Algérie

« Magouri », le lapin de mer



1ère partie Xi Wa Tsu, qui préparait une thèse sur la Chine ancienne, rendait visite ce soir à Madame Dimitri qui nous avait invités à l'occasion du vingtième anniversaire de son fils Petre. Elle aimait parler de son pays, la Chine, mais surtout de ce qu'il fut. Je vais vous raconter la plus belle histoire que j'ai jamais entendue, fit-elle à un moment enthousiaste. Je ne sais pas à quel point elle est réelle mais, rien que pour sa beauté, elle mérite d'être entendue, croyez-moi. A une centaine de kilomètres de la ville portuaire de Penglai, les pieds dans la mer de Chine, le petit village de Tsu Ni Zu dormait encore ce jeudi matin lorsque le vieux Zi Yun rentrait avec sa vieille barque. Il avait plus de quatre-vingt-sept ans mais on ne lui en aurait pas donné cinquante. Il avait encore les cheveux gris, l'oeil vif et le geste alerte. Tout le monde dans le village l'appelait Oncle Zi et il connaissait tous les habitants qu'il saluait par leurs petits noms. Ce matin-là, comme chaque matin depuis six mois, il rentrait après une nuit de pêche. Mais cette fois, Oncle Zi revenait avec un poisson, un seul, mesurant un peu plus de deux mètres et pesant plus de vingt livres. Lorsqu'ils entendirent les coups du grand tambour de bois, les villageois qui se réveillèrent brusquement, avaient de la peine à croire leurs oreilles. Mais Oncle Zi insistait et tous comprirent alors que la nouvelle était réelle. Que le vieillard avait bel et bien ramené le « magouri » tant attendu. Tous, sans exception, accoururent à la rencontre de Zi, même la vieille Nu Ma Tsi qui ne pouvait plus marcher depuis qu'elle avait perdu ses jambes, se mit à ramper de toutes ses forces. Je ne raterai pas cette occasion, se dit-elle... non, je ne la raterai pas. Les enfants couraient bruyamment, les femmes poussaient des cris de joie, les hommes levaient haut les bras, cela exprimait selon les coutumes d'alors du village, la joie, le contentement, voire le bonheur. Les uns après les autres, ils s'attroupaient autour de Zi qui tenait le poisson, encore vivant, par la queue. Quelques enfants, cédant à la curiosité, s'approchaient plus que tout le monde. Ils observaient longuement l'animal. On eut dit un lapin ailé. Il avait ses quatre pattes, ses longues oreilles et même sa queue, sauf que, à la hauteur des pattes, il avait deux grandes nageoires de chaque côté, des nageoires qui rappelaient, à s'y méprendre, les ailes de l'oiseau-mouche. En plus grand. Le spectacle était hallucinant pour ces enfants qui avaient, sans cesse, entendu parler du « magouri » sans l'avoir jamais vu. Tous applaudissaient longuement Oncle Zi. Dites à Haw Si de venir prendre son magouri s'il le veut, cria Oncle Zi de toutes ses forces à l'adresse des soldats venus s'enquérir des raisons de cet attroupement matinal. Au village de Tsu Ni Zu, le nom de Haw Si, à lui seul, faisait trembler les gens. Ce chef sanguinaire auquel personne n'osait dire non, décidait de tout, jusqu'aux petits détails, dans la vie du village. Coléreux à la limite de l'hystérie, il lui arrivait de faire fouetter à mort des habitants pour un retard de deux jours seulement dans le versement des impôts. Il pouvait ordonner la pendaison de quelqu'un rien que pour rappeler aux autres qu'il était le chef. L'imposition était lourde et les villageois, qui s'appauvrissaient de plus en plus depuis que Haw Si avait pris le pouvoir, se mettaient tous au travail afin de s'acquitter des nombreuses taxes décidées par le tyran. Même les enfants travaillaient. Ils étaient occupés à aider leurs parents. Exténués le soir, plus aucun d'entre eux n'avait le temps, ni l'envie, de jouer et l'école, ancienne d'un siècle, avait dû fermer ses portes. Les