Algérie

Lettres ouvertes à Sellal La guerre pour les sciences humaines est déclarée



Lettres ouvertes à Sellal La guerre pour les sciences humaines est déclarée
Les déclarations, en début de semaine, du Premier ministre, Abdelmalek Sellal, méprisant la poésie, l'amalgamant au Saint Coran et attaquant les sciences humaines, ont fait réagir la Toile algérienne et des intellectuels. Une bourde qui cache mal le complexe du régime face à l'intelligence critique qu'il a combat depuis plus de cinquante ans.Rabah Filali. Ecrivain et journaliste : De l'art du «soft power»
Cher Sellal,
Premier ministre de mon cher pays l'Algérie :
La poésie n'est pas une honte pour ses adeptes, et une nation a besoin de tous ses enfants pour construire son avenir : le pilote d'avion, l'architecte, le médecin, le journaliste, le poète, le dessinateur, le dramaturge, le mécanicien, l'éboueur'
Mon cher,
Dans le monde d'aujourd'hui, et je crois que tu le sais très bien, existe le «soft power», plus efficace que la force des armées et des bombes. Cette force s'attelle à former dans la mémoire collective de l'humanité l'image d'une nation à travers un savant marketing, employant les images et les idées.
Cher Sellal,
Je sais très bien, moi qui suis le fils de cette bonne terre d'Algérie, que dans mon pays, les créatifs crèvent de faim et d'oppression, que les poètes craignent de se déclarer en tant que tel, parce, comme tu l'as toi-même rappelé, ce n'est qu'un «pauvre poète».
Cher Sellal
Ici, à Washington, les écrivains sont reçus dans les jardins de la Maison-Blanche le jour de la fête nationale américaine, déjeunent avec le Président et lui dédicacent leurs livres. Le Président lui-même tient à lire leurs ouvrages dans l'avion qu'il voyage à l'intérieur des Etats-Unis ou ailleurs dans le monde. Ces écrivains réalisent des records de ventes et certains vivent mieux que les anciens présidents américains' C'est pour cela qu'un Président américain rêve de devenir écrivain à la fin de son mandat. Je sais qu'il est difficile de croire ce qui précède de notre point de vue d'Arabes, mais c'est la réalité mon cher. Je crois aussi, mon cher, que tu sais que l'actuel Président des Etats-Unis a été politiquement porté par le succès de son ouvrage, Le rêve de mon père, qui a redonné vie à l'inspiration de toute une nation : Obama l'écrivain a ouvert la voie à Obama le Président.
Mon cher Sellal,
La poésie est création, et une nation sans poésie est condamnée à mourir dans le silence, sans attirer l'attention de personne, même si elle possède tout l'or du monde. L'histoire est pleine de ces exemples de nations très riches mais qui n'avaient aucune voix dans l'histoire, alors que d'autres nations de moindre importance emplissent le monde de sa voix.
Obama dit que la puissance de son pays ne réside pas dans ses arsenaux militaires et ses flottes à travers le monde entier, mais plutôt dans sa valeur intellectuelle et littéraire, créative. Ce sont ces valeurs qui ont fait de lui un Président : alors qu'il n'est pas le descendant d'une richissime famille, mais plutôt le fils de l'histoire du rêve d'un garçon né en Afrique et réalisé aux Etats-Unis.
Cher Sellal,
Je sais que l'improvisation cause la mort des hommes en politique, mais il y a en politique une mort sans vie après quand on découvre qu'on faisait de la politique en s'entretuant avec les outils mêmes de la politique.
Cher Sellal,
Tous les deux nous avons un point en commun : Constantine. La gloire de cette ville est dans un mot, une chanson, une pièce de théâtre, une borderie, dans un sens historique résidant dans ses ruelles. Constantine aurait-elle pu être une magnifique cité sans son âme historique et son aura civilisationnelle, mon cher ' Chaque nation a besoin de l'inspiration, et cette inspiration ne peut être l''uvre que de ceux qui connaissent la profondeur des secrets de la vie et de l'homme. C'est pour cela que Dieu a choisi comme ultime miracle le verbe et les mots ' As-tu pensé à cela un jour mon cher '
Cher Sellal,
Je jure au nom du Seigneur tout haut que l'Algérie qui a gagné la victoire de l'histoire a perdu toutes les autres batailles du passé et du présent, parce que nous n'avons pas appris, jusqu'au jour d'aujourd'hui, l'art d'employer le «soft power» dans nos propres vies.
Cher Sellal,
L'Emir Abdelkader, le fondateur de l'Etat algérien moderne, était un grand et magnifique poète. Boumediène était poète aussi dans ses discours aux enfants de ce pays. La Révolution aussi doit beaucoup aux chants des femmes qui encourageaient les hommes aux maquis. L'origine des chants est le poème et des mots, des mots exceptionnels.
Mon cher Sellal,
Nous avons besoin de poésie comme nous avons besoin de pain, sinon on tuera en nous l'humain. Tout l'humain qui est en nous. Et, mon cher, qu'est-ce une nation sans l'humain '
Mes salutations les plus respectueuses dues à ton haut rang.


