Arezki Tahar dévoile un beau livre rassemblant des photos de sa ville natale sous le titre Béjaïa, ma ville, ma pupille. Cet ouvrage autoédité est le fruit d'une dizaine d'années de travail sur la ville, raconte l'auteur, plus connu comme agitateur de la scène culturelle à la tête du Théâtre régional de Béjaïa, puis à l'Espace Noun à Alger dont il fut le cofondateur.Arezki Tahar nous revient donc en tant que photographe, mais pas question pour lui de se plier à un exercice académique et encore moins de faire dans l'étalage technique. Tahar fait de la photographie comme on fait de la poésie. Avec le c?ur, avec ses émotions et ses rêves mais pas avec raison. Le sommeil de la raison n'engendre pas que des monstres, comme l'affirmait le peintre Francisco Goya, il nous mène aussi, comme c'est le cas avec ce beau livre, vers les contrées inexplorées du rêve et de l'enfance retrouvée. Dans sa profonde préface, l'écrivain Rachid Boudjedra résume : «La photographie d'Arezki Tahar est capable de procurer le plaisir sans forcément dévoiler le sens qui reste allergique à toute interprétation et ? au contraire ? ouvert à toute approche». Exit le sens, place aux sens : «Arezki Tahar connaît sa ville, d'une façon non pas visuelle seulement, mais tactile aussi», ajoute l'auteur de Printemps.Pas question donc de découper la ville en «quartiers» à débiter en cartes postales. Tahar ne fait pas le guide pour touristes, il nous invite plutôt à la déambulation, à l'errance visuelle en sa chaleureuse compagnie. On ne retrouve d'ailleurs pas d'indications de lieu devant les photos, celles-ci sont judicieusement placées à la fin de l'ouvrage. La seule cartographie qui compte ici est celle de l'inextricable labyrinthe de l'âme de la ville. Celle-ci surgit dans le croisement du vécu quotidien et des paysages immuables. Entortillements de filets de pêche et brumes matinales sur Yemma Gouraya ; messages naïfs ou provocateurs dans les graffitis de la jeunesse bougiote, et décrépitude des murs de la vieille ville, graffitis du temps qui passe.L'âme de la ville est aussi dans les visages (disons-le, les gueules) de ses acteurs principaux. Ceux-là ne se recrutent pas dans les écoles d'arts dramatiques. Ils se rencontrent au ras du macadam à l'image de Kakou le fou installé sur les marches du Théâtre régional de Béjaïa pour gratifier le public des passants de ses répliques. Les visages de la ville, c'est aussi ses authentiques poètes qui perpétuent au quotidien le souvenir de l'art de vivre andalou par le verbe et la musique : Cheikh Rabah «l'Indochine» à la silhouette voûtée mais élégante tel un olivier centenaire, El-hachemi virtuose du banjo à la démarche chaloupée, ou encore El Hadj Mouloud, «troubadour marin» que Tahar nous montre de loin comme un monument de la ville? en train de faire ses courses.Tout ce beau monde est drapé du somptueux bleu de travail, le fameux «Shangaï», relique d'un âge pas si lointain où travail et élégance se conjuguaient harmonieusement. Arrivé par la mer dans les bagages des marins chinois, ce vêtement est aussi l'indice certain de la proximité d'un port. Celui de Béjaïa est croqué sous toutes les coutures : bateaux en partance pour un horizon prometteur d'ailleurs, cordages noueux multicolores à la poésie mystérieuse, mains calleuses de D'da Lakhdar le pêcheur portant «les traces du labeur et de la fraternité des hommes de la mer». Tahar nous invite sans plus de protocole à faire connaissance avec son monde.L'abord est donc foncièrement subjectif et le photographe en montrant se dévoile. Ses images ne sont pas tant capturées par un froid objectif mais semblent encore vibrer dans le reflet de son regard. C'est là toute la richesse sémantique du titre a priori convenu de Béjaïa, ma ville, ma pupille. Derrière le diaphragme de l'objectif photographique, c'est la pupille du subjectif regardeur qui compte. Arezki Tahar ne montre pas La ville de Béjaïa, mais Sa ville avec ses rêves et ses obsessions. Le photographe semble en quête de l'image authentique de cette ville vécue à restituer au spectateur.Bougie, une ville dont les beautés ne s'étalent pas au grand jour mais se cherchent? à la bougie. Tout est dit dans le visage rayonnant de beauté sous les haillons de cette femme assise au ras du sol devant la porte de Sidi Essofi. Peu de grands paysages au charme tapageur (la ville n'en manque pourtant pas !) et peu de plans larges à la symétrie calculée. C'est une poésie de coins et de recoins que développe Arezki Tahar. Jeux d'enfants dans les rues de la vieille ville, ruelles étroites et interminables escaliers, vieux couple se préparant à visiter Yemma Gouraya, siestes félines?Autant d'images d'un quotidien baigné d'une douce lumière paresseuse. S'il fallait qualifier la rêverie à laquelle nous invitent ces images, ce serait une rêverie d'après-midi à mi-chemin entre l'éclat du jour et la gravité du soir. Arezki Tahar nous emmène dans le rafraîchissant temps libre de l'enfance. L'auteur des Mille et unes années de nostalgie évoque précisément cette «part d'enfance rapatriée dans l'âge adulte et dont la mémoire est féroce. Sublime» qui hante les photographies dans Béjaïa, ma ville, ma pupille. En capturant les reflets choisis de sa ville, c'est aussi son propre portrait que réalise Arezki Tahar.
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Posté Le : 28/06/2014
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Walid Bouchakour
Source : www.elwatan.com