Algérie

Les voleurs de rêves : Cent cinquante ans d'histoire d'une famille algérienne (Récit) - Éditions Albin Michel, Paris 2007



Les voleurs de rêves : Cent cinquante ans d'histoire d'une famille algérienne (Récit) - Éditions Albin Michel, Paris 2007
Présentation

Entre le témoignage, le document et l'autobiographie, ce récit revisite toute l'histoire de l'Algérie : des ancêtres de l'auteur, pasteurs semi-nomades de la tribu des Ouled Madhi, bien avant la colonisation française, à son exil en France en 1972. Au travers du quotidien de la famille Hadjadj sur plusieurs générations, l'auteur retrace l'évolution de la société algérienne : pauvreté, analphabétisme, humiliation et arbitraire vécus avec fatalité.

Sans chercher à gommer la domination patriarcale arabe, la détresse des femmes soumises à l'époux tout-puissant, ni la colonisation française, ses injustices, son racisme. Jusqu'à la guerre d'indépendance vue par la population prise en otage entre FLN et armée française puis aux jours amers de l'après-révolution.

Le message de la lignée”
Né en Algérie en 1937, Bachir Hadjadj, écrivain et militant des droits de l’Homme nous accorde un entretien dans lequel il revisite l’histoire de sa famille et à travers elle, il dépeint la société algérienne d’hier et d’aujourd’hui.

Le Soir d’Algérie : Vous avez écrit Les voleurs de rêves à la demande de votre fille, jeune beurette, qui vous interrogeait sur vos racines qui sont aussi les siennes. Pourquoi, cependant, n’être remonté que jusqu’à la sédentarisation des Merachda, et ne pas être allé plus avant ?
Bachir Hadjadj : J’ai raconté à ma fille, à sa demande, ce qui est arrivé jusqu’à moi de la mémoire du clan, c’est-à-dire ce que mon père, ma tante, mes mères, m’ont dit, et qu’ils tenaient eux-mêmes de leurs parents. Elle ne voulait pas que je lui lise un livre d’histoires, mais bien de recevoir de moi, son père, le message de sa lignée et savoir qui étaient ses aïeux et ses parents : comment ils vivaient, ce qu’ils pensaient, leurs joies et leurs peines, leurs espoirs et leurs craintes. C’est ce récit que j’ai fait, y compris celui de ma propre vie et ce qui m’a amené à quitter mon pays. Je suis remonté dans le temps jusqu’à cette invasion de criquets qui devait se situer au début du XIXe siècle, et à laquelle je n’ai pas trouvé d’antériorité dans la mémoire du clan.

Votre père, revenu de la guerre, a fait une carrière de caïd. De plus, vous racontez qu’il était polygame. Pourtant, il a formé en vous et en vos frères des nationalistes, des communistes même soucieux de la liberté des peuples et des individus. Vous montrez beaucoup de tendresse pour cet homme qui, à son corps défendant, incarnait toutes les contradictions d’une génération. Que gardez-vous de lui qui vous paraisse intéressant pour aujourd’hui ?
Mon père était un homme de son temps, il vivait dans une société colonisée où il subissait comme tous les Algériens l’autorité du colonisateur. Il a servi l’autorité coloniale comme beaucoup d’autres l’ont servie dans les différentes institutions : pour des raisons alimentaires mais aucunement par conviction idéologique. Il était aussi le fruit de la société archaïque et féodale où il vivait. Il était polygame parce que la société le lui permettait, et il battait copieusement ses femmes comme le faisaient je suppose la plupart des hommes de ce temps-là, et probablement aujourd’hui encore.
S’il faut se garder de voir et de juger avec des lunettes d’aujourd’hui des situations et des valeurs d’hier il faut par contre dire tout ce qui s’est passé hier, pour que les souffrances d’hier ne se reproduisent pas. J’ai le droit de témoigner que ma mère et l’autre femme de mon père vivaient douloureusement la bigamie de leur mari qui, de plus, les battait, et de dire que la bigamie et le fait de battre sa femme ne sont plus aujourd’hui des choses acceptables. Ce n’est pas seulement moi qui dois pouvoir le dire, mais tout Algérien doit en être instruit et pouvoir le dire.

