Algérie

Lettre ouverte à Boualem Sansal



San Saül sur le Chemin de Tel-Aviv
Par Salah Guemriche*
Dans les nombreux entretiens qu’il accorde à la presse européenne depuis son séjour à Tel-Aviv (13-17 mai 2012), Boualem Sansal pratique un révisionnisme d’un nouveau genre, un négationnisme rétroactif à double détente : d’une part, au détriment de l’Algérie, dont il réduit la guerre d’indépendance au « terrorisme et à la diplomatie » ; d’autre part, au bénéfice d’Israël : à ses yeux d’« invité de marque », il n’y a pas lieu de parler de colonisation sur la terre… promise. Forcément.

Il y a encore quelques semaines, je ne pensais pas qu’un jour j’aurai à t’écrire (je te tutoie comme le veut notre langue maternelle, laquelle, tu le sais, n’use pas de la deuxième personne du pluriel pour s’adresser à son semblable). Il aura donc fallu cette vidéo-interview de Médiapart pour me faire sortir de ma réserve.
Jaloux de ma propre liberté, j’ai toujours veillé à ne jamais contester celle des autres, a fortiori quand il s’agit de romanciers, autrement dit de créateurs d’univers, inventeurs de parcours de vies. Donc, ici, je n’évoquerai pas tes romans, même lorsqu’ils drainent, sous couvert de mise en situation ou à la faveur d’une réplique, des relents de révisionnisme avec un soupçon (c’est l’accusation à la mode) d’essentialisme. Je ne parlerai pas de tes romans, parce que, dans la fiction, se jouent la liberté et l'accomplissement de l'auteur, sa respiration et sa tessiture ; et que, tout comme les songes dans la Tempête, la fiction a son étoffe, une substance non plus « vaine » (Shakespeare), mais vitale pour l’auteur (je ne dis pas : pour l’écrivain).
L’étoffe de la fiction
Chez le tisseur d’histoires qu’est le romancier, la tonalité et la trame de son étoffe distinguent le bon lissier du mauvais lissier. Romancier, Sansal, tu t’es imposé dans la première catégorie ; en te faisant historien, sans en avoir ni le savoir ni la rigueur, et politologue, sans en avoir la finesse d’analyse, tu as rejoint la seconde catégorie. Et de la manière la plus déplorable, celle qui fait de toi aujourd’hui un négationniste d’occasion : ainsi, tu viens de découvrir des vertus au négationnisme, celui que tu pratiques en faveur d’Israël, au service d’un certain Israël, d’un Israël qui ne veut décidément pas de la paix, parce que tous les gouvernements (travaillistes, de droite et d’extrême droite confondus) ont appliqué et appliquent depuis plus de 60 ans le principe de la guerre dor va dor, de génération en génération, contre l’ennemi intemporel : Amalek. Essentialisme ? C’est la mode, te disais-je... Mais, en un peu plus de 60 ans, le sais-tu, Israël a fait fi de 60 résolutions de l’ONU, décrétées nulles et non avenues, alors qu’une seule résolution non respectée dans d’autres parties du monde est aussitôt et sévèrement sanctionnée, au risque d’ajouter d’effroyables souffrances aux populations civiles !... Est-ce aussi cette spécificité dévolue à Israël, ce traitement préférentiel, cette élection « à part des Nations » que tu défends, Sansal, en niant le fait colonial israélien ? 60 ans, 60 résolutions : autant de pieds de nez au « machin » (l’ONU), et en toute impunité ! Cas unique dans toute l’histoire de l’humanité ! Et toi, naïvement ou machiavéliquement, je ne sais, tu t’es laissé fourvoyer : ainsi, à tes yeux d’« invité de marque » sur la « terre promise », il n’y a pas lieu de parler de colonisation en Palestine ! Les Palestiniens seraient-ils le seul peuple sur terre à être fait de l'étoffe de la fiction, Sansal ?
