Lorsque la raison abandonne les hommes, le dialogue entre eux se meurt.
Laissons, dans ces cas, la parole à qui de droit : un revenant.
Je suis mort en décembre 1916, à Verdun, région du nord-est de la France,
après onze mois de résistance et de combat pour arrêter les troupes allemandes
qui voulaient mettre à genoux la patrie des droits de l'homme. La bataille fut
une effroyable boucherie et j'ai été parmi les derniers à tomber sous le déluge
de feu des canons du fascisme pour que ne capitule pas la France libre et
démocratique. Le sang qui gicla de ma poitrine sous l'impact de l'obus ennemi
sanctifia, à jamais, le serment de la république fait à ses enfants martyrs. Je
suis devenu, moi Larbi l'Algérien, comme mes frères du sacrifice, Français
décoré de la croix de guerre. Vous vous étonnez, certainement, pourquoi et
comment je me suis trouvé à Verdun en cet hiver 1916? Rassurez-vous, je ne suis
pas un «gens du voyage». C'est à vrai dire une question de dette. Je vous
explique. Bien longtemps avant la «Grande guerre», mes aïeuls vivaient libres,
avec leurs convictions, en harmonie avec la nature dans le pays d'Algérie. Un
jour de 1827, le roi de France Charles X refuse de payer une dette à mon pays,
dette qui représentait la fourniture d'un lot alimentaire en blé (n'est-ce pas
?)) aux troupes françaises sous commandement du général Napoléon Bonaparte en
campagne en Italie. Cela dura trois années de négociations avant que le
successeur de Charles X, le nouveau roi de France, Louis Philippe n'envoie une
expédition militaire sur Alger le 5 juillet 1830. Pas pour rembourser la dette,
mais pour punir mes aïeuls et leur prendre (voler en fait) le reste de leur
trésor. Ils furent soumis, ensuite, à l'esclavage, sous l'appellation de
«régime de l'indigénat.» Leurs terres furent attribuées à beaucoup de Français
pauvres venus de France. Ce n'est pas faute de résistance que mes aïeuls furent
spoliés de leurs terres et leurs biens, mais l'armada de Louis Philippe a été
supérieure en hommes et en armes. Près d'un million, soit le tiers des
Algériens, en majorité civils, furent massacrés entre juillet 1830 et 1847.
C'est en cette année 1847 que l'autre Algérien, l'Emir Abdelkader, signa la
trêve au bord de l'oued Tafna. D'autres chefs prirent le relais de la
résistance : les cheikhs Bouâmama, El Haddad, El Mokrani…Entre révoltes et
répressions, la France devenue puissance impériale imposa sa loi. Celle du plus
fort. Avant de mourir sur le champ de bataille à Verdun, j'ai eu l'occasion de
lire le testament laissé par mes grands-parents. L'un d'entre eux portait le
prénom de Larbi. C'est d'ailleurs en souvenir de ce grand-père que je porte son
prénom. C'est une tradition chez nous que de porter les prénoms des
grands-parents qui se distinguent dans leur vie par un comportement exemplaire.
Pour ne pas oublier. Ce grand père en question eut l'heureuse idée de noter
quelques aventures qu'il vécut. C'est par lui que j'appris qu'un certain préfet
de Paris, du nom de Georges Hausman, décida en 1852 d'aménager les grands
boulevards de Paris qui porteront, plus tard, les noms d'autres généraux
français et illustres personnages de la Nation française : Victor Hugo,
Courcelles, Ney, Magenta, Arago, Malherbes, Diderot… jusqu'à celui des
Champs-élysées attenant aux bureaux et résidence de vos présidents de la
République d'aujourd'hui. Mon grand-père, amenée d'Algérie, creusa jusqu'en
1870, jusqu'à épuisement les beaux boulevards du Paris d'aujourd'hui. Il était
considéré comme ouvrier français -indigène. Faut vous dire, chers Français que
moi son petit-fils, j'ai vécu sous le même régime jusqu'à mon sacrifice à
Verdun. Plus tard encore, bien après moi, j'assistai à bien de choses étranges.
Deux de mes quatre enfants vécurent d'autres guerres. L'un mourut le 25 août
1944, au pied de Notre Dame de la Garde de Marseille, dans l'assaut contre,
encore une fois, les positions des nazis allemands qui firent de ce lieu Saint
le quartier général de leurs opérations meurtrières. Il faisait partie de la
1ère compagnie du 7ème régiment des tirailleurs algérien (TRA), sous
commandement du lieutenant Pichavant. L'autre tomba en Algérie un certain 1er
novembre 1954, pour l'autre idéal de liberté, celui des siens, en Algérie même.
Le troisième finit ouvrier dans une usine près de Paris, «Renault» pour ne pas
la nommer. Enfin, le quatrième eut, comme mon grand-père, l'ultime honneur de
«creuser» le boulevard périphérique de Paris, avant qu'il ne rejoigne au 1er
jour de sa pension, l'Algérie. Pourquoi je vous raconte tout ça ? Parce que,
chers Français, j'ai cru que les guerres ont fini en 1962. Que la France comme
l'Algérie construisent, depuis, la paix. J'ai cru connaître en 1962, enfin, le
repos qu'espéraient Algériens et Français depuis ce fameux mois de juillet
1830. Malheureusement, j'ai été réveillé, brusquement depuis avril 2007, de mon
repos par mes enfants et petits-enfants. Ils sont terrifiés par un climat qui
ressemble incroyablement à celui que moi et mes aïeuls connûmes en notre temps
: la peur, la haine, le désespoir, le mensonge et la… violence. Puis les
guerres. Ils me parlent de réfugiés, de bohémiens, de gitans, «d'indigènes»
montrés du doigt, accusés d'être pauvres, mal instruits et menacés d'être jetés
dans le néant, d'être déchus de leur droit de citoyenneté. Pourquoi ? Ils
n'arrivent pas à me répondre. Je tente depuis de les aider. Je leur raconte
combien au sortir des deux guerres mondiales, la France (comme le reste du
monde libre de l'époque) accueillait les réfugiés, les bohémiens ; combien de
solidarité et de compassion entouraient les victimes, les blessés de ces
tueries collectives. Combien la France libre était reconnaissante à ses enfants
qui l'ont tant défendue. Je leur rappelle aussi, combien d'enfants de victimes
de ces deux guerres atroces du siècle dernier vivent libres et heureux dans la
France d'aujourd'hui. Combien d'entre eux ont réussi des carrières brillantes.
Pour toutes ces raisons et pour ne pas que mes enfants et petits-enfants vivent
ce que moi et mes aïeuls avons vécu, j'espère que vous leur diriez que toutes
ces inquiétudes, peurs et violences d'aujourd'hui ne sont que contes et
légendes d'esprits malintentionnés. Sinon, enlevez la croix de guerre de ma
tombe à Verdun. Quant à la dette de 1830, je vous en fais don.
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Posté Le : 11/08/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Notre Bureau De Bruxelles: M'hammedi Bouzina Med
Source : www.lequotidien-oran.com