Ce que je garde d’intéressant de mon père, c’est d’avoir compris qu’il fallait que ses enfants s’en sortent en forçant les portes de l’éducation et du savoir qui n’étaient dispensés qu’en français et avec parcimonie aux Arabes. Il a consenti d’énormes sacrifices, et bien plus, il a réussi à leur passer le flambeau de la résistance, et à cet égard : il n’a pas démérité.



Ce qui singularise votre livre, c’est la sincérité. Vous racontez tout. Vous ne retouchez pas l’histoire. Vous faites part de vos hésitations et même de vos petites lâchetés. Cette authenticité est-elle une exigence à votre égard même ou cela veut-il incidemment signifier que la falsification de l’histoire officielle finit toujours par être démontrée (démontée ?) par des témoignages comme le vôtre ?
Il est de notre responsabilité de dire la vérité aux générations futures à qui il appartient de faire la part des choses, d’approuver ou de condamner. Mais les hommes politiques s’arrogent ce rôle d’historiens officiels, et le cas de l’Algérie est typique à cet égard, hier comme aujourd’hui. Ainsi, pour les apôtres de la colonisation, l’Algérie n’a été heureuse et prospère que chrétienne, romaine ou française, mais stérile et misérable lorsqu’elle a été musulmane ou arabe : ce qui est faux, bien sûr.
Pour les disciples du Efélène, ce fut exactement le contraire, ce qui est tout aussi faux. Ne croyez-vous pas qu’il est préférable de dire ce qu’a été l’apport de chacun, de reconnaître que ce sont tous nos ancêtres qui ont façonné notre personnalité et notre culture. L’Algérie est le brassage de toutes ces périodes et nous devons les assumer la tête haute. Sans vouloir comparer ce qui ne doit pas l’être, nous exigeons, à juste raison, des explications pour les enfumades du Dahra et l’exécution sommaire de Ben M’hidi, et pourquoi pas celles du FLN pour Melouza et Abane Ramdane ? Il est temps que nos enfants sachent que de jeunes étudiants ont été liquidés dans les maquis, que l’on a coupé des nez pour une cigarette fumée, et que le FLN a, le premier, instrumentalisé l’Islam à des fins politiques ; ils situeront mieux les responsabilités. En rapportant l’exactitude de ces faits, je n’ai pas l’impression de trahir un quelconque idéal.

Vous décrivez, à travers votre famille, une sorte de sociologie de l’Algérie coloniale, côté colonisé. Partant de ce vécu, que pensez-vous des discours tenus, des deux côtés de la Méditerranée, sur la colonisation ?
Mon père, né en 1893, m’a dit dans quel gourbi au toit de chaume il a grandi, c’était dans le douar Ouled Mansour, près d’El Ouricia. Il m’a dit aussi combien les conditions de vie des Mérachda étaient précaires, comment les gens croyaient que les djinns se transformaient en humains, que les saints marabouts prédisaient l’avenir, que l’amulette faisait office d’ordonnance… Il n’y avait, alors, ni route empierrée ni borne fontaine dans sa dachra, près de Oued Cheir. Cela signifiait simplement qu’avant la période coloniale, il n’y en n’avait pas non plus. Colonisés, les Arabes ont bien été des sujets français, ni électeurs ni éligibles, auxquels s’appliquait le code de l’indigénat, et la société, quant à elle, était toujours enfoncée dans ses croyances. Cette situation a perduré sous l’ordre colonial où l’on n’a jamais vu un gendarme obliger un Arabe à envoyer ses enfants à l’école. On est loin des effets positifs de la colonisation.

