Algérie

Libérer Issad Rebrab et mettre fin à l'insécurité juridique



L'incarcération d'Issad Rebrab, voilà déjà quelques semaines, avait fortement surpris la communauté économique algérienne, de même qu'elle a choqué ceux des Algériens qui le connaissaient personnellement ou ceux, encore plus nombreux, qui étaient admiratifs des projets industriels qu'il avait réussi à mener à bien. Dans un pays où l'industrie nationale a perdu pied, avec une part dans le PIB qui a régressé jusqu'à passer sous le seuil des 5% du PIB, le succès d'un entrepreneur privé national qui arrive à rayonner au-delà des frontières de son propre pays, en dépit d'un climat des affaires que toutes les analyses reconnaissent comme exécrable, aurait dû lui valoir la reconnaissance des autorités officielles, plutôt que les affres de l'emprisonnement.1- La surprise aura été d'autant plus grande qu'Issad Rebrab était loin d'être un familier des équipes au pouvoir, ces dernières années. Et qu'il ne faisait pas partie de cette "bande maffieuse" (issaba) qui, selon les termes mêmes du premier responsable de l'armée algérienne, avait écumé l'économie nationale au long du règne des Bouteflika.
Ceci dit, même un grand entrepreneur n'est pas au-dessus de la loi et c'est pourquoi, au-delà des péripéties du contexte politique particulier que le pays traverse actuellement, il paraît utile de tenter de comprendre le fond des accusations dont il est l'objet et qui, aux dires de nombreux commentateurs spécialisés, ne justifiaient pas a priori son arrestation. Si l'on en croit ces derniers, le litige est lié à un problème de surfacturation dans le cadre d'une importation d'équipement de purification d'eau, bloquée depuis déjà plusieurs mois. Cet équipement est un prototype et on comprend que les services des Douanes s'interrogent sur sa valeur réelle, comme la loi algérienne les y invite du reste expressément.
2- Il faut savoir que cette question de la valeur réelle des biens et services échangés est d'une importance essentielle dans le système du commerce international. Celle-ci est en effet la base sur laquelle sont calculés généralement tous les droits, taxes et autres redevances exigibles, dans chaque pays, au titre des législations applicables à son commerce extérieur.
Dans le même ordre d'idées, la valeur présente un intérêt évident au regard de préoccupations liées à la protection des marchés internes contre certaines pratiques de nature à nuire aux fabricants locaux. Enfin, elle sert de base à l'établissement de statistiques fiables rendant compte de la réalité des échanges et des balances commerciales avec les partenaires à travers le monde. De tous points de vue, la valeur des biens échangés dans les transactions internationales est une matière essentielle.
Ainsi, on rappellera que, dans le sillage du premier grand accord commercial international mis en place après la Seconde Guerre mondiale ? le GATT de 1949 ? des règles de plus en plus contraignantes seront négociées entre les parties prenantes en 1953, en 1973 puis en 2005 au moment de la création de l'OMC, avec comme objectif de donner un contenu chaque fois plus précis aux modalités de définition et de détermination de la valeur en douane applicable. Au stade actuel, c'est un accord spécifique extrêmement détaillé, conclu sous l'égide de l'OMC, qui régit cet aspect essentiel de la régulation des échanges entre pays membres.
3- Il n'est pas anodin de relever que, pour ce qui la concerne, la législation algérienne pertinente, soit l'article 16 du Code des douanes, fait une mention explicite à cet accord de l'OMC sur l'évaluation en douane (accord sur la mise en ?uvre de l'article VII de l'accord général sur les tarifs douaniers et le commerce de 1994) et est allée jusqu'à en transposer très fidèlement les dispositions dans le droit interne. En effet, dans la perspective de son entrée à l'OMC, cette législation s'était alignée au début des années 2000 sur les standards internationaux de cette organisation multilatérale et a posé le principe de la valeur transactionnelle, soit celle convenue entre l'importateur et l'exportateur, comme base première de détermination de la valeur à retenir.
