«De Saint
Augustin aux intellectuels américains en 2002, en passant par Ibn Khaldoun,
nous restons dans la même épistémè et la même épistémologie de la guerre juste
pour assurer le triomphe de «valeurs » universelles.» M.Arkoun
Revisiter la
pensée arkounienne, c'est s'introduire dans un incommensurable champ de
réflexion d'une conscience islamique contemporaine fortement illuminante, de
progrès, d'humanisme, de justice, de tolérance et de vérités. A partir de cet
essai scripturaire basée fortement sur une partie des innombrables travaux de
l'éminent savant. Nous tenterons d'entrevoir en s'appuyant sur des points
d'ancrages choisis la profonde et enrichissante analyse critique imprégnée
d'une pluralité de sens des différents paradigmes et concepts véhiculés par la
pensée arkounienne.
Outils de pensée
que l'auteur reconquiert en les débarrassant des gangues multiples qui les
rendaient impropres à l'intelligibilité. Mohamed Arkoun nous propose les
conditions de possibilité d'un dépassement historique des blocages mentaux,
culturels, religieux, juridiques institutionnels, qui continuent de contrarier,
retarder l'insertion, les progrès, l'émancipation et l'enrichissement.
La confrontation
« Islam et démocratie », la lecture de l'espace maghrébin et de ses cultures,
l'humanisme dans la pensée arkounienne représenteront dans ce bref exposé les
arrêts sur texte de l'immense legs philosophique, sociologique, anthropologique
et culturel arkounien.
Islam et
démocratie
De prime abord,
M.Arkoun renvoie cette confrontation « islam et démocratie » aux conflits
historiques concrets entre deux postures de la raison devant la cognition qui
commande à son tour, les questions centrales de vérité, de réalité, de valeurs,
de loi, de légitimité, de gouvernance.. Arkoun vise, à travers ce constat, les
politiques nationales de décolonisation qui ont aggravé la confusion
intellectuelle entre la lutte légitime contre les effets négatifs de la
domination coloniale et l'indispensable ouverture aux dimensions émancipatrices
de la pensée moderne. Cette dernière, véhiculée politiquement par les processus
de construction de l' Union européenne et scientifiquement par les indéniables
progrès des sciences de l'homme et de la société pour éclairer justement les grands
choix culturels, éducatifs, institutionnels, juridiques dans la phase de
décolonisation. M.Arkoun illustre son analyse par les politiques linguistiques,
de recherche scientifique en sciences sociales, en sciences de l'éducation dans
les pays arabes, politiques qui ont été perverties selon l'auteur par la
prédominance des revendications identitaires où la place donnée à la religion a
vite conduit aux dérives fondamentalistes dont on déplore aujourd'hui les
conséquences tragiques. Pour Arkoun, il y a eu accumulation et transmission
systématique à travers les discours officiels et plus gravement encore les
discours scolaires, de connaissances radicalement fausses, donc dangereuses, au
sujet des fonctions culturelles et historiques de la religion en général et de
l'islam en particulier.[1]
Retravailler la
notion d'islam est plus qu'une urgence pour l'islamologue car on ne peut pas
rendre intelligible le rapport complexe Islam/démocratie, si l'on ignore ou
minimise la dialectique mondiale dans laquelle se joue depuis 1945 un drame
historique où les bourreaux deviennent des victimes et les victimes des
bourreaux selon les niveaux d'analyses et le camp historique dont l' «analyste»
reste implicitement ou explicitement solidaire. Pour Arkoun : Islam et démocratie
sont deux systèmes de croyances et de non-croyances que les sujets humains, qui
sont en même temps des acteurs sociaux et historiques, transforment en «
connaissances » fiables, voire certaines, en normes éthiques et juridiques
contraignantes, en institutions plus ou moins sacralisées, absolutisées et donc
sacralisantes et absolutisantes. La raison moderne nous permet de différencier
les enjeux de l'option religieuse et de l'option démocratique. Celle-ci
transforme le statut et les fonctions de la religion qui ne détermine plus rien
dans l'ordre politique.
Arkoun souligne
qu'il y a eu dans les contextes islamiques au cours des cinquante dernières
années une hypertrophie de la fonction mytho-idéologique qui a perverti à la
fois les fonctions mytho-historiques de la religion traditionnelle et le
travail de réabsorption, de refonte, de réélaboration des forces de soulèvement
et des valeurs positives véhiculées par le fait religieux.
Les expressions fondamentalistes de l'islam
n'autorisent à parler ni d'un retour du religieux comme beaucoup le font, ni
encore moins de la promotion de l'islam aux fonctions de modèle historique
alternatif au modèle démocratique. Celui-ci est critiqué, décrié, rejeté par
l'islamisme militant parce que sa fécondité politique et sa capacité d'accueil
à toutes les formes d'espérance, toutes les ressources créatrices, toutes les
volontés de dépassement de l'homme, demeurent l'immense impensé de ce qui
subsiste aujourd'hui de la pensée islamique.