A la fiction, on oppose traditionnellement la réalité. Jean-Luc Godard, avec sa vision de prophète de l’image, y associe, lui, ledocumentaire. Si le Palestinien était la « fiction » de l’histoire, Israël en serait-il pour autant le « documentaire » ? Jean-Luc Godard :
« Dans Notre Musique, j’ai hésité entre « Les Israéliens retrouvent le documentaire » et « les Israéliens retrouvent la fiction ». Il m’a semblé que, d’après l’histoire du sionisme, la seconde phrase était la plus juste : ils sont enfin sur la terre de leur fiction. Et cela correspond aussi à une phrase qu’Elias (Sanbar) m’avait dite et que j’ai mise dans le film : « Quand un Israélien rêve la nuit, il ne rêve pas d’Israël mais de la Palestine. Tandis que, quand un Palestinien rêve la nuit, il rêve de la Palestine, et absolument pas d’Israël. » (Politis, 16-01-2005).
On pourrait ajouter, à la thèse du cinéaste-philosophe, que la fiction et le documentaire se rejoignent désormais, grâce à la télévision, avec la catégorie « docu-fiction » : et, justement, c’est cette vision que tu nous as ramenée d’Israël, cher Sansal !... Une vision qui demande réparation. La réparation, pourtant, est dans le plan de Yahvé, à en croire la Kabbale qui exhorte les enfants d’Israël à réaliser le Tikkoun olam, autrement dit la « Réparation du monde » ! Le fait est qu’Israël s’est contenté de réparer son seul monde, Sansal, celui d’une fiction devenue par effraction une réalité.
De l’exécutant à l’exécuteur
Ainsi, ce qui, même pour des Israéliens, est une évidence historique, devient chez l’Algérien que tu es une pure invention. Shlomo Sand a démontré Comment le peuple juif fut inventé, et toi, tu t’apprêtes à écrire, si j’ai bien compris ton plan de carrière décliné à chaque interview, un roman démontrantComment le peuple palestinien fut inventé. Manque de pot, c’est déjà fait : un Américain, David Horowitz, et un Français, Guy Millière, t’auront doublé. Ce dernier a une expression fétiche, « l’imposture palestinienne », qui n’est rien de moins que le corollaire de ta négation du fait colonial israélien.
Je m’étais promis de ne pas évoquer tes romans. Juste un point, alors, sur Le Village de l’Allemand et l’assimilation que tu y fais de l'islamisme au nazisme : sans être allé aussi loin, j’ai commis moi-même ce genre de raccourci, aussi forcé que racolant, dans un roman noir, L’homme de la première phrase(Rivages / Noir, 2000), mon héros se retrouvant victime d’une collusion criminelle entre deux groupuscules terroristes (l’un islamiste, l’autre d’extrême-droite)… C’est dire qu’il est des romans à thèses qui engagent leurs auteurs, n'est-ce pas ? Chez toi, une thèse récurrente se dégage pour dire au monde que la guerre d’indépendance, accomplie par ton propre peuple, ne fut pas une guerre faite de résistants et par des résistants, héros malgré eux, mais, dis-tu dans la vidéo-interview, juste un combat mené à coups de « terrorisme et de diplomatie », sans plus ! Ainsi, c’est tout ce que tu retiens des huit années de guerre et de sacrifices, ce par quoi les Algériens ont arraché leur indépendance : le maquis, la Ligne Morice, les accrochages, les bombardements, le napalm, les « crevettes de Bigeard », la torture et les camps de « regroupement », sans doute ne sont-ce, à tes yeux, que des vues de l'esprit ?
A Paris, à Tel-Aviv, à Berlin et déjà outre-Atlantique, on te présente désormais comme l’insoumis, le subversif, la conscience historique de tout un peuple qui, lui, ne te mériterait pas. Cela dit, où étais-tu, Sansal, avant 2003, année où tu fus relevé de tes fonctions de haut fonctionnaire, et sans parler d'avant octobre 1988 ? Où étais-tu, et que n'avais-tu réagi au lynchage médiatique dont furent victimes d'autres Algériens qui, longtemps, très longtemps avant toi, quinze, vingt ans avant toi, avaient osé fouler le sol d'Israël ?
