Algérie

Malek Chebel au Quotidien d'Oran «La condition optimale de mise en servitude»


Malek Chebel, anthropologue algérien,auteur du livre «L'Esclavage en Terre d'Islam, un tabou bien gardé» (EditionsFayard), à paraître à la mi-septembre 2007. Il explique, pour «Le Quotidiend'Oran», les raisons de son travail d'investigation et détaille les pratiques del'esclavagisme en terre d'Islam. Entretien.Le Quotidien d'Oran.: Pourquoi celivre-enquête sur «L'Esclavage en Terre d'Islam, un tabou bien gardé»?Qu'avez-vous découvert en menant cette investigation dans plusieurs pays?Malek Chebel: En rédigeant ce livre, jene pensais pas que l'esclavage était encore une réalité vivante. Non pasévidemment sous sa forme historique, mais comme un esclavage de traîne. C'estassez spectaculaire. Du reste, la presse libre arrive parfois à déterrer desaffaires scabreuses qui concernent deux foyers principaux: l'Afriquesub-saharienne et le Golfe. Il n'est pas impossible que quelques potentats dansles oasis retirées d'Arabie puissent posséder, encore aujourd'hui, descentaines d'esclaves. En Mauritanie, le phénomène est désormais admis par lesautorités politiques, elles-mêmes. Une loi vient, d'ailleurs, d'être votée parle parlement: elle durcit les peines légales à l'encontre des esclavagistes.Enfin, au-delà de la servitude ordinaire, il y a ce que les Anglais appellentl'«enslavement», ce que je traduis pour les besoins de mon enquête en «aptitudeà la mise en esclavage», ou tout simplement «la condition optimale de mise enservitude».Q.O.: Le monde musulman a besoin denombreuses clarifications, passant par la nécessaire autocritique, maispourquoi le faire en français? N'est-il pas plus cohérent de s'adresser enarabe à cette population-cible?M.C: Le faire en arabe ou en français? Laquestion ne s'est jamais posée pour moi en ces termes. Il n'y a pas plus delecteurs qui me liront en arabe qu'en français. Idéalement, ce livre devraitêtre traduit en arabe, bien sûr, mais également en anglais, en hindi (pour lelecteur des Indes), en haoussa, en bambara et même en swahili. Non, l'urgenceest maintenant de le faire connaître dans cette langue, en attendant que les traducteursse mettent à l'oeuvre. Et puis, il y a le livre-plus. C'est-à-dire laplus-value médiatique nécessaire au développement d'un thème. Je ne conçois pasun livre sans une mise en ligne de ses notions les plus importantes.L'information dans votre magazine contribue à cela. Imaginez un livre qui nebénéficie d'aucun écho médiatique? La réalité du livre d'aujourd'hui est d'êtreà cent pour cent interactif avec les autres supports. C'est comme cela que jeconçois une recherche aboutie.Q.O.: De quoi souffre, en ce nouveausiècle, l'univers culturel du monde de l'Islam ou il faut parler plutôt desmondes de l'Islam?M.C: L'Islam d'aujourd'hui? L'universculturel de l'Islam? Une belle expression, en fait, qui désigne le clivagedésespérant entre les élites religieuses et la masse, entre les tenants dudiscours et ceux qui en supportent les effets, entre les riches et les pauvres.Si vous entendez par culture le fait que des centaines de femmes suivent lesimprécations de quelques télé-coranistes, mettent le voile quand on le leurdit, l'enlève aussitôt qu'il les dessert ou vont à la mosquée pour fuir lavindicte populaire, je ne trouve pas cela réjouissant.Q.O.: Peut-on parler d'une «industrie del'esclavage» dans l'aire islamique?M.C: Oui, il fût un temps où l'esclaveconstituait l'épine dorsale de l'armée musulmane. L'esclave était l'élémentdominant dans l'entourage du calife et du prince. Il a servi autant le palaisque le harem. Enfin, l'esclave de sexe féminin a épongé nombre de fantasmesd'hommes se réclamant, plus ou moins, de l'Islam. L'industrie est dans lalongue durée: quatorze siècles pour la traite orientale pour deux à troissiècles pour la traite occidentale. La vraie différence qu'il y a entre lesdeux types de traite est justement culturelle. La Traite négrière étaitstrictement réservée au travail dans l'industrie sucrière et ailleurs; tandisque l'esclavage oriental servait plusieurs «fronts» à la fois; les unsmilitaires, les autres économiques, et surtout la domesticité. De plus, en Orient,l'esclave n'était pas clivé du maître. Non seulement, celui-ci pouvait engagerune relation physique qui pouvait se transformer en attachement à la naissanced'un enfant, mais l'esclave masculin lui aussi pouvait contracter des unions,et fonder son foyer. On a même vu des esclaves qui se dégagèrent de la tutellede leurs maîtres pour devenir eux-mêmes esclavagistes, vizirs, sultans, rois etfondateurs de dynastie (lire Les Mamlouks en Egypte, les sultans-esclaves enInde, etc.). Toutefois, un esclave est toujours un esclave.Et même sous les lambris dorés de telpalais des Mille et Une Nuits, lorsqu'on est privé de sa liberté, on estforcément privé de son âme.Q.O.: L'Islam en France a une imagebrouillée, confuse et qui passe, souvent, par le prisme du «choc descivilisations». Qu'est-ce qui explique cette perception catastrophique. Votrelivre ne risque-t-il pas de conforter des clichés, même si l'exigence de véritédoit primer?M.C: Ce n'est pas moi qui aie créél'esclavage en terre d'Islam. Donc s'il y a confusion, elle est d'abord du côtédes esclavagistes musulmans, de leurs soutiens, des courtiers, des imams et desresponsables religieux à lever cette confusion. Je n'ai fait que dresser l'étatdes lieux, aussi bien théologiquement que sociologiquement. Si demainl'esclavage disparaissait totalement du planisphère musulman, je serai bien enpeine de rédiger deux lignes à ce sujet, à moins d'inventer. Or, dans ce livre,le souci de vérité a primé sur la coquetterie du «ne rien dire». Et puis, on lesait depuis longtemps, lever un tabou est une façon de cerner le problème, etfinalement de contribuer à sa résolution. Je souhaite de tout coeur d'yparticiper. Quant aux clichés, ceux qui les entretiennent savent bien quel'ignorance est leur meilleur allié. Je dénonce justement ces clichés qui sefondent sur les non-dits. Que chacun, maintenant, prenne ses responsabilités, àcommencer par les pays qui entretiennent savamment cette «négation» de l'humainen l'homme. Puissent-ils tous m'entendre...Q.O.: De par ce passé douloureux etinjuste, peut-on ou doit-on demander des «excuses» aux Noirs?M.C: Je ne pense pas que la repentancesoit la solution. L'idée de repentance demande l'existence de partenairesdevenus solvables: où est le Monde arabe unifié du passé? Où est la communautémusulmane? Où est le calife qui centralise et qui symbolise l'unité de laplanète musulmane? En engageant cette recherche, je me suis placé dans laperspective de celui qui veut soigner un mal, et non pas de celui qui revient surle passé de quelques esclavagistes obscurs et détestables, même s'il estparticulièrement douloureux. La réalité est que l'esclavage dureencore: que faire avec les esclaves qui sont sous le joug au moment où nousparlons? Le jour où aucun esclave ne sera privé de liberté, nous pourrons alorsfaire l'audit. Interroger l'Islam et sa compréhension, interroger la pratiquede certains potentats encore en vie. Un chantier immense nous attend.
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