Algérie

Liberté d’expression et «omerta médiatique»



Liberté d’expression et «omerta médiatique»
Publié le 25.09.2023 dans le Quotidien Le Soir d’Algérie
Par Mourad Benachenhou

«Quand les mots mêmes qui devraient permettre de débattre sont faussés, vidés de sens ou inversés, que la langue ressort exsangue d’un lessivage à strictes fins électorales, c’est l’exercice même de la pensée critique et de la démocratie qui est entravé.» (C. Alduy, Ce qu’ils disent vraiment. Les politiques pris aux mots, Le Seuil, 2017, p. 161)

La «Commission consultative nationale des droits de l’Homme» (CNCDH), institution de la République française, a rendu public, le 27 juin de cette année, son «Rapport 2022 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie».

Un rapport de haute teneur intellectuelle, bien documenté, globalement objectif et exhaustif, mis sous embargo !

Endossé et présenté officiellement par la Première ministre française, ce document, certes critique, établi par une institution légalement habilitée à le préparer, n’est donc pas l’émanation d’une structure nationale quelconque hostile, par principe, au gouvernement en place, ou agissant pour le compte de puissances inamicales. Pourtant, il a connu, malgré son importance politique majeure dans un pays qui continue à se proclamer «Patrie des droits de l’Homme», une couverture médiatique nationale proche de zéro.
Aucun parti, quelle que soit sa tendance, aucune personnalité politique mineure ou de renom, au pouvoir ou en attente de le gagner, aucun organe de presse, des plus prestigieux aux moins lus, aucun commentateur de radio ou de chaîne de télévision, dans ce pays où la liberté d’expression est considérée comme un principe absolu et sans restriction aucune, n’ont jugé utile d’en présenter, ou d’en commenter, au grand public les analyses et les conclusions et les recommandations, et de saisir l’occasion de la publication de ce document, pourtant officiel, pour faire leur propre auto-critique, et reconnaître leur responsabilité dans cette atmosphère de haine qu’ils entretiennent, et qui vise essentiellement la population de confession ou de culture musulmane du pays.
Bien que fortement biaisé dans certaines de ses observations, car il place au même niveau les actes de xénophobie ressortissant du fait divers, et les attaques systémiques et systématiques, dirigés contre les adeptes d’une seule religion, tant par les gouvernants que par les acteurs politiques et les médias, ce rapport met en relief la tendance générale des faiseurs d’opinion à diaboliser «l’autre» dont on n’a nul besoin de rappeler encore une fois l’origine ethnique et les croyances religieuses.

Un embargo pour cacher des vérités indignes de la «Patrie des droits de l’Homme»

À la lecture de ce rapport, on comprend pourquoi il a fait l’objet d’un embargo politique et médiatique quasi-total, et que sa parution a été accueillie par un silence profond de la part des pourfendeurs de «l’étranger» toujours disposés à partager avec leur public, femmes ou hommes, leur haine viscérale contre certaines minorités.
Ce rapport est long de 347 pages, accompagné d’une version abrégée de 36 pages, et la multidisciplinarité de son approche, tout comme la méthodologie rigoureuse suivie pour étayer ses conclusions, mériteraient d’être présentées de manière plus compète et détaillée, qui dépasserait la dimension d’une contribution à une publication quotidienne.
Ce rapport comporte également une série de recommandations proposées au gouvernement et à tous les acteurs de la société civile, et destinées à combattre la haine raciale et religieuse qui est loin de s’atténuer, plus spécifiquement contre un groupe spécifique, transformé, par la propagande qui le vise, en bouc émissaire de tous les problèmes internes et externes que connaît la sixième puissance mondiale.
On veut éviter tout commentaire qui pourrait introduire dans les morceaux cités une grille d’analyse qui fausserait le sens du texte et conduirait à donner au lecteur le sentiment d’une certaine partialité de la part du rédacteur en faveur ou contre telle ou telle constatation rapportée ici. On se limitera à citer certaines de ses conclusions les plus importantes dans le présent contexte, où un problème vestimentaire a déclenché, dans le pays originaire de ce rapport, contre l’Islam une dangereuse vague de haine, dont les animateurs n’hésitent plus à aller jusqu’à exiger une réforme constitutionnelle mettant en cause le caractère démocratique de l’état et sa laïcité, la liberté d’association, le droit de chacun à pratiquer librement et sans contrainte sa religion, et même jusqu’à l’extrême de la mise en place d’un système inquisitoire, dirigé exclusivement contre cette religion et ses adeptes dans la «patrie des droits de l’homme».

