Algérie

Lettre posthume à mon frère en indignation, Stéphane Hessel



Mon cher Stéphane,
Je me permets de t'adresser cette lettre, que tu ne liras jamais puisque tu es mort dans la nuit du mardi 26 au mercredi 27 février 2013, pour te dire toute mon affection et mon admiration. Tout au long de ma vie, je n'ai pas eu l'occasion de rencontrer l'homme qui a clos cette exceptionnelle aventure qui s'appelle la vie à 95 ans 'près d'un siècle ' et qui est toujours resté fidèle à ce qu'il a confié un jour : «Moi, dans la vie, j'ai davantage aimé aimer que d'être aimé.» De plus, je vais m'accorder un double privilège : je vais te tutoyer et m'adresser à mon frère en indignation. A présent, tu entames ce que tu as qualifié de «grand projet» ' la mort ' et je suis convaincu que, au cours de l'expérience qui s'ouvre, puisque c'est un grand projet, tu sauras aussi «aimer aimé», dire «oui» et, bien sûr, «NON». Tu sais, naturellement, combien l'expression qui consiste, tout simplement, à dire «non» est difficile et parfois même inaccessible ; combien les conditions qui permettent l'expression et l'écoute de ce mot simple et indispensable à la vie apparaissent, parfois, impossibles à réunir. Tu sais, aussi, combien le bégaiement ou le mutisme, le regard voilé ou brouillé sont plus faciles à vivre que la voix claire et le regard perçant ; surtout, ils sont mieux acceptés par ceux que le pouvoir enivre 'on se demande bien pourquoi ' ici et maintenant ; et ailleurs aussi. Je peux, cependant, t'affirmer que tu as donné ' offert ' aux autres plus que n'importe qui en leur disant, au bout de ta superbe expérience, qu'il était non seulement possible mais indispensable de dire «NON» à ce qui est inacceptable. Tu as su formuler cela, dans un petit texte court, clair, précis et c'était le fameux «Indignez-vous» : «Mais dans ce monde, il y a des choses insupportables. Pour les voir, il faut bien regarder, chercher. Je dis aux jeunes : cherchez un peu, vous allez trouver. La pire des attitudes est l'indifférence, dire 'je n'y peux rien, je me débrouille". En vous comportant ainsi, vous perdez une des composantes essentielles qui fait l'humain : la faculté d'indignation et l'engagement qui en est la conséquence.» Ces propos sont tout à fait étonnants et tout spécialement à partir du pays d'où j'écris cette lettre que tu ne liras jamais ; ici, tous les jeunes, de ce pays si jeune gouverné par des grabataires, disent : «Je n'y peux rien ; je me débrouille» ; peut-être indignés mais jamais engagés et je finis par m'interroger sur la question de savoir si cette indignation sans engagement mérite une quelconque attention. Propos désabusé, tant cette indignation sans engagement est accablante, qu'il faut cependant dépasser et cela peut se réaliser grâce, aussi, à tout ce que tu nous as dit au bout de ta longue et superbe aventure. Après «Indignez-vous », tu nous as dit «Engagez-vous» (éditions de l'Aube ' mars 2011), puis tu as écrit avec Edgard Morin dans Le chemin de l'espérance(éditions Fayard ' octobre 2011) : «Nous souhaitons contribuer à la formation d'un puissant mouvement citoyen, d'une insurrection des consciences à la hauteur (de ces) exigences.» Nul doute que l'insurrection des consciences est le premier acte pouvant conduire à l'apaisement puis la reconstruction de relations sociales aujourd'hui extrêmement perturbées par la négation de la liberté individuelle, l'affirmation du communautarisme et l'approfondissement de l'inculture. Evoquant la situation en France, tu as précisé, avec Edgard Morin, dans le dernier ouvrage cité : «Nous souhaitons que les partis politiques actuels, dont les ressourcements sont taris et se sont, de surcroît, fossilisés acceptent de se décomposer pour une recomposition qui puiserait conjointement à (aux) quatre sources» : la liberté individuelle, l'amélioration de la relation sociale, la fraternité communautaire, l'exigence écologique. Nul doute que de tels propos auraient, également, pu s'adresser à une Algérie politiquement anémiée. S'indigner, c'est résister et résister, c'est créer ; quel magnifique chemin que celui qui conduit du refus ferme et déterminé à l'imagination créatrice et ton regard critique et constructif, s'il était partagé et vécu, pourrait permettre une authentique réhabilitation du politique et construire une société où le bien vivre est conditionné par le bon vivre ensemble. Merci, mon frère en indignation Stéphane ; heureusement que tu es venu, que tu as fait et dit et cela est suffisamment rare pour être souligné. A présent que ton message a été parfaitement reçu ' tu mesures, évidemment, l'immensité des difficultés de mise en 'uvre que rencontrent les «indignés» ici, maintenant et ailleurs ', tu peux te consacrer à ton grand projet.
M. B.
-* Citoyen démocrate et indigné.


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