Elle confère par ailleurs à l'administration douanière le pouvoir légitime de contester celle-ci et propose, à cette fin, pas moins de cinq autres méthodes possibles pour déterminer la valeur finalement acceptable.
Ainsi donc, sans être effectivement membre de l'OMC (les négociations n'ayant toujours pas abouti), l'Algérie a accepté formellement d'en appliquer toutes les règles en matière d'évaluation en douane.
4- Ce simple constat présente un intérêt de premier ordre pour apprécier la portée du litige qui oppose actuellement l'administration douanière à l'entreprise Cevital à propos de la détermination de la valeur de l'équipement importé par cette dernière. Concrètement, il est permis d'en inférer trois types de conséquences :
- Dans l'esprit comme dans la lettre de la législation douanière en vigueur, le litige aurait dû être circonscrit à son côté administratif, soit un simple problème de fixation de la valeur en douane, comme il en surgit des milliers de cas chaque année. La loi donne à l'administration des Douanes le pouvoir de redresser la valeur déclarée dans les factures présentées par chaque importateur. Ainsi, dans cet exemple de Cevital, la valeur de l'équipement importé aurait pu être banalement révisée par les services douaniers. L'entreprise aurait eu alors toute latitude, le cas échéant, de contester devant les tribunaux la valeur déterminée d'autorité par l'administration, si elle s'estimait lésée et si elle avait des raisons de penser que celle-ci n'a pas fait recours à la méthode appropriée recommandée par la loi.
- Certes, dans le cas de figure examiné ici, il semblerait qu'une des raisons qui ont conduit les Douanes algériennes à remettre en question la valeur transactionnelle déclarée soit relative à l'existence d'un lien juridique établi entre l'entreprise importatrice et l'entreprise exportatrice.
Malgré cela, il faut souligner que ce cas de figure est lui-même expressément prévu par la loi, en l'occurrence, l'article 16ter-2a du Code des douanes stipule très clairement que "pour déterminer si la valeur transactionnelle est acceptable aux fins d'application du paragraphe 1 ci-dessus, le fait que l'acheteur et le vendeur sont liés au sens de l'article 16 ci-dessus ne constitue pas un motif suffisant pour considérer la valeur transactionnelle comme inacceptable. Si nécessaire, les circonstances propres à la vente sont examinées, et la valeur transactionnelle admise pour autant que ces liens n'ont pas influencé le prix. Si, compte tenu des renseignements fournis par l'importateur, ou obtenus par d'autres sources, l'administration des douanes a des motifs de considérer que les liens ont influencé le prix, elle communiquera ses motifs à l'importateur et lui donnera une possibilité raisonnable de répondre. Si l'importateur le demande, les motifs lui seront communiqués par écrit".
On en déduit ainsi que, si l'on s'en tient à la loi douanière, le litige avec l'entreprise Cevital aurait dû rester dans le registre strictement économique, celui de la détermination de la valeur d'un bien importé.
- En troisième lieu, il n'est pas inutile d'observer que l'article 16 du Code algérien des douanes qui régit le thème de la valeur en douane est très long et plutôt complexe. Il ne comprend pas moins de quatorze parties d'articles qui, chacune, détaille des cas spécifiques pouvant se présenter aux services douaniers et, pour chaque cas de figure recensé, recommande le type de traitement légal à mettre en ?uvre. Pour mieux aider ces mêmes services, un guide pratique de l'évaluation en douane avait même été produit par l'administration douanière qui dispense un véritable cours de formation sur l'attitude précise à observer dans tous les cas de figure potentiels que les agents compétents peuvent être amenés à rencontrer en matière de détermination de la valeur des importations ou des exportations des marchandises. La lecture de ce guide renseigne sur une donnée essentielle qui est à la base même de cet article 16 du Code des douanes, de même que de l'accord spécifique de l'OMC sur l'évaluation en douane : les décisions en matière de fixation de la valeur des biens importés ou exportés constituent une dimension ordinaire de la relation quotidienne qu'entretiennent les opérateurs du commerce extérieur et l'administration des Douanes ; et surtout, c'est à cette dernière qu'il incombe au premier chef de documenter et de fonder légalement, de manière extrêmement précise, les décisions qu'elle est amenée à rendre à chaque fois qu'elle souhaite apprécier la valeur en douane de telle ou telle opération d'importation ou d'exportation.