enseignants, pour ne pas mourir de faim et aussi pour pouvoir payer la taxe sur la vie à laquelle était assujetti tout être vivant, s'étaient convertis qui en marchand de légumes, qui en porteur, qui en pêcheur... Cette nuit d'été, l'air était frais et la brise marine caressait tendrement le visage d'Oncle Zi qui regardait les enfants pêcheurs revenir de mer. Ils peinaient à tirer les barques sur le sable, à descendre le poisson et à le peser... Tous ces enfants se fanent avant l'âge adulte, pensa Oncle Zi, ils renoncent même à la vie à cause de la folie du Haw Si... Il faut que les choses changent, enchaîna-t-il, il le faut coûte que coûte ! Lorsqu'il se présenta, tôt le matin devant le palais, le gardien en faction devant la porte tenta de le faire changer d'avis. Non Oncle Zi, je t'en prie, implora-t-il le vieillard, renonce à cette idée car il te tuera. La mort ne fait pas peur aux pauvres et aux malheureux et elle fait encore moins peur à ceux qui, comme moi, sont convaincus que la vie ne vaut plus la peine d'être vécue. Annonce-moi, s'il te plaît, je dois le voir. Le voyant déterminé, le garde l'annonça en se gardant de décliner l'objet de sa demande d'audience. Oui, noble seigneur, répondit Oncle Zi en inclinant légèrement la tête. Je te demande de m'autoriser à intercéder auprès de ta générosité. Intercéder ?! fit Haw Si étonné. Oui, seigneur... et si j'y suis autorisé, tu sauras de suite de quoi il s'agit. Parle donc, Zi Yun, je t'écoute, fit-il d'un air hautain. Je viens intercéder en faveur des enfants de ce peuple qui sombrent dans l'ignorance. Seule l'école peut les aider à sortir de l'obscurité de l'ignorance. Haw Si se leva furieux. Si tu étais un peu moins âgé, hurla-t-il, j'aurais ordonné ta pendaison sur-le-champ. Oncle Zi se leva à son tour et joua son va-tout. Ecoute-moi Haw Si... écoute-moi bien. Tu peux ordonner ma pendaison si tu veux, cela ne me fait pas peur. Ton peuple est déjà mort et tes pendaisons ne changent rien... Il est mort depuis que tu as fermé l'école, depuis que tu as asservi les esprits après que tu eus enchaîné les bras. Si bien que tu règnes aujourd'hui sur un cimetière de corps sans âme. Régner par la force et la terreur ne mène nulle part sinon à la déchéance et à la haine. Un peuple qui craint son chef est un peuple qui ne nourrit que de la haine à son égard. Or, jamais prospérité n'a été bâtie sur la haine, le mépris ou le dédain. Les sociétés... Tais-toi vieux fou, ordonna Haw Si qui s'approcha de lui menaçant... C'est ta haine qui t'aveugle, enchaîna Oncle Zi, elle ne te laisse même pas écouter ce que l'on a à te dire... Haw Si s'arrêta, hésita un instant puis laissa tomber les mains avec lesquelles il voulut étrangler Oncle Zi... Bon, ça va comme ça, fit-il d'une voix plus calme. Tu veux ouvrir l'école à nouveau, je peux t'autoriser à le faire mais il ne sera pas dit que l'école aurait été rouverte sous mon règne par n'importe qui. Il faudrait que tu me prouves que tu es à la hauteur de cette tâche. Et que faut-il faire pour cela ? demanda Oncle Zi sans broncher. Te ramener la lune ? Trop peu pour moi la lune, vieux malade, fit Haw Si méprisant. Alors, fit Oncle Zi, je vais te ramener un magouri. Un magouri ? sursauta Haw Si. Oui, mais il me faut du temps pour cela... Haw Si l'interrompit, je te donne tout le temps que tu veux, mais si au bout de neuf mois tu n'y arrives pas, je te ferai couper la tête. Maintenant, dehors ! Il passa toute la journée à penser au magouri. Est-ce possible ? se demandait-il sans cesse. Ce soir même, Oncle Zi a commencé la recherche du magouri. Un poisson très rare et très prisé. Il n'en a pêché de sa vie qu'une seule fois. Et n'en a pris qu'une seule pièce après sept mois de recherche. C'était pour