M.Arkoun nous
avertit qu' il ne s'agit pas là d'un jugement arbitraire ou malveillant mais
qu' il y a longtemps que les usages mytho-idéologiques que beaucoup d' «
intellectuels », de gestionnaires des orthodoxies (‘ulamâ'), d'enseignants,
voire de chercheurs ont fait de ce qu'on a appelé le legs (al-turâth) de
l'islam classique. Les bricolages des réformistes pour rétablir dans sa
grandeur et sa pureté l'islam « authentique » des « origines », des « pieux
ancêtres » (al-salaf al-sâlih), les oublis systématiques perpétués depuis le Xe
siècle à l'égard des penseurs « libres », innovants, originaux des périodes
fugitives où s'esquissaient des marches décidées vers un humanisme prometteur
[2].
Lecture de
l'espace maghrébin et de ses cultures
Arkoun souligne dans son ses écrits que
l'arabisation a été et demeure le thème central des constructions nationales
dans l'espace maghrébin. Il précise que l'on continue de négliger en retour les
tâches scientifiques incontournables d'une mise à niveau de la langue et de la
pensée arabe pour retrouver ses richesses intellectuelles oubliées et surtout
pour intégrer avec rigueur les productions de la modernité intellectuelle et
scientifique. La faiblesse en qualité et en nombre des traductions d'Å“uvre en sciences
de l'homme et de la société comme en philosophie, constitue pour l'islamologue
les principaux obstacles qui obligent à recourir aux langues européennes afin
de combler les retards marqués depuis le 13eme -14eme siècle.
La place de la technologie moderne- que
Arkoun intitule la télétechnoscience- dans la mondialisation en cours, explique
indéniablement le rôle grandissant du français et de l'anglais au Maghreb. Plus
l'arabe se laisse envahir par les discours religieux et idéologiques, plus les
acteurs sociaux auront besoin de recourir aux langues ou s'opère le travail
déterminant de reconceptualisation imposé par les avancées révolutionnaires de
la connaissance scientifique dans tous les domaines. Or, explique M.Arkoun, la
télétéchnoscience tend à imposer une hiérarchie des langues européennes
elles-mêmes au bénéfice de l'anglais.
D'autres difficultés majeures sont soulevées
par l'auteur dans cet espace maghrébin. D'abord le manque criard d'enquêtes
sociologiques dans cet espace, sur la production scientifique et culturelle,
puis celle de la lecture et de la diffusion effectives de cette même
production. Un fossé continue de se creuser entre des élites isolées,
dispersées une classe moyenne trop occupée à maintenir un niveau de vie
précaire et des masses populistes exposées aux tentations de la violence
vengeresse. M.Arkoun s'interroge sur la place de l'acte de pensée critique dans
cette espace maghrébin. Pour l'auteur, les écueils sont multiples, les cultures
orales ont une assise sociale plus étendues que les cultures écrites qui
monopolisent le pouvoir de nommer et les « vérités » d'orienter les
significations, de hiérarchiser les valeurs, d'assigner les statuts, de fixer
les limites et les finalités du système éducatif, d'instaurer les codes juridiques
et les institutions étatiques. L'auteur pense que c'est à ces niveaux
anthropologiques que se perpétuent les conflits, se consomment les séparations
et s' exaspèrent des tensions que peu d'analyses pertinentes les font passer de
l'implicite à l'explicite connu. Faute d'une politique de la recherche et d'une
scolarisation émancipatrice, les oppositions dans les choix linguistiques
continuent de nourrir les exclusions réciproques d'imaginaires construits à
l'aide d'ignorances institutionnalisées. Arkoun remarque que des travaux
importants ont été réalisés depuis les indépendances, mais ces apports restent
mal relayés dans l'enseignement scolaire et guère diffusés pour modifier le
rapport des Maghrébins à un passé ignoré ou mythologisé. M.Arkoun pense que les
forces de sécularisation en travail dans les sociétés maghrébines n'ont pas
réussi à maîtriser l'expansion d'un imaginaire politico-religieux qui dépasse
les limites de l'espace maghrébin.[3]
L'appartenance à
un socle anthropologique commun à l'espace méditerranéen et à la civilisation
du désert est devenu un impensable dans cet espace maghrébin. Pour M.Arkoun la
culture nomade et la civilisation du désert au Maghreb tendent à subir le même
oubli, le même rejet que l'appartenance méditerranéenne. Un immense travail de
recherche scientifique et de réflexion reste à entreprendre pour conserver,
protéger, réhabiliter et revaloriser les diverses expressions des différentes
cultures au Maghreb. Ni le patrimoine arabe et islamique, ni les expressions
berbères longtemps négligées ou systématiquement ignorées sont suffisamment
connus, interprétés et diffusés en dehors des grands centres urbains.