5- Tous les éléments ci-dessus permettent de conclure que les rédacteurs de la loi douanière en vigueur ont eu pour souci principal d'aménager un cadre de dialogue aussi transparent que possible entre l'administration et les opérateurs du commerce extérieur. La détermination de la valeur en douane ne présente, en définitive, rien qui l'assimile à un domaine relevant du registre pénal. À quoi il faut ajouter que les infractions potentielles en la matière (fausse déclaration de valeur) sont qualifiées explicitement de "contraventions de quatrième classe quand elles ne portent pas sur des marchandises prohibées ou fortement taxées" et sont, selon les termes de l'article 322 de la loi douanière, "passibles de confiscation des marchandises de fraude ou du paiement de leur valeur calculée selon les dispositions des articles 16 et suivants du présent code et d'une amende de cinq mille ( 5 000 ) dinars".
On s'explique donc difficilement que, dans le cas de cette importation d'un équipement industriel par Cevital, la justice algérienne soit allée jusqu'à édicter des sanctions pénales et à considérer qu'une infraction éventuelle sur sa valeur ait donné lieu à l'incarcération à titre préventif du dirigeant principal de l'entreprise.
6- Dans la réalité, ce ne sont sans doute pas les dispositions de la loi douanière qui ont fondé la décision surprenante du juge, mais plutôt celles tirées de la loi relative à la répression des infractions aux mouvements de capitaux.
Cette législation est constituée par "l'ordonnance n°96-22 du 9 juillet 1996 relative à la répression de l'infraction à la législation et à la réglementation des changes et des mouvements de capitaux de et vers l'étranger", elle-même modifiée et complétée à deux reprises :
- par l'ordonnance n°03-01 du 19 février 2003 approuvée par la loi n°03-08 du 14 juin 2003 ;
- par l'ordonnance n°10-03 du 26 août 2010, approuvée par la loi n°10-09 du 27 octobre 2010.
7- C'est cette législation, ainsi amendée, qu'il convient d'examiner dans le cas présent.
Son article 1er définit le champ d'application de l'infraction aux mouvements de capitaux et prévoit ainsi que "constitue une infraction ou tentative d'infraction à la législation et à la réglementation des changes et des mouvements de capitaux de et vers l'étranger, par quelque moyen que ce soit :
-la fausse déclaration ;
-l'inobservation des obligations de déclaration ;
-le défaut de rapatriement des capitaux ;
-l'inobservation des procédures prescrites ou des formalités exigées ;
-le défaut d'autorisations requises ou le non-respect des conditions dont elles sont assorties.
Le contrevenant ne saurait être excusé sur sa bonne foi".
Concrètement, et dans la mesure où l'importation (ou l'exportation) d'une marchandise s'accompagne en général d'un mouvement de capitaux financiers, la fausse déclaration de valeur qui est, du point de vue de la loi douanière une infraction relativement bénigne, est considérée comme extrêmement grave aux termes de l'article 1bis de la loi sur les infractions aux mouvements de capitaux qui stipule, quant à lui, que "quiconque commet l'une des infractions prévues à l'article 1 ci-dessus est puni d'une peine d'emprisonnement de deux ans à sept ans et d'une amende qui ne saurait être inférieure au double de la somme sur laquelle a porté l'infraction et de la confiscation du corps du délit et des moyens utilisés pour la fraude".
8- Comme on peut le constater, cette législation régissant les mouvements de capitaux est extrêmement sévère.
Le problème, ici, c'est que d'un point de vue légal, nous sommes en présence d'une forme d'incohérence qui ne contribue pas réellement à une saine administration de la justice.
Un litige lié à la valeur peut, ainsi, être regardé à la fois sous l'angle bénin du prix de vente affiché dans une transaction commerciale, comme sous celui d'un transfert de capitaux financiers vers l'étranger.