Vous avez rejoint l’ALN, après avoir effectué votre service militaire dans l’armée française, et combattu. Vous avez perçu là les contradictions qui allaient, après l’indépendance, s’exacerber et conduire dans le mur. Comment voyez-vous la façon dont on raconte officiellement l’histoire du FLN et de l’ALN ?
Lorsque j’ai rejoint l’ALN, au printemps 61, la crise était consommée entre le GPRA et l’état-major du colonel Boumediène, s’accusant l’un l’autre, au nom des idéaux de la Révolution et du FLN, de contre-révolutionnaires pour les uns, d’aventuriers militaristes pour les autres. L’ALN piétinait sur les frontières et le GPRA rêvait de pouvoir à partir de la banlieue de Tunis. Au congrès de Tripoli, ils se disaient «frères» en s’appelant de tous les noms d’oiseaux. Ils aiguisaient leurs couteaux et parlaient au nom du peuple tout en prenant surtout garde à ne pas le consulter. L’ALN attendait que les herses du barrage électrifié soient retirées pour entrer en vainqueur à Alger. Elle le fit au prix de la mort de nombre de combattants de l’intérieur et installa un «pouvoir Efélène» autoritaire et populiste.
Il avait au moins l’avantage d’exister et de représenter l’Algérie. Trois ans après, les institutions balbutiantes du jeune état étaient bousculées par le coup d’Etat du 19 Juin pour ouvrir la voie à la pensée unique et à l’intolérance, et pour écraser toute velléité d’expression démocratique. Ce sont ces évènements que retiendra l’Histoire, et que le silence du pouvoir confirme d’ailleurs. Est-il crédible un pouvoir qui ne parle que de héros ?


Après l’indépendance, vous avez repris vos études et milité, en tant que communiste, dans les organisations estudiantines avant d’occuper de hautes fonctions dans le secteur économique d’Etat. Comment voyiez-vous, de l’intérieur des appareils économiques, les cahots de l’industrie algérienne ?
Je n’ai jamais occupé de hautes fonctions dans le secteur économique d’Etat, d’abord parce que les communistes «actifs» étaient en ce temps-là soigneusement écartés de tout poste de responsabilité, la Sécurité militaire y veillant consciencieusement, ensuite parce que je ne voulais apporter aucune caution au pouvoir en place issu du coup d’Etat. Je ne veux pas être négatif, l’Algérie à cette époque se devait d’ouvrir cent chantiers à la fois, l’industrialisation n’en était qu’un parmi tant d’autres, l’éducation un autre, etc. mais tant l’expérience que les cadres manquaient cruellement.
Et précisément, au lieu de libérer toutes les énergies et toutes les initiatives du pays, en faisant le choix de la démocratie, le FLN, toujours aussi hégémonique, verrouillait tout, et rien, ni syndicat, ni association, ne pouvaient exister en dehors de lui pour porter un autre œil sur les décisions du pouvoir en place. Tous les choix se faisaient de manière bureaucratique et souvent d’autorité par le sommet, ils n’étaient soumis à aucun contrôle de ceux à qui ces industries, agriculture, habitat, éducation, etc. étaient censés profiter. Et aujourd’hui, si on doit étudier ce passé, ce n’est pas pour condamner les bâtisseurs d’hier, c’est pour ne pas répéter les mêmes erreurs. C’est aussi à cela que sert l’histoire !

Sous diverses pressions, vous avez fini par quitter l’Algérie au début des années 1970. Pourquoi exactement ?
Pour être un homme libre, il faut être un citoyen à part entière, et avoir le droit de s’organiser et de participer à la vie politique et sociale de son pays. Cette exigence simple, les hommes issus du FLN au lendemain du congrès de Tripoli, n’avaient ni la capacité ni l’envie de l’entendre, et encore moins de la mettre à exécution. J’étais alors responsable à l’UNEA et les étudiants rejetaient la tutelle du FLN, de plus, nous avions condamné le coup d’Etat du 19 Juin. Où était le mal ? Je n’avais pas déposé de bombes, j’avais seulement appelé à des manifestations pacifiques pour condamner un coup de force contre les institutions.
On m’a envoyé la Sécurité militaire tout comme on l’a envoyée aux responsables et militants de l’opposition. Arrêtés, ces hommes ont été odieusement torturés, comme du temps de Massu. Est-ce normal ? J’ai été ensuite interdit de quitter le territoire national, interdit de passeport. Quelle alternative m’avait été laissée autre que celle d’applaudir ou de me taire, celle d’être clandestin ou illégal pour finir à El Harrach ? Ou bien si, il y en avait une autre : celle de partir. Des sources sérieuses estiment à trois cent mille, les cadres du niveau d’études supérieures qui ont, à ce jour, quitté l’Algérie pour vivre ailleurs. Ces femmes et ces hommes n’ont pas fui leur pays mais, tout comme moi, ils ont fui les atteintes à leurs libertés individuelles et les mesures qui violaient leurs convictions. Tout comme moi, ils ne pouvaient pas vivre au sein d’une Oumma étouffante où ils ne trouvaient pas leur équilibre.


Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)