Algérie

"Malentendu" et "sous entendu"



"Je suis un hybride culturel. Les hybrides culturels sont des monstres. Des monstres très intéressants, mais des monstres sans avenir. Je me considère donc comme condamné par l'histoire.Notez bien qu'il se peut que les Algériens dans l'avenir soient collectivement ces hybrides culturels que je représente. Je n'en sais rien. Je ne puis parler pour l'avenir. L'un des objectifs principaux de la révolution algérienne étant de récupérer l'être algérien occulté par la colonisation, la force du passé sera considérable."
(Jean Amrouche, Journal).
"La plume de Jean Amrouche vaut plus qu'un bataillon de l'ALN".
(Ancien officier de l'ALN).
Un livre de Jean Amrouche au titre très suggestif, "Je suis un champ de bataille", a paru aux éditions Frantz-Fanon durant la période difficile du confinement. Comment ne pas saluer cette heureuse initiative dans une Algérie affectée par la pandémie et prise, de surcroît, dans les tourments d'un mouvement social contrarié dans son élan libérateur '
Une Algérie qui, assurément, a besoin d'analyses novatrices, originales, qui rompent avec le ronron d'une culture aussi pauvre qu'orientée par une idéologie indigne de ce grand pays.Ce livre est la somme de "propos oraux" (conférences et émissions de radio) suivis d'un poème "Le combat algérien" (plusieurs fois édité) et d'un texte de Jacques Berque écrit à la fin de la vie de Jean Amrouche, déjà édité dans Normes et Valeurs dans l'islam contemporain.
Plusieurs questions se posent au lecteur quant au statut de cette publication. Malgré l'intérêt qu'elle peut susciter sur le fond, elle semble bafouer toute éthique intellectuelle en faisant passer pour des inédits des textes publiés et en ne respectant pas la réglementation éditoriale. Il convient aussi de s'interroger sur l'intérêt d'une réédition de textes oraux qui, pour la plupart, ont été retravaillés ensuite par l'auteur et publiés dans la grande presse (sans que cela soit mentionné).
En outre, selon le v'u de Jean Amrouche et de Taos Amrouche, sa s'ur, ces articles ont été réunis, avec la bienveillance de Pierre Amrouche, dans un ouvrage "Un Algérien s'adresse aux Français", paru en France, chez l'Harmattan, en 1994 et disponible sur le sol algérien grâce aux Editions Ddar Khettab.
La nouvelle publication hors saison et hors raison (sauf dans un cadre universitaire strict pour une étude génétique des manuscrits) a été effectuée de surcroît sans l'aval de Pierre Amrouche, le principal ayant-droit. Ayant été confronté à ce genre de procédés à plusieurs reprises, il déplore amèrement cette absence d'éthique intellectuelle chez l'éditrice.
On peut s'interroger sur la finalité de cette démarche (de la part de chercheurs formés dans de grandes universités françaises) qui, en réalité, hormis la satisfaction d'un ego démesuré, n'a d'autre objectif que celle d'induire en erreur le public algérien incapable de distinguer des ébauches de textes achevés.
Or, le lecteur algérien a le droit d'être informé sur le statut de ce livre et surtout sur la position de l'auteur, père fondateur de la production littéraire de langue française en Algérie. Pour cela, plutôt que "D'imprévisibles déhanchements", la brouillonne préface de Seloua Luste Boulbina, il faut inviter le lecteur à lire l'ensemble de l'œuvre de Jean Amrouche qui n'est pas réductible à des fonds de tiroirs ; il s'agit d'une production variée qui a caractérisé une époque importante dans l'histoire culturelle de l'Algérie.
Le public algérien a le droit de découvrir par lui-même la richesse de cette œuvre, le parcours fascinant de son auteur, comme il a le droit de s'abreuver de ses analyses courageuses, justes et lucides, mises au service de son pays dans sa lutte pour l'indépendance.
Cet engagement sans faille ne l'a pas empêché d'anticiper entre autres choses sur l'avenir de l'Algérie et de poser, en précurseur, diverses questions : celles de l'hybridité et du métissage (qui nourrissent ces dernières années nombre d'approches littéraires et culturelles), comme celle de la laïcité dans une Algérie pluriculturelle et pluricultuelle.
Enfin, Amrouche est un précurseur dans la réflexivité et l'auto-socio-analyse, éléments indispensables des sciences sociales. Ce formidable retour sur soi a été nécessaire à l'intelligibilité de la colonisation et de ses effets sur le peuple algérien.
Directeur littéraire aux éditions Charlot, il a été l'éditeur de nombreux auteurs, en particulier de Jules Roy, Albert Camus, Emmanuel Roblès... et comme professeur, il a marqué durablement, parmi ses élèves, Albert Memmi.On ne peut omettre de signaler l'honnêteté et le courage intellectuel nécessaire pour aborder un tabou comme le "hoix" de la langue française.
Il ne s'agit pas d'un choix idéologique mais d'un attachement à une langue qui a contribué à "le faire", à lui donner la possibilité de s'exprimer individuellement mais aussi collectivement.
La dimension subjective et l'attachement à cette langue, celle qu'il maîtrise le mieux (même s'il parle aussi le berbère et l'arabe), vont le doter d'une arme pour la défense des colonisés en désarroi. Est-ce une imposture, une trahison '
