Algérie - Malek Haddad

Malek Haddad ou l'impensable chemin de consomption




Dans une de ses récentes lettres provinciales (1), le journaliste Boubakeur Hamidechi pose la judicieuse question de la postérité des écrivains algériens, observant le difficile positionnement de Malek Haddad (1927-1978) et son déficit de visibilité devant des auteurs comme Kateb Yacine (1928-1989) et Mouloud Mammeri (1917-1987).
Les itinéraires de ces trois grands auteurs des années 1950 ne peuvent appeler chez le critique et l'historien que des appréciations paradoxales. Leurs choix d'écrivains et d'hommes publics sanctionnent différemment leur présence dans la société aujourd'hui, près de trois décennies, pour le premier, et deux décennies pour les seconds, après leur disparition. Est-il vérifiable cependant de rejeter l'auteur des «Zéros tournent en rond» (1961) dans une «zone d'oubli» (Leehman) comme le soutient le chroniqueur? S'il est vrai que la mémoire de Malek Haddad, écrivain national, n'est guère entretenue à Alger et dans les grands centres urbains du pays, sa présence reste suffisamment établie à Constantine, sa ville natale qui a inscrit son nom au fronton du lycée de la cité Boussouf, un des plus importants établissements secondaires de la ville, et de son principal centre culturel. Davantage que Kateb et Mammeri, consacrés dans les manuels scolaires de l'IPN de l'enseignement moyen de la post-indépendance, Malek Haddad sera longtemps présent, de 1987 à 2003, dans le manuel de la 3ème année secondaire de langue française qui appuiera son étude du genre romanesque sur Le Quai aux Fleurs ne répond plus (1961). Ce sont des centaines de milliers d'élèves algériens qui auront croisé le nom et l'oeuvre de Malek Haddad. L'oublieront-ils si vite ? Dans la recherche universitaire, et plus précisément depuis les premiers travaux fondateurs sur son oeuvre (Jana Cerminova, 1971 ; Jacqueline Leiner, 1974 ; Abdellali Merdaci, 1976 ; Jamel Ali-Khodja, 1981 ; Tahar Bekri, 1986), des dizaines de mémoires et thèses continuent à interroger le sens d'un parcours littéraire toujours problématique.
Si Haddad n'est pas tout à fait oublié, il convient de revenir à l'image relativement inquiétante, à cette trame constitutive, que déterminent les rugueux chemins de sa recherche - très religieuse pour ne pas dire chrétienne - de consomption. Refusant les ancrages socio-politiques et culturels familiaux, l'écrivain constantinois est entier dans cette voie étroite d'un improbable «rachat» : être et devenir autre. Tout au long de sa carrière, troublé par cette lancinante pesanteur du legs familial, il accumule de significatives contradictions qui marquent l'ampleur d'un désarroi. J'en présente ici trois dimensions :
UNE IDENTITE INTROUVABLE
Comme l'indique Achour Cheurfi (2), Malek Haddad porte à sa naissance un second prénom chrétien Aimé. Ne l'avoue-t-il pas dans une profonde contrition : «Et je porte un prénom plus faux que mes façons» (3). Il est le fils de Slimane Haddad, instituteur kabyle francisé, assez tôt installé à Constantine et qui sera à l'instar de Saïd Faci, Rabah Zenati, Larbi Tahrat, Kaddour Makaci et Mohand Lechani, une des chevilles ouvrières de l'Association des instituteurs algériens d'origine indigène et de sa revue La Voix des Humbles. Cet enracinement dans la famille laïque d'un instituteur naturalisé - fut-il tenu pour illégitime ? - nourrit les rudes résolutions de l'âge adulte. Au premier plan, celles des choix politiques, du militantisme communiste du PCA au militantisme nationaliste du FLN, pendant la période coloniale, et au difficile compagnonnage dans les cercles boumediénistes, après l'indépendance.
Ces choix ne furent jamais, quoiqu'il en paraisse, ni assumés ni apaisés. Dès son entrée dans la vie sociale, Haddad va entreprendre une infinie quête d'une famille substitutive. Le jeune Malek, encore élève au lycée d'Aumale, à la lisière de la médina constantinoise, ne cache pas ses sympathies pour le communisme ; il ne tarde pas, avec son condisciple Roland Doukhan (4), à demander la carte du parti. Ce premier engagement, s'il se situe frontalement contre les héritages familiaux, marque aussi une rupture essentielle au plan des valeurs politiques. Haddad célèbre alors dans les colonnes de la presse du parti le militant Kaddour Belkaïm (1911-1940), mort en détention à Djenien-Bou Rezg, dans les geôles pétainistes, et pleure la mort de Staline, figures de proue d'un ressourcement communiste. Mais cet engagement ne sera-t-il pas contrarié ? A l'opposé des camarades qui s'affirment dans les années 1950 comme «écrivains du parti», notamment Mohammed Dib, Kateb Yacine, Bachir Hadj Ali, Malek Haddad apparaît comme celui dont la culture politique est la plus pauvre et qui reste le plus éloigné de la masse plébéenne. Si Bachir Hadj Ali (1920-1991) figure assez tôt parmi les cadres de la direction du PCA, Dib, adoubé par la famille communiste tlemcénienne de Colette Bellissant, sa future épouse, et Kateb ne prendront jamais la carte du parti, tout en étant singulièrement attentifs à la scène politique coloniale et au monde ouvrier et paysan.
La présence de Haddad au parti communiste ne pouvait qu'être un dramatique contre-sens : il ne pouvait ni intérioriser les attentes du parti ni se projeter dans son histoire, n'arrivant jamais à éradiquer cette mordicante conscience petite-bourgeoise qu'il traîne comme un handicap, presque pour le paraphraser un défaut de naissance. Le seul communisme qu'il porte en lui fortement reste exagérément romantique, même dans la proximité d'Aragon, Pierre Daix et André Wurmser. Comme son personnage Omar, dans L'Élève et la leçon (1960), il n'hésite pas à déchirer sa carte du parti au lendemain du vote par les parlementaires communistes des «pouvoirs spéciaux» au gouvernement de Guy Mollet (12 mars 1956). Il rejoint alors le FLN dans un absolu déni des engagements passés, allant jusqu'à retoucher selon Amar Benamrouche et René Galissot (5) d'anciens textes écrits dans la stricte observance de la gnose communiste.
