Algérie

Lorca-Neruda, fabricants de rêves ou exclus de la république ?


Défaite... la poésie abat son jeu pourquoi Platon a-t-il exclu les poètes de la République ? Fabricants de rêves, faiseurs d?émotion, les ciseleurs de mots n?auraient aucune part à prendre dans les sociétés qui s?édifient à coups solides et réels de pioche et de marteaux. Pour les amoureux de la rime, l?exclusion est injuste et injustifiée, mais il ne suffit pas de le dire. Je veux bien avec vous contrarier la sanction platonicienne, pousser l?audace jusqu?à dire que les poètes, comme dans l?ancien temps, méritent les honneurs réservés aux dieux, mais une fois qu?ils sont là, que faut-il faire ? Les redire pour dire quoi ? Qu?ils ont voulu dire que... qu?ils n?ont pas voulu dire que... Ils ont dit... Le risque est grand de mettre la poésie sur la table de la dissection critique. « Ventre ouvert, nerfs épinglés, épiploon sorti », la belle se meurt, la belle est morte. Entre deux citations sorties de leur contexte, appauvries, le poète est navré, et moi aussi. Une fois qu?il est là, le poète s?insurge et me laisse sans voix. « Il y a une chose qui est interdite aux critiques, dit Louis Aragon, c?est de déposer des commentaires le long des images. » Me voici donc interdite de commentaire, et contrainte, telle la Félicité de Flaubert, à me gorger d?images, buvant à la source primitive de la parole, enivrée de musique, clouée au sol dans un monde livré à la douleur et à l?injustice, où « mon propre corps et ma propre pensée m?empêchent de transporter ma maison dans les étoiles ». La servante de Flaubert était analphabète et n?avait d?autre choix que de suivre les cours de catéchisme de ses seuls yeux émerveillés. Comme elle, le c?ur grand et simple, je veux m?abandonner à la voix d?ombre qui s?énonce dans le grand Texte rebelle à la pensée rationnelle. Scalpel rangé, à l?impossible je suis tenue : déchirer le voile de la belle en la gardant intacte. Guidée par le poète magnanime, je cherche des lieux où fixer mon regard. Des paysages où les images s?accrochent, indifférentes au temps qui passe. Pays où il n?est pas facile de tenir une plume sans que le poing se serre et se lève. No passaran. L?Espagne me va bien qui maintient le c?ur dur et brave. « Dans l?ombre du Prado, il y a des dessins comme des barricades, des dessins qui fusillent. En Espagne, l?homme est en péril. Ne t?endors pas. » Ne t?endors pas, camarade, me dit Sénac. Le film est excellent, qui nous emporte dans son flot d?émotion et de vie, m?interdisant la prudence et les compromis. La mort m?attend sur la route de Cordoue, chante Federico Garcia Lorca. Lorca mort, Machado reprend l?air sur ses lèvres : « Aujourd?hui, comme hier, ma mort, belle gitane Ah ! qu?on est bien seul avec toi, A respirer cet air de Grenade, ma Grenade. » En Espagne, il y a autre chose que les castagnettes et le football. Autre chose que le petit vin de Malaga. Dans certaines de ses régions, la terre est si sèche qu?il n?y a que le sang des poètes pour l?abreuver. Le mort saisit le vif. Un jour, Aragon fait un voyage à Grenade, dont le souvenir le hante. Il veut y revenir plus tard, mais déjà Grenade est marquée au front par le sang de Federico fusillé à Grenade par le général Franco qui s?en était revenu d?Afrique avec des cavaliers maures. Trop tard. Grenade et toute l?Andalousie et toute l?Espagne interdites d?accès à toute espèce de poète. Le pays est blindé par la dictature, plombé dans le silence de la République. Les morts saisissent les vivants. Guatemala Pérou Chili Pas de ponctuation pas de frontières. Des poings serrés à la place des points qui structurent le vers. Partout où le chant s?égorge, la nuit palpe les pleurs des hommes. Des poings serrés comme des éclats de grenade. Viva la muerte. Toujours les images de la défaite pétrie dans le limon fertile de la poésie. O, Neruda, mon ami, ce n?est pas le vin qui naît des pieds du peuple, mais c?est notre sang. O pressoir, ô tambour cruel ô pitié de mon ventre. Et pas un vers n?est autre chose que le cri. Les cris des poètes sont devenus le cri du monde livré à l?arrogance du puissant. Jamais le poète du côté du vainqueur. Une seule raison à cette déraison. La phrase respire à coups de poings. Inutile de critiquer. C?est toujours la douleur et l?amour aux points de fracture de l?histoire. Histoire personnelle des poètes et histoire des hommes. La nôtre toujours recommencée. Que ce soit le jour ou la nuit, l?Espagne ou l?Amérique, il n?y a plus que la perpétuelle tragédie. Pas facile de tenir une plume sans que le poing se serre et se lève. Le cadrage est parfait, le décor splendide et le scénario ingénieux. Plutôt que de commenter, aider le poing à s?abattre sur le bois de la table dur et brave. Accompagner le geste dans le silence de la République. La même terre frappée la même chair aux ronces le même lit d?ordures et la même arrogance. Sur les lieux de la défaite, continuer à chanter comme Virgile les armes et l?homme. Et s?interdire de signaler l?absence de ponctuation et les fautes de français. Qu?est-ce que cela peut bien faire qu?Aragon ait construit son Fou d?Elsa sur une incorrection. Ai-je l?air plus maligne si je le corrige en disant qu?on ne dit pas La veille où Grenade fut prise mais La veille du jour où Grenade fut prise. Dites-moi ! Aurai-je l?air plus futée quand j?aurais dit qu?il aurait dû dire... qu?il a dit... Pauvre de moi qui ai appris à l?étude universitaire ce qui m?empêche d?être poète, la grammaire et la raison qui ratiocine. Le moins que je puisse faire est de me taire. En une dernière image, sur cette terre qui est notre royaume, retenir des dessins comme des barricades à l?ombre de notre c?ur. Pas le choix. Dans le silence de la République, à l?heure où l?homme est humilié, plus dégradé que jamais, faire revenir les poètes. Sans eux, qui se portera garant de notre avenir et de l?honneur de notre présent ?