Algérie

Madame Arkoun nous écrit



Madame Arkoun nous écrit
Messieurs,Suite à votre article relatif au professeur Mohammed Arkoun paru le 30 janvier dernier, j'estime qu'il est de mon devoir d'épouse d'apporter les corrections qui s'imposent en réponse aux informations erronées qu'il contient et qui auraient pu être évitées si on avait pris la peine de lire son dernier livre d'entretiens, La Construction humaine de l'islam (publié en 2012 chez Albin Michel) où son parcours de vie est clairement résumé.Le but des objections qui suivent est de dissiper les confusions qui se sont produites dans l'esprit de ses étudiants, lecteurs et admirateurs un peu partout, qui en ont fait part à travers le site de la «fondation Mohammed Arkoun pour la paix entre les cultures» ou ont exprimé leurs interrogations dans les forums des réseaux sociaux.1) Il n'est nulle part mentionné, dans les écrits ou les dires du professeur Arkoun, qu'il ait été «jeté en prison» pendant dix jours en 1958. Pourquoi donc les autorités, françaises à l'époque, l'auraient-elles fait, à quel titre 'Il a, en réalité, été empêché de retourner en France par un de ses professeurs français qui voulait se débarrasser de lui en le maintenant en Algérie sous prétexte qu'il y serait plus utile ! Il a fallu l'intervention de son directeur de thèse auprès des autorités compétentes, à Paris, pour qu'il puisse regagner Strasbourg.J'ai, parmi les documents conservés par mon défunt époux, «l'autorisation de voyage en Algérie» (que je mets à votre disposition) utilisée pour ce fameux déplacement.Elle porte les dates d'entrée à Oran, le 20 décembre 1958, et de sortie, le 14 janvier 1959, sans aucune annotation de quelque ordre que ce soit, comme cela aurait été le cas s'il avait fait l'objet de cette supposée arrestation.2) Il n'était pas «très heureux» de participer aux séminaires sur la pensée islamique. Il y prenait part afin de satisfaire sa curiosité intellectuelle de «chercheur» ayant à c?ur d'étudier lui-même, sur place, l'évolution de la société algérienne. Il en allait tout autrement du bonheur indiscutable de revoir son pays, sa famille.A chaque fois que l'incident du séminaire de Béjaïa (1985) avec Ghazali est évoqué oralement ou par écrit, et il l'a souvent été, on oublie bizarrement de rapporter la réponse également publique de Mohammed Arkoun dans un arabe châtié : «En islam, nul n'a le droit ni la légitimité d'exiger d'un autre musulman de prononcer la chahada, pas plus que de l'excommunier.» Des personnes ayant assisté à cette fameuse rencontre m'ont confirmé qu'après cet échange, la majorité du public était de son côté.A ce propos, dans l'hommage que Mustapha Cherif lui a consacré le 17 septembre 2010, il est écrit : «Sont restés célèbres les joutes oratoires qu'il avait avec feu l'imam Mohammed Ghazali lors des séminaires sur la pensée islamique en Algérie, organisés par le regretté Mouloud Kacim.» Preuve en est qu'il ne s'est jamais laissé faire et a toujours su répondre à ses détracteurs par des arguments scientifiquement fondés.Malgré cet épisode, il a continué à participer à ces rencontres jusqu'en 1988.3) Sa mère est décédée en 1997 et non en 2003 comme vous l'écrivez. Il n'a pas assisté à son enterrement, pas plus qu'à celui de son père en 1979, parce que les sentiments qu'il nourrissait à leur égard étaient tels qu'il ne pouvait physiquement supporter d'assister à leur mise en terre (La Construction humaine de l'islam, page 22).4) J'ai vite compris que sa relation à l'Algérie était bien plus complexe et compliquée que je ne pouvais l'imaginer et décidais de ne jamais m'y immiscer. Il ne s'y était d'ailleurs plus rendu depuis 1992. Nous nous sommes rencontrés fin 1995, je tiens à le préciser !Les invitations officielles n'ont pas manqué à partir de 2007, mais le mal était déjà fait. La décision d'y retourner aurait été trop lourde de conséquences pour lui. Il y renonça à jamais.Ces documents, et bien d'autres, seront publiés dans le livre que j'ai commencé à écrire au lendemain de sa disparition et que j'ai préféré laisser en attente pour me consacrer à la création de la «fondation Mohammed Arkoun pour la paix entre les cultures» et au lancement de son site (fondation-arkoun.org).Ceci afin de contenter un public de plus en plus avide de sa parole après sa disparition inattendue et l'avènement du Printemps arabe. J'en reprendrai l'écriture dès que ce travail sera terminé.5) Le souhait d'être enterré au Maroc était absolument le sien, je le répète encore une fois.Il est de notoriété publique que le cocon familial et amical chaleureux, que j'ai créé autour de lui à Casablanca, lui a fait aimer ce pays au point qu'il s'y sentait complètement chez lui. Le fait d'aller me recueillir sur sa tombe, comme je le faisais pour mes parents, l'a certainement définitivement convaincu d'opter pour ce choix. Les funérailles officielles qui lui ont été réservées par le Maroc et les témoignages de respect et d'affection dont il a fait l'objet ont été, sans doute aucun, le point de départ de l'intérêt subi et de la tendresse que vous évoquez, mais hélas trop tardifs, de Sylvie Arkoun Gonnard pour son père.Pour avoir été très proche de lui, je puis affirmer en mon âme et conscience, sans aucune hésitation, que la blessure la plus profonde et la plus douloureuse qu'il ait emportée dans son c?ur est, bien au-delà de celle de l'Algérie et de toute autre, celle de l'indifférence totale de ses enfants à l'égard de son travail. C'était sa croix : il l'a portée et en a souffert en silence jusqu'au bout. C'est la raison pour laquelle il avait plusieurs «enfants spirituels» de par le monde, c'était sa façon à lui de pallier ce manque.Je finirais par une note optimiste au sujet des quelques infimes espoirs qu'il nourrissait à l'égard de l'intérêt que commençaient à lui porter deux de ses petits-enfants à la toute fin de sa vie.J'espère qu'au moins l'un d'entre eux saura reprendre le flambeau et faire en sorte que l'incommensurable patrimoine de «lumières» qu'il nous a laissé ne tombe jamais dans l'oubli. Casablanca, le 2 février 2014 Touria Yacoubi Arkoun




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