La même matière semble donc régie par deux législations au contenu radicalement différent, ce qui, dans la pratique, est de nature à générer des difficultés inextricables. En effet, on ne peut manquer d'observer que, dans le cadre de son fonctionnement habituel, l'administration douanière algérienne, comme du reste l'ensemble de ses homologues à travers le monde, est amenée de manière régulière à contester de très nombreuses déclarations de valeur faites par devant elle par les opérateurs du commerce extérieur. On se demande dès lors comment, dans la pratique, les déclarations de valeur de certaines opérations commerciales peuvent être traitées sous le régime de l'article 16 du Code des douanes, tandis que d'autres, comme cela semble être ici le cas pour l'entreprise Cevital, le seraient sous l'empire des infractions aux mouvements de capitaux vers l'extérieur.
À quel moment et suivant quelles procédures on passe d'un régime à l'autre ' À quelle étape de traitement du litige doit-on considérer que les dispositions de l'article 16 du Code des douanes sont épuisées et ne permettent plus de trouver une solution acceptable '
Il est difficile, en l'état actuel de notre droit, de donner une réponse satisfaisante à ce type de questionnements. Ce qu'on peut en déduire, toutefois, c'est que nous sommes en présence d'une situation extrêmement préoccupante dans laquelle les législations en vigueur aménagent dans les faits une forme d'insécurité juridique dans la gestion de notre commerce extérieur, en ce sens que n'importe quel importateur est susceptible de se retrouver face à des accusations passibles de sanctions pénales très graves, pour peu qu'un agent des douanes ou des banques en vienne à estimer qu'une déclaration de valeur est entachée de soupçons de transfert illicite de capitaux.
9- Il faut du reste ajouter que cette insécurité juridique n'accable pas seulement l'acte d'importation.
Les rares exportateurs que le pays compte aujourd'hui sont eux-mêmes directement visés par cette loi sur les infractions aux mouvements de capitaux puisque, comme on l'a noté plus haut et selon les termes de son article premier, sont concernés tous défauts de rapatriement de capitaux et jusqu'à l'inobservation d'une simple formalité. Malgré toutes les protestations que plusieurs exportateurs n'arrêtent pas de mettre en avant depuis des années, nombre d'entre eux continuent à être convoqués régulièrement devant les tribunaux, qui pour non-respect de telle ou telle procédure insignifiante, qui pour tel avantage commercial consenti à un client étranger, qui pour un retard tout à fait bénin de rapatriement.
Le comble, c'est qu'à titre d'exemple, même pour des opérations dûment couvertes et assurées auprès de l'institution officielle Cagex, le retard de rapatriement demeure pénalement sanctionnable au regard de cette très contestable législation. La dernière illustration de ces tracasseries parfaitement légales nous a été fournie par le responsable d'une grande entreprise pharmaceutique nationale particulièrement performante et qui, malgré les risques qu'il savait courir sur ce terrain glissant, s'est lancé avec succès dans l'exportation de ses produits.
Au lieu des encouragements auxquels il aurait pu avoir droit, il fait l'objet de convocations régulières devant les tribunaux pour justifier de ristournes parfaitement justifiées et documentées qu'il était tenu, pour conserver ses marchés, d'accorder à ses clients étrangers.
10- Cette exposition au risque pénal est d'autant plus renforcée que l'article 4 de la législation en vigueur sur les mouvements de capitaux précise que les sanctions pénales applicables au contrevenant principal sont applicables également à tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, auraient participé à l'opération. Cet article 4 ajoute ainsi que "les poursuites sont engagées contre ceux qui ont pris part à l'opération, qu'ils aient ou non connaissance de la falsification des espèces ou valeurs".