un roi d'un pays lointain qui voulait l'offrir à sa femme malade. La pêche du magouri est une entreprise dangereuse dans laquelle il faut faire preuve d'intelligence, de témérité, de patience et de force. Oncle Zi le savait. Mais pour les enfants et pour le village, cela valait bien le coup d'essayer. Après tout, dans ce village, plus personne n'avait plus rien à perdre. A commencer par lui. Lorsqu'il ramena le magouri, les villageois étaient heureux parce que cette réussite sera, comme le leur disait Oncle Zi durant ces mois de sortie en mer, une fissure sérieuse dans la forteresse monstrueuse du règne du tyran. Ce sera notre victoire morale sur lui et elle ouvrira la voie à d'autres victoires plus grandes encore. Dites à Haw Si de venir prendre son magouri s'il le veut. Je le lui garde vivant. Lorsque la nouvelle parvint au tyran, celui-ci devint bleu de colère. Furieux, il envoya chercher Oncle Zi qui se présenta aussitôt. Je parie, noble seigneur, fit-il d'entrée, que c'est le fait de ne pas vous ramener le magouri ici qui vous met dans une telle colère, mais sachez donc que le magouri ne va jamais chez personne sans perdre de ses pouvoirs. Une fois, il m'a été donné de le pêcher pour un roi, et ce roi, parce qu'il savait cela, avait tenu à venir en personne le prendre chez moi, ce qui l'obligea à entreprendre un voyage de plusieurs mois. Allons donc le chercher, fit Haw Si en se levant. Je comprends votre impatience, noble seigneur, et je me réjouis que vous consentiez à le chercher vous-même, mais j'attirerais votre attention sur le fait que la lumière du jour peut lui être fatale. Je vous suggère donc d'attendre jusqu'au crépuscule. Et à partir du crépuscule jusqu'au petit matin, vous choisirez le moment qui vous convient pour prendre possession de votre poisson. Le tyran consentit sans difficulté et le soleil avait à peine disparu qu'il frappât à la porte de Oncle Zi. Oh... oui, c'est bien cela... fit-il émerveillé comme un enfant. On m'a dit qu'il ressemble à un lapin... C'est pour cela, précisa Oncle Zi, qu'on l'appelle magouri, noble seigneur. Dans la langue de mes ancêtres « ma » signifie mer et « gouri » signifie lapin, ajouta Oncle Zi qui plongea les mains dans le grand bocal, prit doucement le poisson par la queue et le tendit à Haw Si. Vous savez l'utiliser ? lui demanda-t-il. Franchement, non ! laissa tomber Haw Si. Vous avez trois jours pour bénéficier des pouvoirs de ce magouri, commença Oncle Zi. Lorsque vous aurez décidé du voeu à formuler, vous mettrez un doigt induit d'huile d'olive dans la bouche du poisson qui vous mordra aussitôt. A ce moment dites votre voeu à haute voix et puis vous n'aurez plus qu'à attendre. Il ne passera pas une lune avant qu'il soit réalisé. Ne retirez votre doigt que lorsque le poisson démordra de lui-même. En attendant, il serait plus prudent de le remettre dans son bocal. Haw Si s'apprêtait à partir mais Oncle Zi l'interpella. Noble seigneur, le magouri vous réalisera tous vos v?ux. Puis-je espérer que vous m'aideriez à en réaliser un seul ? Parle, Zi Yun, je suis de bonne humeur, ce soir je t'accorde même deux voeux. Non, noble seigneur, je me garderai d'abuser de votre générosité... Je voudrais seulement être la personne qui vous réveillera au lendemain du voeu. On dit que celui qui réveillera la personne mordue par le magouri ne mourra pas en mer. Sans répondre, il frappa sur le mur et le chef de la garde, qui attendait dehors, entra. Zi Yun viendra samedi matin au palais, ordonna-t-il, laissez la consigne pour qu'on le laisse passer et qu'on le fasse entrer seul dans ma chambre... Tout heureux, sautant presque de joie, Haw Si quitta la maison de Oncle Zi sans même le saluer. Toute la journée du vendredi, Oncle Zi la passa