Tout acte de vigilance citoyenne et toute critique d’un système passé maître en manipulation relèvent du devoir de tout intellectuel digne de ce nom. Ce devoir-là, bon an mal an et quoique sur le tard, tu l’auras rempli, à tes heures. Mais passer sans états d’âme de la dénonciation de l’arbitraire et de la corruption au dénigrement généralisé (j’allais dire : essentialiste) de tout un peuple, au reniement de l’histoire et des souffrances de tout un peuple, voilà qui, de la part de tes compatriotes, te vaut une condamnation sans nuance, et conjointement, hors de ton pays, les louanges des théoriciens d’une indépendance « imméritée ». Et si je t’écris cette lettre, ce n’est pas pour ajouter à ladite condamnation : je sais très bien que parmi ceux qui, en l’occurrence, crient au loup, il en est qui furent tes collègues aux différents ministères, et qui, eux, contrairement à toi, continuent de servir le système et d’en profiter. Non, si je t’écris aujourd’hui, c’est d’abord pour t’exhorter à l’écoute. A l’écoute de toi-même, de tes propres affirmations débitées dans une confusion intellectuelle déconcertante sur cette vidéo-interview, propos qui, je le crains, entacheront longtemps ta biographie. Des critiques du pouvoir, désolé d’avoir à le rappeler, ici, j’en ai commis dans mes livres comme dans d’innombrables tribunes (en France mais aussi en Algérie), des articles pour lesquels certains de nos pairs, acquis au régime qui les nourrit et les comble de privilèges, continuent de me montrer du doigt, et en catimini, car ces gens-là ne sont forts que dans la conjuration et la médisance, jamais dans la production et la création. Mais je me suis toujours gardé de mettre dans le même sac le maquisard et le « marsien », l’homme de la rue et l’homme du sérail, les enfants des généraux et les enfants de la piétaille, comme je m’efforce, laborieusement, certes, de ne pas mettre dans le même sac l’exécutant que tu fus et l’exécuteur que tu cherches à devenir, comme pour te venger de je ne sais quel dépit amoureux avec ton pays…
Un effet pervers du Printemps arabe ?
« En Algérie, reconnais-tu à juste titre, il n'y a aucune autonomie possible : chacun dépend du régime qui lui donne du travail, le loge, le soigne, après l'avoir formé. Le moindre écart de conduite et de langage vous conduisait à une voie de garage ; la moindre critique vous faisait disparaître de la circulation ». En effet. Tout comme des milliers de hauts fonctionnaires, d'universitaires et d'intellectuels algériens, tu as "dépendu du régime". Oui. Sauf que moi, je m’entête à mettre ces lignes au passé. Car force est de reconnaître qu'aujourd'hui on peut (presque) tout dire, grâce à Octobre 88 et à la fin du Parti unique, obtenue par la jeunesse et non par nous autres, intellos sans poids ni proximité avec les « masses laborieuses », comme on disait dans l’Algérie « soviétisante » des années 1970… Dire, tout dire, avec des risques, certes, mais ce sont, aujourd'hui, des risques calculés, Sansal, quand ils ne sont pas… recherchés. Du temps de Tahar Djaout, les risques étaient réels, et pouvaient venir de toutes parts. Mais aujourd'hui ? Aujourd'hui, de surcroît, il y a l'opinion publique, elle aussi libérée, et les ONG engagées dans la défense des droits de l'homme qui veillent. Et heureusement, car il faut absolument laisser libre cours à la parole du citoyen Sansal, et même s’il arrive un peu tard, alors qu’on avait eu tant besoin de lui dans les années 1990, qu’il soit le bienvenu, le nouveau chantre de la subversion ! Ne boudons donc pas notre plaisir : rien n’est de trop pour la sauvegarde de nos libertés. Sauf que…
Posée autrement, la question continue de me tarauder l’esprit : qu'est-ce qui fait que certains de nos intellectuels se soient libérés de leur silence antérieur ? La même question, je l'avais déjà évoquée dans un recueil de jeunesse, Alphabétiser le silence, paru en 1986, et l’ai reposée dans un autre contexte, en1993, dans une tribune publiée par le Monde (Le silence des intellectuels algériens d'en France, 25-11-93). Oui, comment expliquer, comment comprendre ce réveil, comment le dater ? Est-ce de l'insurrection d'octobre 88, qu'un ponte du parti unique avait qualifiée sur France Inter de "chahut de gamins" : 500 morts, un chahut à l'Algérienne, en somme ? Ou de la fin (?) du terrorisme islamiste (2000) ? Ou est-ce l’effet inespéré du Printemps arabe, cette magistrale leçon que nous aurons infligée, mine de rien, nos voisins tunisiens que nous autres, orgueilleux Algériens si imbus de notre sacrée Guerre de libération, avons si longtemps sous-estimés et même qualifiés de peuple docile et pusillanime... Oui, depuis quand la parole de nos intellectuels s'est-elle libérée ?