Cette réalité (la nécessité du "choix" de la langue française) a formé Mohammed Dib, Albert Memmi, Emmanuel Roblès, Taos Amrouche, Assia Djebar, Fadhma Ait Mansour, Kateb Yacine, Malek Haddad, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun, Jacques Derrida, etc. Ils ont en commun d'être historiquement des "natifs" (musulmans et juifs) de ce pays (leurs aïeux étant présents sur ce sol avant 1830) ou d'avoir émigré d'un autre pays que la
France après 1830.
La terre algérienne fera émerger nombre d'entre eux, à l'instar d'Albert Camus. Ces auteurs n'auraient pas existé en tant qu'auteurs s'ils n'avaient pas écrit en français, la seule langue écrite maîtrisée à cette époque par cette génération d'écrivains. Précisons à ce titre qu'une partie importante de l'intelligentsia algérienne était parfaitement francophone et ainsi "assimilée" ! Certains d'entre eux sont pourtant les pères de la Toussaint rouge !
L'utilisation de la langue du colonisateur, retournée contre celui-ci afin de porter à sa conscience l'iniquité du système colonial, a-t-elle fait pour autant de Jean Amrouche un "assimilé", oublieux de sa culture d'origine, doublé d'un "tiède" vis-à-vis de son peuple en lutte '
Son adhésion nette et sans équivoque à la cause de l'indépendance de son pays ? et ce qu'elle lui a coûté : renvoi de l'ORTF ; répudiation de sa belle-famille ; ostracisme d'une partie du milieu culturel et éditorial ?, ainsi que sa traduction des "Chants berbères de Kabylie" (1939) attestent le contraire sans contestation possible.
Pourquoi ce titre accrocheur ("Je suis un champ de bataille") s'il n'est pas analysé ' S'il ne définit pas un état de souffrance, de déchirement, qu'il faut saisir dans cette position (christique) : objective et subjective, nécessaire à la connaissance du poids du traumatisme ' Lire Amrouche, c'est décrypter le refoulé de ce pays.
Celui-ci a été affecté par la domination coloniale sur les plans politique et économique mais aussi au niveau de ses multiples identités : il a été humilié, et pas souvent reconnu pour la richesse de ses différences culturelles. La préface "déhanchée" de Seloua Luste Boulbina laisse un goût amer dans la mesure où elle s'enlise dans la critique à partir d'une perception idéologique nationaliste ethno-centrée, aujourd'hui dépassée, plus qu'elle ne cherche à valoriser le travail d'Amrouche.
Peut-on s'appuyer exclusivement sur de simples notes sans lien logique entre elles ' Telle qu'elle se donne à lire, elle est indubitablement hors de propos car elle ne tient compte ni de l'œuvre globale ni de la profondeur de sa pensée.
Pour cela, il eut fallu se replacer dans le contexte de l'époque et se donner la peine de lire l'ensemble de l'œuvre publiée qui avoisine les 3000 pages sans compter les inédits à l'instar des articles publiés anonymement dans El Moudjahid (plus en avance dans son projet de société que celui d'El Moudjahid post-indépendant), les chroniques nord-africaines pendant la Seconde Guerre mondiale, les correspondances, les rapports, etc. Boulbina n'honore pas l'Algérie en déshonorant l'un de ses meilleurs fils.
Pour les anciens "combattants" d'une Algérie algérienne "démocratique et sociale et laïque", Abdelhamid Mehri, Reda Malek, Haamdi Cherif, Ferhat Abbas, Abderrahmane Farès, le docteur Saadane, Krim Belkacem... Jean Amrouche est perçu comme un intellectuel emblématique.
Selon la dite préfacière, le fait qu'Amrouche n'ait pas cité tel auteur ou tel militant relèverait d'un manque d'engagement, voire de lâcheté ; elle oublie qu'Amrouche n'a fait œuvre ni d'historien ni de politologue ; il a été amené à faire du journalisme, malgré lui.
Ce genre de publication obéit à des normes (nombre de pages, sujet en adéquation avec la réalité rapportée...) différentes de celles d'une étude scientifique.
Rappelons qu'à sa mort, le 16 avril 1962, des militants algériens officiels (émissaires du FLN) s'étaient rendus à l'Eglise Saint-Augustin avec une poignée de terre algérienne qu'ils avaient déposée dans son cercueil. Jean Amrouche a été enterré avec les you-yous et le drapeau de son pays.
Quel hommage pour un des artisans des accords d'Evian ! Avec ce livre, le lecteur ne peut que rester sur sa faim quand il ne se sent pas abusé. Sa préface "assassine", selon l'expression d'un de nos collègues que nous reprenons à notre compte, s'appuie sur une série de malentendus, voire de sous-entendus, jamais sur des analyses honnêtes ; c'est un texte tendancieux contre lequel nous nous devions de réagir.

Pierre Amrouche, poète, expert international d'Art africain,
Amin Zaoui, professeur de littérature française, écrivain.
Michel Carassou, chercheur, éditeur.
Abdelhak Lahlou, professeur de littérature
française, docteur en anthropologie sociale et culturelle.
Hervé Sanson, spécialiste de littérature francophone et chercheur en sciences sociales.
Tassadit Yacine, directrice d'études à l'EHESS, chercheuse au laboratoire d'anthropologie socialeet directrice de la revue "Awal".


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