Il est aisé de comprendre que, dans de telles conditions, l'agent d'une banque ou celui des Douanes, pour se couvrir personnellement, s'empressera légitimement de transmettre à la justice toute forme d'anomalie, y compris la plus bénigne et la plus anodine, qui lui paraît entacher l'exécution d'une transaction commerciale avec l'étranger. C'est cette situation absurde qui, avec le temps, a abouti dans la pratique, à faire de la conduite au quotidien des opérations de commerce extérieur, non pas l'outil de développement économique et l'instrument d'un processus vertueux de croissance qu'il est censé être, mais un terrain qui, potentiellement, expose tous les entrepreneurs concernés à des menaces directes pour leur sécurité personnelle ou celle de leurs entreprises.
11- En définitive, on ne peut que faire le constat de la sévérité disproportionnée de cette législation répressive qui ne vise pas seulement un effet dissuasif mais qui se pose comme une épée de Damoclès sur l'ensemble des opérateurs intervenant à un titre ou un autre dans la gestion des flux de capitaux avec l'étranger. Cette rigueur extrême du texte législatif qui aboutit à criminaliser toute forme d'infraction serait un moindre mal si elle était réellement efficace, si elle décourageait la fraude et qu'elle protégeait sérieusement les intérêts de l'économie nationale. On peut citer au moins trois séries d'éléments qui permettent raisonnablement d'en douter :
(a)- L'actualité présente des dernières semaines et le niveau des alertes qui s'affichent, à la faveur des changements politiques récents, sur le niveau de prédation qui était en cours dans la gestion des échanges extérieurs, montre parfaitement que la législation en place n'aura finalement pas été d'un grand secours. Un ministre en exercice était allé jusqu'à déclarer que le montant des surfacturations se chiffrait à près du tiers du montant annuel des importations.
(b)- Une bonne part des transactions avec l'extérieur est liée aux marchés publics qui sont conclus directement sous l'autorité des administrations qui ont la charge de gérer les énormes budgets annuels dégagés à ce titre dans le cadre des programmes d'équipement public au cours des dernières années. La vérification de la valeur de ces marchés publics conclus avec des partenaires étrangers et donnant lieu à transfert de capitaux est censée être déterminée à travers des appels ouverts à la concurrence, mais dans les faits, tout un chacun reconnaît que celle-ci est profondément altérée par les triturations quotidiennes dont fait l'objet la réglementation en vigueur en matière de marchés publics.
Paradoxalement, la législation en vigueur sur les mouvements de capitaux est tout à fait inopérante sur ce volet précis.
(c)- Enfin, la même remarque est à formuler en matière de gestion des échanges internationaux de services qui mobilise chaque année l'équivalent de quelque 20 milliards de $US à l'importation et à l'exportation. La surveillance exercée sur les valeurs de cette catégorie de transactions échappe très largement à toute forme de contrôlé sérieux de la part des autorités publiques. Il est frappant d'observer ainsi que la facture globale des importations de services ait augmenté au cours des trois dernières années, alors même que la baisse d'activité observée sur le marché interne et la réduction des grands programmes d'équipement public, auraient dû entraîner une chute sensible de cette catégorie de transactions.
À titre de simple exemple, il est reconnu depuis de très longues années que les taux du fret international de marchandises en direction de l'Algérie occasionnent des surcoûts en devises fortes que les analystes estiment à environ 50%.
Pourtant, là également, force est de constater que la législation sur les mouvements de capitaux n'aura été et n'est toujours d'aucun secours.
12- En vérité, derrière cet épisode brutal de l'incarcération d'un grand entrepreneur privé national et derrière la lumière momentanée qui est jetée sur cette désagréable expérience imposée à une entreprise privée nationale, ce n'est pas seulement cette législation contestable sur les mouvements de capitaux qui est en cause, mais le défaut total de cohérence des orientations de la politique que notre pays imprime, in fine, à son commerce extérieur. On observe ainsi que, dans la pratique, tout en ayant organisé une libéralisation poussée de ses échanges internationaux, notre pays continue de maintenir tout un ensemble de législations restrictives qui contredisent formellement cette même option.