Pour revenir au conflit israélo-palestinien, « on ne peut pas,affirmes-tu, l’appeler guerre coloniale ou de décolonisation » ! Et tu as découvert cela en cinq jours (une illumination, et une marche à rebours, comme un Paul, ci-devant Saül, surpris sur le Chemin de Tel-Aviv ?), cinq jours passés en Israël, mais pas en Territoires occupés, pas à Gaza, ni à Ramallah ! Ah, mais c’est qu’il y a le Mur ! Circulez, y a rien à voir ! Et, bien élevé que tu es, trop bien élevé même pour un « insoumis », tu n’as pas cherché à voir… au-delà du Mur.
L’Algérien, même s’il n’a pas péché, reste un Algérien !
Au rythme où, dans tes interviews, tu nous livres tes illuminations sur le Chemin de Tel-Aviv, je ne doute pas que ta grandeur d’âme t’amènera bientôt à cautionner l’effarante impunité de l’Etat d’Israël, et même à faire tienne cette formule talmudique : « Israël, même s’il a péché, reste Israël ! »… C’est, de toute évidence – et il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un œil dans cette presse qui t’est acquise depuis ta conversion à l’« israélisme » (Edgar Morin), c’est ce qu’on attend de toi en Israël, en France et ailleurs. Non, je ne doute pas de ta grandeur d’âme, que, par ailleurs, tu refuses à ton propre pays, soudain coupable à tes yeux de tous les crimes et lesté de toutes les tares, parmi lesquelles cette collusion romanesque avec le nazisme. Je ne doute pas, non, de cette grandeur d’âme qui te distingue aujourd’hui comme par enchantement mais que tu refuses à ton compatriote, auquel tu serais prêt à appliquer, en l’adaptant, la sentence talmudique : « L’Algérien, même s’il n’a pas péché, reste un Algérien ! ».
En France comme en Israël, le sais-tu, une expression fait florès depuis quelques décennies, celle de la « haine de soi », appliquée notamment à ceux que l’on désigne sous l’étiquette de « Juifs honteux ». « Honteux », parce qu’ils ne prennent pas, contrairement à la majorité de leurs coreligionnaires, la Bible pour un acte de propriété... C'est ainsi, rien de nouveau chez les damnés de la terre. Il faudrait, en effet, un Franz Fanon pour analyser et démonter savamment ces pulsions à double détente de « haine de soi »… Mais, point d’ordre, je ne pense pas que tu l’aies, cette « haine de soi », non : ton travail d’écriture sera toujours là pour faire porter cette haine sur tel ou tel de tes personnages, et, miracle de la création littéraire, c’est bien de ce transfert qu’il tire son salut, l’auteur…
Donc, le Palestinien et la réalité palestinienne, tu ne les as pas rencontrés. Nooormal (comme on dit à Alger), quand on est un invité d'honneur et un touriste aussi précieux, on est très vite pris en charge et conduit avec un bandeau mental devant les yeux. C’est nooormal, là aussi : à Alger, la méthode est rôdée, et un certain BHL en sait quelque chose, lui qui, ordonné reporter de guerre en pleine décennie noire, se laissa embrigader par des officiels chargés de lui dicter les éléments de langage de son reportage…
« Le Courage de refuser »
Mais voici, pour combler ton manque d’information, cher Sansal, voici quelques déclarations d’éminents citoyens israéliens, qui sont ou étaient bien placés pour juger leur Etat et leurs gouvernements successifs (pour les références, je te renvoie à ma tribune Boycotter Israël ou l’écouter ?, dans laquelle je dis mon opposition au boycott : le Monde du 13-3-2008, le jour même de l’ouverture du Salon du livre de Paris, pays invité d’honneur : Israël) :
1. Les gouvernants israéliens ? « Une clique sans morale de hors-la-loi corrompus, sourds à la fois à leurs concitoyens et à leurs ennemis » (Yechayahou Leibovitz).
