Algérie

Maïssa Bey .écrivaine : «L'écriture est un dévoilement»



Rencontre avec cette remarquable romancière...
-Dès qu'il y a un débat sur la femme, on pense à Maïssa Bey, alors que vous réfutez totalement l'étiquette de féministe...
De manière générale, je suis contre. J'ai du mal avec les étiquettes. Je n'aime pas du tout lorsqu'on catégorise les gens. Je trouve que la littérature se passe très bien d'étiquettes. Mais on en a besoin, ici, comme en France ou ailleurs. Moi, je suis présentée toujours en France comme écrivaine algérienne, militante de la cause des femmes. Souvent, on me le dit. Alors, moi je dis je ne crois pas du tout que l'écriture se résume seulement à cela : un acte de militantisme. Je pense par exemple à Assia Djebar qui, la première, a dénoncé, et je dis bien a dénoncé, le silence que l'on impose aux femmes et, pourtant, l'on n'a jamais dit que Assia Djebar est une militante de la cause féminine. Pourquoi ' Parce qu'il se trouve que je suis arrivée à un moment où l'on a eu besoin de représentation.
-Dans la littérature en général, pensez-vous qu'il existe une différence entre écriture féminine et masculine ' Existe-t-il d'un côté une projection d'un fantasme masculin et, de l'autre, une révolte féminine à l'encontre des hommes '
Tout cela se joue au niveau de l'héroïsation de l'individu ! Comment un homme peut-il représenter un caractère spécifique ? la bravoure, l'avarice, le courage, etc. ?, tandis que les femmes, en général, et au contraire sur le plan universel, ne peuvent représenter que la manière dont elles sont perçues par les hommes ' Lorsque l'on cite les grands écrivains mondiaux, on va tout de suite dire, en établissant leur liste, qu'il est évident qu'il y a beaucoup plus d'hommes que de femmes. Mais pourquoi ' Parce que la production littéraire féminine est évidemment moindre, quantitativement parlant. Cela est clair.
Pendant la décennie noire par exemple, j'étais professeur de langue française dans un lycée et, à un moment, j'ai constaté qu'il y avait de moins en moins d'élèves qui venaient en classe. C'était un lycée mixte. J'ai évidemment posé la question de ces absences. On m'a répondu que les élèves qui s'absentaient venaient de villages où les parents confinaient les filles pour qu'elles ne soient pas agressées. Ils préféraient les garder à la maison. Longtemps, j'ai eu de nombreuses défections de la sorte. En même temps, c'était inquiétant, car les garçons, même lorsqu'ils subissaient ces mêmes agressions, pouvaient, eux, continuer leurs études que l'on estimait importantes. Alors que l'on sait, aujourd'hui, que le taux de réussite scolaire et universitaire chez les filles est statistiquement supérieur à celui des garçons.
-Vous voulez dire que la plupart des écrivains dans le monde sont des hommes à cause de l'analphabétisme et de la moindre instruction des femmes?
Oui, mais il y a d'autres aspects de ce problème. La prise de parole des femmes en public était mal vue, et c'est toujours le cas. Moi, je sais qu'au niveau de ce que j'écris, par exemple ? enfin, je ramène toujours les choses à moi car c'est tout simplement ce que je connais le mieux ?, les sujets que j'aborde sont toujours tabous, exprimés sans autocensure. J'essaye de parler de ce que j'ai envie de dire. L'écriture est mon unique espace de liberté. Il est donc essentiel pour moi. Eh bien, il se trouve que certains sujets dérangent certaines personnes. On me fait le reproche de développer une écriture relevant de l'ordre de l'intime. Certaines choses, pour ceux-là, ne doivent jamais être dites ou écrites. J'ai beaucoup souffert avant de donner à lire et à publier mes écrits. Parce que l'écriture, aujourd'hui dans mon pays, et depuis des années, est un dévoilement. Et le mot est bien choisi car, en littérature, on donne à voir et l'on se donne aussi à voir. Et cela choque énormément certaines gens de lire ce que vivent les femmes, ce qu'elles ressentent, la manière dont leur corps évolue, leurs désirs, leurs aspirations? Nous sommes dans un pays où certaines choses existent, mais il ne faut surtout pas les révéler ou les dévoiler. Et moi, je suis l'empêcheuse de tourner en rond. Quand j'ai envie de dire quelque chose, je le dis et je le dis de la façon dont j'ai envie de le dire.