UN DOUBLE ECHEC POLITIQUE ET LITTERAIRE
Haddad solde donc avec un bel aplomb son chemin dans le communisme : «Et sans rien nier je repars à nouveau» («La longue marche»). Sera-t-il plus rasséréné dans les rangs du FLN ? Pour sincère qu'il fut, ce second engagement - sous le sceau du nationalisme - n'en constitue pas moins que le premier une source de conflits intérieurs. La contradiction entre une destinée de petit-bourgeois francisé et une classe révolutionnaire idéalisée, dont les symboles restent la langue arabe et la religion musulmane, est toujours péniblement vécue, même dans l'univers interclassiste des militants du FLN; elle finit par se radicaliser. Elle prend forme d'abord dans des objets culturels (contradiction essentielle entre les positions dans les champs politique et culturel des langues arabe et française, ce fameux «défaut de langue»), ensuite dans la dilution de la conscience nationale - celle de la lutte de libération - dans des projets littéraires inaboutis : on se souvient que son personnage éponyme, Khaled Ben Tobal, choisit au terme de son questionnement de la guerre l'anéantissement, le suicide : «Il faut descendre jusqu'aux enfers» (6). Au-delà du double échec politique, qui lui fait vivre de manière symptomatique le rapport aux catégories nodales que sont la langue arabe et la religion, et littéraire, l'impossibilité d'écrire de vrais romans, ce suicide n'annonce-t-il pas celui de l'écrivain de langue française dans l'Algérie indépendante ?
UNE INCONFORTABLE POSITION D'INTELLECTUEL ORGANIQUE
Dans le pays nouveau, Mostafa Lacheraf, en idéologue sectaire, n'hésite pas à l'achever sans aucune indulgence : «Allons, il faut démystifier : Malek Haddad, Assia Djebar sont des écrivains qui n'ont jamais saisi nos problèmes, même les plus généraux. Ils ont tout ignoré, sinon de leur classe petite-bourgeoise, du moins de tout ce qui avait trait à la société algérienne ; de tous les écrivains algériens, ce sont eux qui connaissent le moins bien leur pays, ce qui les pousse à escamoter les réalités algériennes sous une ¦#39;'croûte'' poétique, elle-même sans originalité du point de vue du roman : ¦#39;'ribaude'' chez l'un, bourgeoise chez l'autre. Ces écrivains n'ayant comme public et comme juges que des critiques français qui, eux-mêmes, ignoraient tout de l'Algérie, ont été artificiellement portés sur le pavois. C'est le drame, je le répète, d'un pays où les écrivains produisent une littérature qu'on ne peut juger» (7).
Ni Djebar, qui marquera une pause dans l'écriture, ni Haddad ne se relèveront de ces propos sentencieux. Haddad restera donc en France, tournant le dos à l'Algérie indépendante. C'est un homme sans perspective qui vivote à Paris, sans illusion sur son statut d'écrivain de langue française et surtout puissamment déboussolé par rapport à son pays. Il est dans les premières heures du coup d'État du 19 juin 1965 de Houari Boumediène le premier et seul intellectuel à lui adresser un télégramme de soutien. Offre de service ? C'est en tout cas le troisième engagement de Haddad, tout autant gros de contradictions, on le verra, que les deux premiers. Boumediène, qui se méfie des intellectuels, lui fait subir une période de probation, chez lui à Constantine où il se voit confier la responsabilité de la mince page culturelle hebdomadaire du quotidien en langue française An Nasr. L'expérience n'est pas sans fruit ; elle pose de manière régulière dans le champ médiatique algérien de l'époque la présence exemplaire de l'information littéraire.
Appelé à Alger, Malek Haddad a une position quasi-institutionnelle de directeur de la culture (1968-1972) aux côtés des ministres Mohamed-Seddik Benyahia et Ahmed Taleb-Ibrahimi, puis de secrétaire général de l'Union des écrivains algériens, devenue organisation de masse du parti (1974-1976). Je notais dans Constantine, itinéraires de culture, 1962-2002 (8) que la tentation du pouvoir, ou de la proximité du pouvoir, a été assez grande pour confiner Haddad dans ce rôle inattendu d'«intellectuel organique». Fut-il plus proche du Giraudoux de l'État français de Pétain que du Malraux de la Vème République du général de Gaulle ? Ses accointances avec le régime politique de Boumediène - suffisamment construites pour inciter à la démesure - ne furent pas toujours très heureuses : Haddad se mue rapidement en «contrôleur» de la «presse culturelle» au ministère de l'Information et de la Culture. Cet ultime engagement, pour mériter ses amitiés politiques, fut-il le plus douloureux ? Peut-être pas. La séduction du système - et sans doute aussi ce sentiment, toujours prégnant, de «rachat» - n'entraînera-t-elle pas l'écrivain à se compromettre encore plus, en 1977, dans la première élection législative sous le règne de Boumediène. Candidat FLN dans la circonscription de Constantine, il est lamentablement battu par un obscur factotum de kasma sans passé politique, issu des rangs de la JFLN.
Cette troisième dimension de la compromission avec «le pouvoir révolutionnaire» de Boumediène, si elle retrouve les accents du premier engagement communiste de l'adolescence, n'en garde pas moins les signes d'une poignante continuité dans l'échec. Haddad cultivera certes l'amertume de cet étrange désaveu des urnes. Une dernière épreuve dans son chemin de consomption. Il ne parviendra jamais à rompre avec ses origines, à jeter les oripeaux d'une condition de petit bourgeois de culture française et à se fondre dans les peuples mythiques - des «camarades» et des «frères» - dont il a voulu éperdument accompagner la longue marche.