2. « Le prix de l'occupation est la corruption de la société israélienne tout entière » (…) Nous qui comprenons maintenant que le prix de l’occupation est la perte du caractère humain de l’armée de défense d’Israël et la corruption de la société israélienne tout entière (…), nous ne continuerons pas à nous battre au-delà des frontières de 1967 pour dominer, expulser, affamer et humilier un peuple entier… » (Le Courage de refuser, mouvement de réservistes israéliens) ;
3. « Une célébration d'Israël (au fameux salon du livre de Paris), sans la moindre considération pour le calvaire de près de quatre millions de Palestiniens, qui vivent dans une situation similaire à celle des Noirs (du temps) de l'apartheid (…) Je ne pense pas qu'un Etat qui maintient une occupation, commettant quotidiennement des crimes contre des civils, mérite d'être invité à quelque semaine culturelle que ce soit. » (Aharon Shabtaï).
Sansal, tu n’as rien vu de tout ça, en Israël, rien vu de ce « calvaire de près de quatre millions de Palestiniens, qui vivent dans une situation similaire à celle des Noirs (du temps) de l'apartheid.. », parce que tu ne pouvais pas voir ce que moi, j’avais vu voilà quinze ans… Car moi aussi, j’ai foulé le sol d’Israël. De Jérusalem, mais aussi de Gaza et de Ramallah. En 1997. J’y étais pour la « Conférence international de la Paix », à Herzlia, invité sur l’initiative du regretté Shlomo Elbaz, universitaire de son état. De mon séjour (que j’évoque dans un essai inédit, Israël et son prochain, qui attend toujours son éditeur), j’étais revenu avec cette conviction : que la solution ne pourra jamais venir de l’ONU, encore moins des pays arabes, mais de l’intérieur même d’Israël, de l’intérieur même des Territoires occupés, de Gaza aussi, par et avec des combattants palestiniens, par et avec des négociateurs palestiniens, par et avec des Israéliens gagnés à l’exigence de deux Etats souverains, dans les frontières d’avant 1967. Non, tu n’as rien vu de tout ça. D’où ton ignorance (et le déni, qui s’ensuivit, de la réalité palestinienne), qui t’aura ainsi amené à trouver une légitimité biblique au fait colonial israélien. Un pas que tu as franchi allègrement ; un pas sur cette terre où couleraient « le lait et le miel » ; un pas qui, à lui seul, a dû faire se retourner dans sa tombe Mahmoud Darwich ; un pas dans cet Etat de droit divin avec effet rétroactif (as-tu entendu parler, lors de ton séjour à Tel-Aviv, de cette loi dite « de retour » qui stipule que « Tout juif, considéré symboliquement comme exilé depuis des millénaires, a le droit d’immigrer en Israël », alors qu’au Palestinien exilé depuis « seulement » quelques décennies, on interdit de retrouver sa terre natale ?) ; un pas sur cette terre, « la seule démocratie de la région », une démocratie qui se prévaut d’une vitrine constitutionnelle fondée sur la Bible… Me revient à la mémoire la formule de ce député arabe israélien (eh oui, un Arabe à la Knesset, certes !) : « Israël est un Etat juif et démocratique, c'est vrai : il est démocratique pour les Juifs et juif pour les Arabes ! »...
