Algérie

«Les sept fantômes de Hassina» de Saïd Boucetta Un roman à lire et à méditer


Publié le 20.11.2023 dans le Quotidien l’Expression

Tout le monde, aujourd'hui, écrit ou parle d'écrire des romans. L'entreprise est d'autant plus aisée que les nouvelles technologies en rendent le succès presque certain. Du reste, il y a le plagiat et un nègre toujours prêt à faire le travail à votre place...Il suffit juste de vouloir et de mettre la main au portefeuille. Mais de vrais romans, ceux franchissant les obstacles qui se dressent entre eux et la postérité, qui prétend en faire? Ne nous y trompons pas: ni l'argent pour s'acheter les services d'un bon prête-nom, ni une certaine habileté à faire des plagiats et encore moins un bon logiciel à faire des romans ne remplace le talent, le génie et une bonne maîtrise de la langue. C'est ce que l'on se dit et la confirmation vient chaque fois qu'on a entre les mains un bon roman. Incontestablement, Les sept fantômes de Hassina est de ceux dont la lecture laisse une forte impression. Son auteur n'est pas seulement un bon conteur. Il est également un grand peintre. La galerie de portraits par laquelle s'ouvre ce récit et se poursuit, tout au long, est la preuve tangible que Saïd Boucetta est de cette race d'écrivains qui s'imposent du premier coup dans ce genre littéraire si difficile.
Un grand titre pour un grand roman
Le roman aurait eu mille pages, cela n'aurait rien changé. Ni au titre, ni au nombre de personnages qui interagissent dans ce récit, ni au récit lui-même qui demeure si ample et si vivant. En exactement 171 pages, il se construit de façon solide et cohérente et de manière à nous charmer par son style qui, sans exclure la description et la réflexion, reste puissant et enjoué. En simplifiant beaucoup, nous aurions vu dans la gifle un titre idéal. S'il ne révèle pas le caractère indomptable de Hassina qui apparaît dans ce récit dès la 8e page du roman aux côtés de son grand frère Lazhar, il renseigne sur l'atmosphère irrespirable qui règne à la maison et sur l'irascibilité d'un père de famille à la main un peu lourde. Car ce caractère trempé dans de l'acier, malgré un corps un peu frêle, qui entre brutalement en confrontation avec ce machisme d'une autre époque, va être au coeur d'un drame qui se joue dès les premières lignes. Et en ouvrant ce livre, on est soi-même comme happé par cette fatalité qui pèse sur toute une famille.
D'autre part, même si on donnait le mot (gifle p.17) au chapitre II, ce ne serait pas une bonne trouvaille, car la baffe paternelle n'a pas pris l'importance qu'on lui reconnaîtra dans les autres chapitres et dont le souvenir va renforcer l'enfant qui la reçoit dans son besoin vital d'émancipation et de liberté. En revanche, cette claque monumentale qui continuera des années durant à retentir à ses oreilles et à lui brûler la joue, nous priverait du joli portrait de Bahia, la soeur de Hassina, qui va jouer dans ce récit un rôle à la mesure de son courage et de son amour pour sa soeur. La gifle n'est donc pas la cause de ce drame. Elle est juste un indice qui donne une idée du climat familial oppressif au sein d'une famille vivant dans un bidonville d'Alger et de ce caractère rigide dont ont hérité les membres de la famille Sabri.

Les procédés narratifs chez l'auteur
Le récit n'est pas linéaire chez cet écrivain qui ne compte pas s'arrêter à mi-chemin et pense déjà à donner aux sept fantômes de Hassina une suite pour sa trilogie. Si l'incipit, comme tout bon roman, annonce le ton (il sera écrit à la troisième personne), les personnages prennent vite leurs distances avec leur créateur et ne semblent en faire qu'à leur tête. Si tous meurent, c'est rarement de mort naturelle. Ils le sont un peu par la faute de cette autonomie qui finira par leur être fatale un jour ou l'autre. Cette liberté ne nuit donc pas à l'action romanesque. Au contraire. Elle l'approfondit et l'enrichit de mille autres actions secondaires par le biais de ces deux procédés littéraires, l'analepsie (retour en arrière dans le récit comme pour rappeler un évènement ou éclaircir une situation dont la compréhension pose problème) et la prolepse (projection d'un acte ou d'une décision dans le temps à venir) auxquels
recourent assez régulièrement l'auteur. L'exemple le plus frappant est celui du cafetier que Farid, le psychiatre qui soigne Hassina va voir pour l'aider dans son enquête sur le mystère qui le lie à la famille Sabri. Le cafetier nous fait remonter jusqu'au grand-père qui, revenu malade de la Seconde Guerre mondiale, accepte, pour payer les soins dont il a besoin, de vendre ses quatre filles au colon et sa terre au maire Si Hamid qui a servi d'entremetteur dans cette «transaction» honteuse avec un colon. Ainsi avons-nous droit à un tableau bien léché de ce que fut la vie des habitants de ce quartier où avait habité le père de Hassina, dont la particularité physique est, avec le grand- père disparu, un grand corps et les yeux verts. Curieusement, cette couleur des yeux, c'est Farid, le psychanalyste de Hassina qui va en hériter. Par quel concours de circonstances? Ne cherchez pas à deviner. C'est dans le roman. Des exemples de prolepse abondent aussi dans l'oeuvre. Il y a le cas de Yacine, un autre dealer qui a vengé Bahia, la soeur aînée des Sabri tuée par son frère. En cette qualité de sauveur, il vient, avec les trois frères Sabri, leur aînée et leur père, tous morts, comme lui, hanter l'esprit de Hassina et lui adresser des reproches ou des insultes. C'est ensuite autour de la mère de Yacine qui veut venger la mort de son fils, tué sur la route par un chauffeur ivre mort et que la justice a acquitté parce qu'il est l'enfant d'un ponte. Elle a appris qu'elle est une influenceuse et sollicite son aide pour porter l'affaire devant l'opinion.