Notes
1. « Malek Haddad : du politique au poétique », Le Soir d'Algérie, 1-2 juin 2007.
2. Écrivains algériens. Dictionnaire biographique, Alger, casbah éditions, 2004.
3. Cf. « La longue marche » dans Le Malheur en danger (1956), rééd. Alger, Bouchene, 1988.
4. On se reportera sur cette rencontre à Berechit, Paris, Denoël, 1991.
5. Cf. R. Galissot, Algérie : engagements sociaux et question nationale. De la colonisation à l'indépendance, de 1830 à 1962. Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, Ivry-sur-Seine, Éditions de l'Atelier, 2006.
6. Le Quai aux Fleurs ne répond plus (1961), rééd. Paris, 10|18, 1984.
7. « L'avenir de la culture algérienne », entretien avec M.M. Brumagne, Les Temps modernes, octobre 1963.
8. Constantine, Simoun, 2003.
*Docteur En Linguistique, Ecrivain-Universitaire. 



vous avez fait un trés bon article juste vous avez pas précisé pourquoi malek haddad a rejoigné FLN et comment ??SVP j'attend la reponse merçi
lili mezouane - étudiante - tizi ouzou, Algérie

22/12/2010 - 9475

Commentaires

j'ai aimé votre article sauf le raccourci sur la question d'identité . Vous sous-entendez que le père Haddad était laic en raison de l'école c'est omettre à mon sens le caractère déjà profondément laic de la culture berbère et particulièrement kabyle . Enfin il faut se garder de la généralisation de la naturalisation des instituteurs qui ont par ailleurs contribué à moderniser notre pays dans les conditions difficiles de l'époque . Ce fut une génération militante et engagée contrairement à nombre d'intellectuels francisants venus plus tard ( Mammeri et autres) . Salutations Mokrane
mokrane - etudiant
20/06/2007 - 137

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