Ces constatations qui dérangent et ternissent l’image de la «Patrie des droits de l’Homme»

L’objectif est de laisser le lecteur juge des plus importantes affirmations contenues dans ce rapport à caractère public, établi par une institution d’état dans le cadre de ses compétences définies par la législation française, et bénéficiant de la crédibilité intellectuelle et politique assurée tant par son statut que par la qualité des auteurs qui ont contribué à sa rédaction.
Voici les principales affirmations que l’on peut retenir de ce rapport :

L’instrumentalisation, à des fins électorales, de «la haine de l’autre», l’utilisation de la théorie du «grand remplacement» comme thème politique

«Après une année électorale marquée par des discours prompts à faire de l’étranger, de l’immigré, ou de leurs descendants, la cause de tous les maux, le rapport 2022 de la CNCDH entend rappeler dans l’un de ses focus les risques de toute essentialisation et instrumentalisation de la haine de l’Autre. Chaque atteinte aux droits dont tout individu doit pouvoir jouir à égalité avec les autres, chaque discrimination impunie atteignant la dignité des personnes constitue des menaces directes pour toute société démocratique et pour le respect des droits fondamentaux, par essence universels, indivisibles et interdépendants. On ne peut que s’inquiéter de la banalisation de termes comme celui de ‘’grand remplacement’’ et de discours stigmatisant certaines personnes, en raison de leur religion, leur origine, réelle ou supposée, leur genre ou leur culture. Dans un contexte où les peurs et les clivages sont exacerbés, où des actes discriminatoires peuvent se produire en toute impunité, il convient de garantir l’effectivité des droits humains pour toutes et tous (avant propos de Jean-Marie Burguburu, président de la CNCDH).

L’exploitation de la «liberté d’expression pour manipuler l’information et diffuser des messages de haine contre «l’Autre»

«Des discours mettant en avant l’idée d’une confrontation entre «Nous» et «Eux» ont bénéficié de la complaisance de certains médias qui, notamment lors de la campagne présidentielle 2022, ont exploité la mise en scène de l’affrontement pour susciter de la polémique sur un mode binaire, conflictuel et sensationnaliste. Ces soi-disant «débats» s’apparentent souvent plus à la mise en spectacle violente de discours essentiellement haineux et exclusifs de toute discussion qu’à la confrontation démocratique d’analyses et de points de vue documentés. Ce faisant, ils ont contribué à la banalisation dans le débat public de certaines prises de position, auparavant considérées explicitement comme racistes et xénophobes (p. 13)
«Les thématiques racistes, antisémites et xénophobes ont acquis une emprise dangereuse dans l’espace médiatique et politique et peuvent jouer un rôle dans les votes et attitudes des électeurs. Les idées racistes favorisant l’exclusion peuvent revenir rapidement dans le débat public quand elles sont endossées et légitimées par des responsables politiques et médiatiques. Lors des différentes campagnes électorales et du traitement médiatique de faits divers sanglants, la figure de ‘’l’étranger’’ a été largement instrumentalisée, pointée du doigt et diabolisée, rendue responsable de divers maux passés, présents et à venir. À plusieurs reprises, la ligne rouge du dicible a été franchie par des personnalités mises en avant par les médias. Si des propos tombant sous le coup de la loi se sont vu à juste titre sanctionnés, certains ont souvent eu largement le temps de s’exprimer et de se déployer dans l’espace public, sans contradiction, relayés, commentés et repris avec une rapidité fulgurante sur les réseaux sociaux. La multiplication de déclarations discriminatoires à l’égard de ceux que l’on amalgame dans la catégorie des «immigrés», qualifiés de dangereux et de menace pour les valeurs de la République, contribue indéniablement à nourrir les rancœurs et à fragiliser le tissu social. L’idée que l’étranger arrivé en France, légalement ou non, puisse être traité dans le respect de ses droits fondamentaux et de sa dignité perd en évidence et, pour certains, il est devenu acceptable et même presque normal de considérer que les étrangers ne puissent pas faire valoir leurs droits. (p 15)