Dans quelle catégorie faut-il ranger ce roman?
Enfin, il y a le cas de la psychologue Zakia. Avec Farid le psychanalyste, son patron, elle entreprend de libérer leur patiente de cette nuée de fantômes qui lui gâchent la vie. Inutile de citer les pages où on peut trouver ces procédés narratifs. Ils sont d'abord abondants, et, de toute façon, ils sont mis en italique dans le livre chaque fois qu'un personnage prend la parole.
Fortement documenté, Les sept fantômes de Hassina tient à la fois du roman classique et du roman moderne. Il est impossible, en le lisant de ne pas penser à Proust. Lui aussi fait des portraits, des descriptions. Il a pu parler de robe à son sujet, en parlant de sa façon de construire un roman. D'autres, des critiques, ont évoqué une rosace. L'auteur des sept fantômes de Hassina a préféré une image plus en rapport avec notre époque: un puzzle, même s'il ne parle pas du roman. Mais quelle différence que ce soit lui ou Farid qui se sert de ce mot? Tous les personnages sont des narrateurs en puissance, y compris Mekioussa, cette femme qui fréquente des cours d'alphabétisation avec Hassina, ou cette femme de terroriste qui se servira d'elle pour faire passer à son insu un message séditieux dans sa dernière vidéo et qui la conduira en prison. L'histoire n'en prend que plus de saveur. Car comme dans un grand classique, les personnages des sept fantômes de Hassina ont, chacun, sa façon de conter, son langage propre et jusqu'à ses tics. On admirera donc comme dans n'importe quel grand classique jusqu'à ce qui semble être des digressions comme chez Balzac, Flaubert, ou Hugo et même chez Stendhal ou Dumas. Ces fréquents retours sur le récit, ces personnages, comme cette Mekioussa, ou ces fantômes, ou encore ce long rapport de Zakia sur l'état psychologique de Hassina, lequel au fond se lit comme un morceau d'anthologie, tout cela nous donne une idée de cet art d'écrire qui, tout en faisant croire que les personnages font ce qu'ils veulent, sont quand même tenus à l'oeil.
Enfin, comme dans Les Misérables, ou L'Éducation sentimentale ou encore dans La Chartreuse de Parme, Les sept fantômes de Hassina ont pour toile de fond un pan d'histoire vrai. On a dans le roman de Saïd Boucetta, trois périodes auxquelles il est constamment fait référence: le temps des colons, celui du terrorisme et le mouvement du Hirak. Ce fond historique intéressera comme chez Hugo ou Balzac et encore Flaubert quand ils évoquent la Révolution de 48.

Le style chez le narrateur
Le narrateur emploie deux langues dans son roman: le français académique dont on admirera au passage la richesse et la variété et le français parlé.
Le français parlé est laissé aux personnages. Mais chacune des deux langues, claires, souples et précises, est pleine de poésie. Excepté, bien entendu, Zakia et Farid qui tiennent à s'exprimer dans un français au registre relevé «Va là-bas, conseille la psychologue.(...) Si tu veux te débarrasser de tes fantômes, tu dois connaître leurs origines» (p.100.) «Tu sais que l'affaire a pris une tournure politique, observe le psychanalyste. Des dizaines d'avocats se sont constitués et entendent plaider la liberté d'expression. Si je choisis la ligne de défense que tu me proposes, je me ferai griller dans la profession.» (p142) ou Hassina qui a acquis un zeste de culture: «Bonjour tout le monde. Je vous présente votre demi-frère. Il s'appelle Farid. C'est ton fils, à toi, père.», (p.171). Hassina parle ainsi à son père et ses frères. Le seul moyen de se débarrasser de ses fantômes, c'est d'accepter de vivre parmi eux. Un roman bouleversant, à lire et à méditer, car en même temps qu'il nous offre de bons moments de plaisir et de distraction, il nous invite amicalement à la réflexion.
Ali DOUIDI

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