En effet : - d'une part, il n'est pas discutable que les activités d'importation soient libres et accessibles aisément à toute entreprise algérienne qui le souhaite. Le nombre des importateurs se chiffre annuellement à plus de cinquante mille (50 000). Le niveau des droits de douane applicables aux échanges a été très fortement abaissé au cours des vingt dernières années. La loi douanière algérienne est globalement compatible avec cette approche libérale de notre système d'échanges. Des accords de libre-échange ont été dûment conclus et ratifiés avec l'Union européenne et les pays de la région arabe. Le projet de Zone continentale africaine de libre-échange a été salué par les autorités algériennes qui envisagent sérieusement sa ratification. Les obstacles non tarifaires au commerce sont relativement peu nombreux. La croissance fulgurante des importations au cours des vingt dernières années témoigne très bien de cette grande accessibilité de notre marché interne aux produits étrangers.
- Mais d'autre part et dans le même temps, on peut recenser aussi bien tout un ensemble de restrictions qui sont l'exacte image inversée de l'ouverture commerciale. La législation sur les mouvements de capitaux en est un exemple parlant, mais elle est loin d'être un cas isolé.
L'encadrement bancaire du commerce extérieur reste excessivement rigide et date des années 1970 : les banques y agissent plus comme des relais de l'administration que comme des conseillers financiers de leurs entreprises clientes. Les monopoles restent légalement prégnants dans de nombreux secteurs vitaux (transports ; télécommunications ; voyages ; services financiers ; etc.), cela sans compter les monopoles de fait établis en dépit des lois en vigueur.
Les investissements étrangers sont soumis à des restrictions globales incompréhensibles et restent paradoxalement indésirables. En matière douanière, il a été recensé quelque 1400 sous-positions tarifaires soumises à des réglementations spécifiques qui sont autant de "chausse-trapes" bureaucratiques qui ralentissent considérablement l'exécution des transactions.
La gestion actuelle des ports de commerce algériens, du fait de leur fonctionnemement monopoliste et bureaucratique, occasionne des délais de transit des marchandises excessivement longs ; tout en étant pénalisées par ces retards d'enlèvement portuaire de leurs marchandises, les entreprises algériennes sont tenues de s'acquitter de frais élevés d'entreposage pour lesquels elles n'ont aucune responsabilité. Les accords commerciaux internationaux sont globalement peu ou faiblement respectés. Les lois et règlements régissant les importations sont l'objet de révisions continuelles, au gré des circonstances ou des conjonctures et finissent par être illisibles aux yeux des entreprises.
Au total, il faut bien reconnaître que notre pays a besoin de réaffirmer, de manière claire et non ambiguë, l'orientation effective qu'il souhaite imprimer concrètement et définitivement à sa politique économique. S'il considère comme utile de confirmer l'option en faveur de la libéralisation de son système d'échanges extérieurs, alors force sera pour lui d'admettre que la saine gestion de celui-ci passe, non pas par des mesures répressives, mais par d'autres formes, plus souples et plus actives, de pilotage et de surveillance de la relation économique avec nos partenaires à travers le monde.
13- En guise de conclusions au présent papier, il paraît utile de mettre en exergue les trois remarques finales suivantes :
- En tout premier lieu, il importe de ne pas céder à l'émotion et de chercher avant tout à prendre la mesure complète du problème qui est posé à toute l'économie algérienne à travers l'arrestation de Monsieur Issad Rebrab. Celle-ci, pour choquante qu'elle soit et injuste qu'elle puisse apparaître, n'en reflète pas moins un état réel de notre droit des affaires qui, au-delà du cas d'une personne si emblématique soit-elle, est en soi un motif d'inquiétude et de préoccupation pour toute l'économie nationale.
À cet égard, la tentation peut être grande de contester la décision de la justice et de la réduire à la seule expression de motivations politiques qui l'auraient inspirée. Mais avant de questionner le verdict du juge, il serait plus avisé de commencer par questionner l'état de la législation en vigueur en matière de régulation des flux de capitaux avec l'extérieur : en vertu de ses dispositions actuelles, n'importe quel importateur ou exportateur est susceptible de subir les mêmes sanctions pénales, pour peu qu'un agent public habilité en vienne seulement à soupçonner quelque manquement, aussi futile soit-il, dans les conditions d'exécution de sa transaction commerciale. À ce titre, Monsieur Rebrab n'est pas le premier ni certainement le dernier à expérimenter les rigueurs d'une législation complètement absurde, mais pour autant tout à fait réelle et établie.