La haine raciale et religieuse conduit au meurtre

«Les préjugés racistes, antisémites et xénophobes et les passages à l’acte suivent des logiques différentes, elle interroge la diversification et le renouvellement de l’expression de ces préjugés. La Commission constate que ces phénomènes menacent la cohésion de notre société et le respect des droits fondamentaux de tous.
En France, le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie tuent. Le 23 décembre 2022, le meurtre de trois étrangers d’origine kurde a rappelé que la haine de l’Autre pouvait conduire à des passages à l’acte tragiques. Il pourrait ne s’agir que d’un événement isolé ; mais on voit fleurir dans les grandes villes et les villes moyennes des groupuscules identitaires prônant des discours racistes, antisémites et xénophobes, cherchant à gagner en visibilité par leurs actions spectaculaires et souvent violentes, relayées sur des réseaux sociaux très actifs. Ces groupuscules tout juste dissous ne cessent de renaître, rappelant aux pouvoirs publics que la lutte contre ces idées dangereuses pour la cohésion de l’ensemble de la société doit encore être renforcée. (p. 14)

L’islamophobie, présente même dans les débats «apolitiques», corrèle avec le «complotisme», l’intolérance religieuse et la misogynie

«La prédisposition à la tolérance est liée à de multiples variables. Elle dépend en partie du contexte économique, social et politique général : le sentiment d’insécurité économique et le cadrage politique et médiatique de certains événements peuvent influencer la façon dont on considère les minorités.
«Le sentiment anti-islam est très corrélé aux autres registres d’intolérance. Les personnes hostiles à l’islam sont statistiquement plutôt moins attachées au principe de laïcité, moins enclines à défendre les droits des femmes et plus portées à condamner l’homosexualité. Les résultats, baromètre après baromètre, contredisent la thèse d’un rejet de l’islam au nom de valeurs républicaines de tolérance que cette religion menacerait. (p 10, version abrégée)
«Le registre du complot ne structure pas uniquement le discours antisémite qui lui est le plus souvent associé, mais également le discours raciste, hostile à l’égard des musulmans et de l’islam, ou encore masculiniste. Les discours de haine ne s’expriment pas uniquement sur les chaînes à caractère informationnel et politique. Le constat est frappant sur les chaînes proches des idées «masculinistes» où les discours de haine sont particulièrement saillants, alors même que les contenus se présentent pour la plupart comme apolitiques, en rapport avec le bien-être, le sport, le terroir, le style de vie. ( p 21, version abrégée)

En conclusion

Ce rapport souligne la complicité tant des hautes instances politiques du pouvoir que des médias de tout type, y compris les réseaux sociaux, dans la manipulation de l’opinion publique et la création d’une atmosphère de haine contre les tenants de l’Islam, sous le couvert de la menace de «grand remplacement» qu’ils présenteraient pour la société ;
Ce rapport vient à point alors que la rentrée scolaire de cette année a été dominée, non par les multiples problèmes que connaît le système éducatif de base, dont le moindre est la pénurie d’enseignants, mais par une question vestimentaire associée à l’appartenance à une religion ;
Cette question a donné lieu à un débat haineux et biaisé contre les musulmans et leur religion, débat où sont utilisés des arguments mettant en cause le principe de base de la responsabilité individuelle des criminels, qui doivent être les seuls à subir les conséquences de leurs crimes, quelles que soient leurs motivations ou leur appartenance religieuse ;
La responsabilité collective d’une communauté ne peut être engagée par les actes criminels, de certains de ses membres. C’est l’un des principes les plus importants du système judiciaire moderne, et un des éléments constituants du système démocratique avancé.
Or, lors de ce débat, certains ont motivé l’interdiction de cet habillement par les actes commis des membres de la communauté dont les porteurs de l’habit sont supposés être membres ;
La question qui se pose : ceux qui ont commandité le rapport et l’ont endossé l’ont-ils lu ? Et s’ils l’ont lu, pourquoi instrumentalisent-ils l’usage d’un habit pour, de nouveau, jeter l’opprobre sur toute une communauté, et aller jusqu’à proposer de changer la nature du système politique en place pour légaliser la mise hors-la-loi de cette communauté et de sa religion ?
À quoi sert donc ce rapport, si sont ignorées ses constatations et ses recommandations pour corriger l’intolérance religieuse qui sert maintenant de politique d’état et de programme de gouvernement ?
Finalement, la France n’est tout de même pas Israël, la colonie de peuplement religieuse qui ne fait qu’aller jusqu’au bout de la logique de son idéologie d’exclusion des non-juifs ?
M. B. 




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