Bachir Mefti. Auteur et éditeur : Je ne suis pas surpris
D'abord, je dois dire que les déclarations de Sellal ne m'ont pas surpris. Parce qu'il n'a dit que ce que beaucoup de nos responsables «technocrates» pensent réellement de l'art, de la littérature et des sciences humaines, etc., enfin toutes ces symboliques qui, dans les pays développés, représentent leur âme civilisationnelle et leur valeur ajoutée à l'humanité. Chez nous, elles restent confinées dans un champ sans valeur et sans sens, et même depuis l'indépendance de notre pays. Et même avant, puisque cette question a été marginalisée dans les débats lors de la lutte pour l'indépendance. Je me rappelle que Mohamed Harbi avait signalé dans ses mémoires le mépris mélangé à de la méfiance affiché par certains militants à l'encontre de Mohamed Arkoun ou de Mouloud Feraoun' Même Harbi lui-même reconnaît n'avoir pas saisi l'importance, à l'époque, de l'importance de la présence de l'intelligentsia à cette époque.
Ensuite, dans les années 1970, la majorité des champs culturels ont été employés à servir l'idéologie socialiste du pouvoir, puis, dans les années 1980, on n'en donnait aucune importance, au point que Chadli avait annulé le Salon du livre' Dans les années 1990, la priorité de la lutte antiterroriste a complètement éclipsé le soutien de l'Etat à la culture, et nous avions des maisons d'édition qui ne publiaient pas plus d'un livre par an ! Arrive l'ère Bouteflika, où on n'a pas pris conscience que la culture peut instaurer de nouveaux repères et de nouveaux modes de pensée pour asseoir une véritable réconciliation. Une réconciliation qui ne soit pas un simple pacte entre belligérants, mais une réconciliation qui pose les vraies questions, qui n'enterre pas le passé sans au préalable une vision critique.
J'ai dit au début que ces paroles ne m'ont pas surpris, car celui qui parle ainsi ne se pose pas de questions et n'est pas à l'écoute des interrogations de sa société. Celui qui ne croit pas à la place et à l'importance de la philosophie ou des lettres n'a qu'une réflexion limitée et qui ne s'aventure pas au fond des choses. Cela n'a créé que la risée. Est-ce juste le résultat de la légèreté de nos hommes d'Etat ' Ou sinon, ne faut-il pas se demander si ce discours signifie aussi que l'Algérie officielle pense réellement que l'avancée dans les sciences dures doit immanquablement se jumeler avec un recul net dans les sciences humaines et sociales, ces dernières qui ont aidé ailleurs la société à se comprendre, à cibler ses ambitions, à analyser son histoire pour se voir en tant que telle et non comme elle voudrait bien se contempler ' Dans tous les cas, Sellal a parlé d'une manière hautaine, comme s'il détenait seul la vérité. Ce sont ceux-là mêmes qui conduisent leur société à la catastrophe. L'histoire l'a prouvé.

Maïssa Bey. Ecrivaine : Art de vivre
Ce serait facile, pour tenter de confronter les arguments, d'appeler à la rescousse les grands noms de la littérature, de choisir quelques citations appropriées, de rappeler le rôle des poètes à certains moments de l'histoire d'un pays (Aimé Césaire ou Kateb Yacine par exemple), d'insister sur les liens entre savoir et imaginaire, de préciser que ce sont les sciences humaines qui permettent de forger les concepts fondamentaux dans la recherche scientifique, ne serait-ce que pour les modes d'énonciation, pour démontrer l'utilité, que dis-je, la nécessité de toute forme d'expression créatrice, de toute réflexion autour et sur notre histoire qui constituerait (ou pas !) l'héritage culturel indispensable à la construction de l'identité collective d'une nation.
Facile aussi de rappeler tout simplement que les sciences ont besoin de mots pour se dire. Comment peut-on aujourd'hui envisager de vivre dans une société où si l'on ne parle pas de rentabilité, de profit, de compétitivité, de productivité, l'on se sent exclu, de facto, de la marche vers le progrès ' Quels services rendent à la nation les historiens, les sociologues, les géographes, et surtout, surtout les poètes ' Plus prosaïquement (soyons concrets, n'est-ce pas M. Sellal ') cela me rappelle la réflexion d'un parent d'élève à qui l'on annonçait que son fils, lycéen, était orienté en seconde littéraire. Wach idir bel adab ' Irrouh yakhdem, khirlou !
Que peuvent bien faire nos enfants de ou avec la littérature ' Rappelons simplement les occurrences de ce mot dans notre langue : adab : littérature, mais aussi, plus généralement, éducation, politesse, savoir-vivre. Un art de vivre. Celui que nous défendons.