L'amplification de tous ces déséquilibres a conduit à l'éloignement de plus en
plus des sociétés maghrébines de la modernité. L'expansion sociologique de la
modernité matérielle contraste avec les échecs et les retraits de la pensée
critique sans laquelle la modernité sombre elle aussi dans les manipulations
idéologiques.[3]
Humanisme et
dialogue des religions La pensée humaniste s'intéresse en priorité à tout ce
qui touche au déploiement optimal des facultés de l'esprit humain. Cela veut
dire qu'il est nécessaire de propager la connaissance scientifique de toutes
les cultures et les traditions de pensée produites par les hommes au cours de
l'histoire de l'humanité dans son ensemble. Dans son enrichissante oeuvre
L'humanisme arabe au 4e/10e siècle, M.Arkoun s'insurge dans ses écrits sur les
attitudes humanistes partisanes d'historiens qui ont longtemps ignoré
l'humanisme d'expression arabe développé et vécu en contextes islamiques dans
ce même espace méditerranéen où s'enracinent les valeurs fondatrices de
l'identité européenne. Cet humanisme d'expression arabe s'est développé et
propagé dans tout l'espace méditerranéen entre 800 et 1300 environ,
c'est-à-dire bien avant le mouvement humaniste parti d'Italie. L'attitude
humaniste dans les contextes islamiques à Bagdad, Rayy (actuelle Téhéran),
Ispahan, Kairouan, Cordoue, Tolède… Cet humanisme a connu un succès
exceptionnel au 10e siècle.
M. Arkoun suggère
que l'histoire de la pensée dans l'espace méditerranéen incluant les pays du
Sud et de l'Est de la Méditerranée, doit désormais enseigner cet humanisme aux
lycées et collèges pour montrer la continuité historique de la pensée
philosophique grecque en interaction forte avec les pensées théologiques
musulmane, chrétienne et juives depuis l'époque lointaine d'Alexandre le grand.
Notre penseur avertit que l'initiation ne peut produire ses effets les plus
positifs que si les enseignants eux-mêmes se donnent les moyens scientifiques
de maîtriser l'enseignement d'une histoire remembrée des systèmes de pensée et
des cultures qui se sont affrontés et fécondés mutuellement dans l'espace
méditerranéen. Cette disputation s'est muée aujourd'hui en polémiques stériles
et en conflits répétés entre ce qui est appelé « Islam et Occident », deux mots
sacs que M. Arkoun considère comme artificiellement gonflés par l'expansion
ancienne et récente de deux puissants imaginaires collectifs nourris à la fois
de postulats théologiques et d'interprétations idéologiques. Le religieux
connaît un retour « sauvage » dans un contexte dominé le plus souvent par des
ignorances tenues pour des « vérités » essentielles, voire divines. M. Arkoun
réaffirme qu'il est urgent de libérer les peuples et les cultures des divisions
séculaires qui ont fragmenté cet espace en « territoire de guerre » et «
territoire de paix ». Nos élèves doivent d'urgence être initiés à cette
relecture humaniste d'un espace méditerranéen intellectuellement,
spirituellement et culturellement remembré par delà tous les fondamentalismes
ravageurs [4].
Conclusion
M.Arkoun en
visionnaire avéré montre dans un jeu de substitutions et de réappropriations
nécessaires le chemin de l'émergence d'une raison qui embrasserait dans une
vison englobante, érudite, scientifique et réflexive les défis inédits mais
déjà identifiables. L'histoire comparée des systèmes de pensée théologiques et
philosophiques dans l'espace méditerranéen constitue dans cette optique le
champ de recherche le plus pertinent. L'Å“uvre de M. Arkoun est une repensée
continue des statuts philosophiques et politiques de la condition humaine dans
ses réalisations comme personne, individu, citoyen, espèce et être collectif en
devenir dans un monde en voie de globalisation, de spécification et de
complexification à la fois. Dresser les jalons nouveaux sur une route encore
mal tracée dans l'espace maghrébin doit conduire, comme le souligne maintes
fois M.Arkoun dans son immense Å“uvre, à une relecture libératrice et
refondatrice de l'espace historique et anthropologique. La libération
intellectuelle, spirituelle et culturelle du Maghreb est à ce prix.
* Universitaire – Saïda
Références
bibliographiques
[1] Islam et
démocratie. Quelle démocratie ? Quel islam ?
| Presses
Universitaires de France | Cités 2002/4 - n° 12 p. 81-99
[2] Ibid., p.
81-99
[3] «Aux origines
des cultures maghrébines» ,in Maghreb, Peuples et Civilisations. S.d de C.et Y.
Lacoste, La découverte Paris, p 83-90.
[4] «L'humanisme
arabe au 4e/10e siècle», 3e éd. J. Vrin 2005.
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Posté Le : 23/09/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Remmas Baghdad *
Source : www.lequotidien-oran.com