- Sur le fond, le dommage le plus conséquent n'est pas celui infligé aux entrepreneurs ou à leurs entreprises, il se situe à l'échelle des dérèglements massifs qui sont occasionnés, du fait d'une insécurité juridique institutionnalisée, à la gestion globale de la relation économique et commerciale avec nos partenaires étrangers. Il n'y a pas de doute que, dans sa version actuelle, la législation sur les infractions à la réglementation des changes et aux mouvements de capitaux avec l'étranger, relève d'une vision de la gestion du commerce extérieur qui tient plus de l'ancienne économie administrée que d'une économie ouverte et qui chercherait à s'insérer harmonieusement dans son environnement mondial.
En ce sens, si tant est que notre pays souhaiterait un jour se transformer en destination viable pour des flux significatifs d'IDE, il devrait commencer par comprendre que cette législation est de très loin un obstacle nettement plus dissuasif que la fameuse obligation d'un actionnariat national majoritaire (51/49) imposée depuis la loi de finances complémentaire de l'année 2009.
Plus globalement, il est vital de comprendre que les législations encadrant le commerce extérieur devraient être paramétrées avant tout par référence à des entrepreneurs performants et créateurs de richesses qu'il s'agit de stimuler et de soutenir, et non pas par référence à des prédateurs ou à des délinquants qu'il s'agit de réprimer.
En matière de répression des contrevenants dans les échanges extérieurs, il
n'est nul besoin d'une législation d'exception ; le code pénal offre un cadre largement suffisant pour sévir contre toutes formes de menaces aux intérêts économiques nationaux, comme cela se pratique dans tous les systèmes judiciaires modernes à travers le monde.
- En fin de compte, on ne peut qu'exprimer l'espoir que la pénitence infligée au premier entrepreneur privé du pays serve de catharsis et qu'elle aide le pays à sortir la gestion de son commerce extérieur de l'abîme dans lequel elle se retrouve aujourd'hui enferrée. Une observatrice européenne, particulièrement sagace, du fonctionnement de l'économie algérienne avait, il y a quelques années de cela, émis le jugement suivant face à des chefs d'entreprise nationaux qui se plaignaient des excès de notre bureaucratie : "Dans votre pays, on réglemente massivement et on punit sélectivement."
La prolifération de réglementations, les unes plus incohérentes que les autres, a fini par tisser une toile maléfique dans laquelle tous les acteurs économiques sont susceptibles de se trouver pris, un jour ou l'autre. C'est ce qui est sans doute arrivé à Issad Rebrab.
Dans le procès qui lui est fait, nombre de commentateurs nationaux croient déceler des motivations politiques. C'est une hypothèse qui ne peut sans doute pas être totalement exclue. Mais, au vu de l'état actuel de notre droit économique, on pourrait tout aussi bien l'imputer à l'univers orwellien dans lequel baigne la gestion de notre économie et de notre commerce.
En ces temps de révolution citoyenne, on peut juste formuler le souhait qu'Issad Rebrab recouvre très vite sa liberté individuelle. Et que notre pays songe à corriger les désordres de son économie et fasse en sorte que nos entrepreneurs commencent à entrevoir le bout du tunnel de ce cauchemar bureaucratique qu'est devenu l'environnement algérien des affaires. Il n'y a pas d'avenir pour l'économie algérienne en dehors de cette option.
M. H.
Le 20 mai 2019.

Biographie
(*) Consultant indépendant, Mouloud Hedir est un économiste et expert des politiques commerciales. Il a assumé, dans le passé, de hautes fonctions de l'Etat. Il a été notamment fonctionnaire des services économiques de la Présidence de la République jusqu'au 1995, puis directeur général du commerce extérieur au ministère du Commerce, entre 1995 et 2001. Il a été le principal négociateur pour l'accession de l'Algérie à l'OMC.


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