Amazit Boukhalfa. Journaliste : Le syndrome de Korsakov
Dans les années 1970, Houari Boumediène, enfin débarrassé des effluves de poudre qui lui collaient à la peau, ayant troqué le treillis contre un burnous en poil de chamelon, recevait un jour les directeurs de la Presse d'Etat, la seule, faut-il le rappeler, admise, en ces temps où tout était «Un». Parmi ses hôtes, l'un d'entre eux, désireux de fayoter en allant dans le sens de la pensée unique, celle du chef, comme de bien entendu, lui demandait à quoi pouvaient servir des études de sciences politiques dans un pays comme l'Algérie du pouvoir révolutionnaire ' Saisissant la balle au bond, le président du Conseil de la révolution lui répondit : «A être directeur général de la télévision par exemple'» Il se trouvait fort justement que l'imprudent interrogateur n'était autre que le directeur en poste de «l'Unique», chaîne de l'époque, qui le reste encore.
On ne peut s'empêcher d'établir un certain lien entre cette anecdote «soixantdixarde» et la surprenante sortie du Premier ministre, Abdelmalek Sellal, qui dénonçait «l'excès d'importance accordé aux sciences humaines» par l'Ecole algérienne, devant la conférence nationale sur l'éducation destinée à la préparation de la rentrée scolaire qui s'est déroulée à Alger le 31 août dernier (El Watan du 1er septembre 2013).
Voilà bien une polémique dont on aurait pu se passer. Mais cette réflexion inattendue de la part de la pièce maîtresse dans la mécanique de l'Exécutif n'est pas nouvelle. M. Sellal n'est pas le premier homme politique à soulever cette question et considérer les sciences sociales comme superfétatoires comparées aux autres.
Une inexplicable surérogation qui frappe des disciplines déjà méprisées par l'université algérienne, laquelle ne leur accorde qu'une attention lippue.
Un professeur d'une université de l'intérieur du pays me disait un jour, qu'étudiant, il lui répugnait à dire qu'il était en fac d'histoire. «Nous rasions les murs», se souvenait-il.
J'irai dans le sens du Premier ministre pour dire qu'il est préférable d'être architecte, statisticien, chirurgien, ou autre ingénieur qu'historien qui enseigne une histoire administrée. Il est évident que les élèves eux-mêmes s'en détournent et «sèchent» le cours quand on leur serine des niaiseries et des contrevérités dans des livres rebutants qu'on croirait produits par estampage.
Je demeure convaincu que si nous avons vécu un des plus importants drames, sans doute unique depuis l'antiquité, c'est parce que les Algériens ne se reconnaissent pas dans l'histoire qui a été apprise et qui le demeure jusqu'à présent enseignée dans les écoles algériennes par l'Ecole algérienne. Ils ne s'identifient pas dans cette bouillasse informe, qu'on leur sert en guise de passé. Un passé duquel on a escamoté des personnages au profit d'imposteurs qui y entrent par effraction et s'y pavanent et prennent leurs aises. Une histoire-mensonge qui défie la vérité.
Oui, les sciences sociales sont inutiles quand on pense que l'université algérienne n'a pas formé ses latinistes qui vont aller chercher dans la plus haute antiquité dans les textes qu'ils doivent décrypter pour en tirer «la substantifique moelle». Des spécialistes en grec ancien, en turc. Nos chercheurs travaillent sur le legs colonial. Oui, ce sont Stéphane Gsell, Emile-Félix Gauthier, Charles André Julien, quelle que soit leur honnêteté, qui ont écrit l'histoire de l'Algérie. Nos historiens privés de crédits vont trouver dans La Revue Africaine, l'essentiel de l'histoire de la colonisation. Où sont les crédits alloués pour la formation de ces professeurs et doctorants qui vont aller dans les entrailles de notre passé, fouiller dans les bibliothèques du monde entier à la recherche de cette histoire '
Il ne suffit pas de sautiller et de gesticuler et tenir des discours «mortellement patriotiques» et parler d'un grand passé pour que les honnêtes gens s'y reconnaissent.
Si notre jeunesse souffre encore du syndrome de Korsakov, qui consiste à s'inventer des identités pour oublier la sienne, c'est parce que justement, les sciences sociales, qu'on tient dans une superbe mésestimation, n'ont pas répondu à ses questionnements.


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