« La Bible n’est pas un titre de propriété ! »
D’autres Algériens, et je parle d’écrivains et d’universitaires, pas de politiques (c’est une autre histoire), s’étaient rendus en Israël, cinq ans avant moi et vingt ans avant toi. Je passe sur la levée de boucliers, en Algérie, mais aussi parmi la communauté algérienne de France… A l’époque, tu étais haut fonctionnaire, me dit-on. Je ne t’avais pas entendu, ni lu, en quoi et dans quoi que ce soit pour prendre la défense des « renégats », auxquels tu te plains aujourd’hui d’être assimilé. Il n’est jamais trop tard pour bien faire, certes. Et je te le dis, sans ironie : si tu as le pouvoir et le talent de travailler à la décolonisation de l’Histoire, comme tu exhortes les Algériens à le faire, pourquoi ne te mets-tu pas aussi à décoloniser l’Histoire d’Israël ? Au lieu de cautionner le fantasme d’un Eretz Israël, ce qui revient à cautionner le fameux précepte sioniste : « une terre sans peuple pour un peuple sans terre » ! Car nier le fait colonial israélien revient à reconnaître à Israël le fameux droit divin, celui d’une Promesse qui ne vaut que pour celui qui l’a édictée. Miracle en terre sainte, ou réincarnation de Biléam, ce malheureux prophète qui désespérait à mort de voir ses malédictions contre Israël se transformer dans sa propre bouche en bénédictions : il aura suffi de cinq jours en Israël pour te faire épouser la thèse de Ben Gourion, là où on aurait aimé que tu fasses tienne celle de Rabin : le premier répondait avant l’heure (1937) qu’en matière de droits du peuple juif, seule « La Bible est notre mandat ! » ; le second rétorquera à des colons en furie, au lendemain des Accords d’Oslo (1993) : « La Bible n’est pas un cadastre ; ni une carte de géographie ! ». On sait le prix qu'Yitzhak Rabin a payé pour avoir osé enfreindre le tabou des tabous. La Bible n’est pas « un titre de propriété", non plus, Sansal ! Et ce sont des Juifs (laïcs, certes) qui te le disent !
Ah ! Que n’as-tu, avant de te convertir à ce révisionnisme de bon aloi, pris la peine et le temps de lire les classiques, historiens et autres philosophes juifs ! Si tu avais lu ou écouté ne fût-ce qu’Alain Finkielkraut (oui, Finkielkraut !), tu aurais sans doute saisi la complexité du « conflit ». Car l’ancien « nouveau philosophe » avait, en 1991, répondu à la question que tu aurais dû te poser (mais combien connaissent ses propos ?), et répondu ceci, dans la très sérieuse Revue d’études palestiniennes : « Israël a tendance à jouer sur les deux tableaux et se vit à la fois comme un Etat dans le monde et comme une communauté hors du monde, en butte à l’immémoriale hostilité d’un seul et même ennemi. Dans ce cadre, Arafat, c’est Hitler, Arafat, c’est Amalek. Qu’Arafat fasse un geste, qu’il change de politique, et on vous dit que ce n’est qu’hypocrisie ; qu’il reconnaisse Israël et l’on vous dit, après avoir fait de cette reconnaissance une condition sine qua non de toute négociation, qu’il ne s’est rien passé »(Revue d’études palestiniennes, N°38, 1991, pp. 20-21).
Ce que Finkielkraut disait du temps d’Arafat reste, hélas, valable de nos jours, mon cher Sansal. Et si ces propos, restés confidentiels, ne te convainquent pas, en voici d’autres qui t’auraient appris, si tu avais pris la peine de chercher plus loin encore, que la divine Promesse n’engage que celui qui a intérêt à y croire, comme le disait le célèbre Spinoza : « J’ai compris que les lois révélées par Dieu à Moïse n’étaient autre chose que le droit propre à l’Etat des Hébreux, et que par suite nul en dehors d’eux n’était obligé de les admettre ! »… Et toi, Boualem de Théniet-el-Had, qui te sens obligé d’admettre l’inadmissible (« il n’y a pas de fait colonial israélien »), tu connaîtrais mieux l’histoire d’Israël, de l’Israël biblique, mieux que Baruch Spinoza, le « Prince des philosophes » ?
Salah Guemriche
11 juin 2012




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