions parterre il partit d'une
gueulante que rien ne justifiait ou presque : « Vous voulez nous affamer comme la Somalie ou quoi ? ». Le
vieux qui jusque là s'apprêtait à quitter les lieux, se tourna vers lui et d'un
air dédaigneux lui décocha ce trait : « Tu dois rendre grâce à Dieu avant de
dire n'importe quoi…là-bas, ils n'ont même pas d'eau pour boire. Les ONG leur
ont installé…des latrines comme s'ils avaient quelque chose à y déposer !...et
puis n'oublions pas que ce sont des musulmans, c'est à nous de les prendre en
charge. Sais –t-u au moins que sur les 50.000.000 de pains que nous produisons
chaque jour, on jette au rebut près de 20.000.000…H'ram, hadha mounkar ! (c'est du sacrilège). Il ne faut surtout pas compter sur les
ventrus du Golfe, ceux-là, ils font la guerre à leurs frères en religion pas à
l'Amérique ! Qu'est ce qui reste…l'Algérie, la Mecque des
révolutionnaire comme disait un chef africain. J'étais fier de voir de
gros avions militaires frappées de l'inscription
Algérian Air Force, faire la navette entre Boufarik et le lointain Kenya. Notre
jeune ambassadeur avait fière allure en réceptionnant les premiers arrivages
d'un pont aérien qui durera 10 Jours. C'est çà l'Algérie mon fils…le pain il y
aura demain ne t'inquiète pas ! »
Le quémandeur de
pain, abasourdi par cette inattendue leçon de géopolitique qu'il n'a du suivre
que d'une oreille distraite, se demandait où pourrait-il, encore, trouver du
pain pour sa nombreuse couvée. Le vieux, heureux d'avoir fait Å“uvre utile par
sa cinglante répartie, daignait enfin rentrer chez lui muni, cependant, d'un
bouquet de coriandre pour la chorba du Ramadan.
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Posté Le : 25/08/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Farouk Zahi
Source : www.lequotidien-oran.com