-Pourtant, souvent, vous écrivez ou vous évoquez des sujets tabous dans vos écrits, mais sans le dire forcement...
Parce que tout simplement l'on ne m'a jamais donné l'occasion de les exprimer de vive voix. Mais cela ne me dérangerait pas du tout de le faire, une fois que je me suis mise à nu par le texte. L'un de mes romans s'intitule A contre silence et ce n'est pas rien. C'est vraiment cela que je ressens lorsque j'écris. Il m'a fallu casser énormément de protections que j'avais pour pouvoir y aller. Pour une femme comme moi, sortir du silence n'est pas évident. Une femme qui vit dans une ville qui n'est pas Alger, qui n'est pas totalement anonyme, qui s'est fabriquée tout un personnage social, qui a essayé de s'intégrer dans une société qui, forcément au départ, n'était pas la sienne ? je venais d'Alger et Sidi Bel Abbès, c'est une autre mentalité ? et qui va absolument à contre-courant des normes établies qui veulent que les femmes ne soient que les faire-valoir des hommes, il est très compliqué pour moi d'assumer cette situation. Je vois par exemple des femmes que j'ai toujours fréquentées dans mon milieu professionnel ou dans mon entourage social et qui ont été très choquées à la lecture de mes livres.
-Comment expliquez-vous justement cette pudeur que s'imposent certaines femmes, qui plus est de milieux considérés comme intellectuels ou, plus simplement, instruits '
Dans mon premier roman, je parle par exemple de l'avortement. Et cela ne s'était jamais dit dans la littérature algérienne. C'était mon premier roman et je tapais fort. J'y décrivais par le détail un avortement qui a eu lieu dans des conditions sordides. Mais les gens m'ont dit : «tu as du courage, tu n'as pas honte ' Et la pudeur qu'est-ce que tu en fais ' Et les conventions sociales, qu'est-ce que tu en fais '» Ce sont pourtant des choses qui existent et qui sont vécues dans notre pays. Pas plus tard qu'il y a trois jours, dans la ville d'Oran, trois nouveau-nés ont été trouvés morts dans des poubelles, asphyxiés dans des sacs en plastique. Et moi, je me place de ce point de vue pour dire : voilà, cela existe. C'est une société dans laquelle il existe des choses aussi terribles qu'horribles et nous n'avons pas le droit de le dire. Il faut laisser «le puits avec son couvercle», comme dit le proverbe.
En ce sens-là, je suis un auteur qui dérange. Je parle, dans mon roman, Cette fille-là, des enfants que l'on appelle aujourd'hui encore chez nous des «bâtards». Un mot terrible qui décrit ces enfants et il n'y a pas d'autres mots. J'ai cherché et je n'en ai pas trouvé. Non seulement on ne doit pas évoquer ces enfants illégitimes, parce qu'un ministre des Affaires religieuses a déclaré que, normalement, cela ne devrait pas exister, on va les effacer, mais la chose la plus importante est de dire qu'ils n'ont pas de véritable statut légal. Ils portent ainsi toute leur vie la marque de cette infamie. Et on leur donnait un deuxième prénom en guise de nom. Finalement, il a fallu attendre la fin des années 1990 pour que ces enfants puissent prendre le nom de leur père adoptif à travers la «kafala».
-Vous êtes actuellement en train d'écrire votre prochain roman, peut-on en savoir plus '
Oui, ce sera la nouveauté pour le prochain Salon international du livre d'Alger (SILA) en septembre. C'est un roman que j'éditerai chez Barzakh éditions. C'est un ouvrage plus léger que mon précédent livre. Il relate une histoire qui se déroule cinquante années après l'indépendance de l'Algérie. C'est l'histoire d'une «pied-noir» qui veut revenir en Algérie. Une très vieille femme qui souhaite revenir et revoir l'Algérie. Sa famille tente de l'en dissuader, mais elle, de son côté, ne ménage aucun effort pour réaliser son rêve. En même temps, ce livre permettra de casser les représentations sur l'Algérie et la société algérienne en France. Il y a toujours un lien avec l'histoire. Nous sommes le produit d'une histoire.


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