à balayer les salles de cours dans l'ancienne école. Il essuya le parterre avec de l'eau douce à laquelle il ajouta une poignée de sel marin. Cela permet d'enlever les tâches les plus tenaces, se dit-il avant de se mettre à fredonner un vieil air, celui-là même que fredonnait sa mère pour le faire dormir lorsqu'il avait quatre à cinq ans... J'espère ne pas m'être trompé dans mes estimations, pensa-t-il. Tôt le matin, Oncle Zi se présenta au palais et l'on se pressa de l'accompagner jusqu'à la porte du tyran. Il entra sans frapper. Lentement, il s'approcha de Haw Si et, après une brève hésitation, le réveilla. Bonjour, noble seigneur, fit-il en épiant ses mouvements. Haw Si voulut se lever mais n'arriva pas à bouger ses bras. Il essaya de bouger les jambes, en vain. Il voulut dire quelque chose, mais impossible, rien de son corps ne bougeait. Inutile de chercher à bouger, fit Oncle Zi, tu es paralysé Haw Si. Le poison du magouri va mettre un terme à ta vie et personne ne saura te sauver à part moi. Je suis le seul à détenir l'antidote du poison. La colère de Haw Si lui monta aux yeux, mais il ne put faire un seul mouvement. Inutile de hurler, tu ne saurais faire sortir un seul son. Il t'appartient de choisir maintenant entre la guérison et la mort. Je te donne le temps qu'il faut, comme tu m'avais donné le temps qu'il fallait pour pêcher le magouri. Tu as jusqu'à demain pour décider, au-delà, il me serait impossible d'intervenir pour toi car l'effet du poison serait alors irréversible. Sur ce, Oncle Zi s'en alla. Il prit soin au passage de dire aux gardiens que Haw Si devra encore dormir une journée et qu'il leur ordonnait de ne laisser entrer personne sauf lui. Le lendemain matin, dès qu'il poussa la porte de la chambre, Oncle Zi s'exclama. Mais c'est fou ce que tu as maigri en une journée Haw Si, c'est fou... Je ne vais pas te laisser mourir parce que j'ai un bon coeur. Mais ne crois pas que je vais te rendre tes forces... Je vais seulement te rendre la parole. Il prit un verre d'eau dans lequel il mit une pincée de sel et lui demanda de boire. Cette eau va te rendre la parole avant le crépuscule. Tu me diras après cela si tu veux récupérer tes mouvements ou pas. Lorsqu'il retrouva la parole, Haw Si voulut hurler mais Oncle Zi, qui suivait tous ces mouvements, lui mit la main sur la bouche. Si tu veux mourir dans deux jours, tu n'as qu'à crier. Puis il retira la main. Haw Si garda le silence. Tu ne m'as pas dit Haw Si, veux-tu que je t'aide à te relever ou pas ? Dépêche-toi donc de le faire, vociféra l'autre, sinon... Oncle Zi le regarda dans les yeux. Ah ! qu'ils sont drôles ces fous du pouvoir ! Ils ne se rendent même pas compte lorsqu'ils ne peuvent plus décider de rien. Même sur le lit de mort, ils ne peuvent s'empêcher de menacer... Je veux que tu me dises clairement, poursuivit-il, si tu souhaites mon aide ou non. Et je tiens à te rappeler que, dans le cas où tu refuserais mon aide, il ne te resterait que deux jours à vivre et personne d'autre que moi ne pourrait te sauver. Le silence fut long. La fierté mal placée te jouerait-elle des tours Haw Si ? demanda Oncle Zi ironique. Bon d'accord, soupira Haw Si résigné, aide-moi... Oncle Zi le regarda un instant... S'il te plaît, ajouta Haw Si. Voilà qui est déjà mieux, fit Oncle Zi en tirant sur sa longue et fine moustache. Je m'en vais de ce pas, enchaîna-t-il, préparer la potion qui te sauvera le bras droit. Mais je veux qu'avant cela, tu ordonnes à ta garde de ne laisser personne d'autre que moi entrer dans cette pièce. Appelles-en un, coupa Haw Si furieux. Il donna l'ordre au garde qui se présenta aussitôt et acquiesça avant de se retirer d'un pas alerte. A suivre


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