
La décennie présente en Algérie, dans les villes, les grandes surtout, est marquée par un phénomène, capable à lui seul de donner une idée significative sur la disqualification de l'autorité publique, dans un domaine ou un autre de l'existence en communauté et de la relation entre l'Etat et le citoyen : l'accaparement du bien public ou son indue occupation.De l'origine des privationsDepuis l'indépendance et les exodes systématiques à partir des campagnes et des cités déshéritées, les instincts d'occupation étaient dans la logique de l'être affranchi, extirpé du joug colonial, soucieux des garanties du minimum de décence pour sa famille, en prenant possession des habitations, des locaux commerciaux ou des matériels, abandonnés par les pieds-noirs ou les Européens installés dans l'ensemble du territoire de l'Algérie colonisée. À partir du lendemain de la proclamation officielle de l'indépendance, jusqu'à la fin de l'année 1962, peut-être un peu vers le premier trimestre de l'année suivante, la quasi-totalité des propriétés, murs et terrains, en habitations et en logements et locaux de commerce, appartenant aux pieds-noirs et aux Européens venus s'installer définitivement en Algérie, furent occupés par les familles autochtones, se considérant alors, de droit, d'améliorer le confort de leur existence, enfin libres, après d'interminables et misérables années sous l'occupation étrangère, dans une perpétuelle atmosphère de servage, de spoliation et de mépris.Que le gouvernement algérien, le premier en date, a vite classé, dans le registre de son patrimoine global, sous l'appellation des «biens vacants de l'Etat», avant de le soumettre à un système de location, parfois à des tarifs symboliques ? patrimoine libéré au bout du compte, une vingtaine d'années plus tard dans la fameuse opération de la cession des biens de l'Etat, vers le début des années quatre-vingt, où des groupes influents avaient saisi cette formidable occasion pour acheter à des prix dérisoires des propriétés immenses et luxueuses, tandis que d'autres, par des jeux d'entourloupe dans l'administration de l'Etat, avaient réussi à détourner des biens du patrimoine public afin de l'inscrire dans le volet des biens vacants, avant de se le faire céder dans la formule légale de la cession des biens de l'Etat.Ce mouvement général et frénétique d'accaparation, depuis les petites cités jusqu'aux grandes métropoles, s'accompagnait de formidables exodes impossibles à contrôler, mais ayant le même objectif : faire main basse sur le butin légué par la puissance coloniale, déconfite et retournée vers ses contrées d'origine, au-delà de la Méditerranée. Ce réflexe est demeuré dans la mentalité des citoyens, toutes couches sociales confondues, dans leur proximité proche ou lointaine, de tenter d'avoir quelque ascendant sur tout espace foncier non occupé pour faire en sorte d'en jouir comme logement ou dans une activité de commerce. Et de voir comment faire le nécessaire de régulariser par la suite avec l'administration publique, en train, alors, d'?uvrer, tant bien que mal, à l'élaboration de textes officiels devant régir l'ensemble de l'héritage commun.Comme en des instinctives passations de consignesCe n'est que vers le milieu des années soixante-dix, après l'avènement de la Charte nationale et la promulgation de la Constitution, que, grosso modo, le rapport des populations au patrimoine public est défini selon les termes de la loi et des règlements, sous la coupe desquels le citoyen répondra devant la justice s'il outrepasse ses droits. Mais la loi n'ayant pas tout le temps la force d'empire devant l'habitus social, ancré dans les parcelles les plus intimes de la conscience collective, nourrie dans le cumul des générations, le comportement des individus, d'un espace de faiblesse de l'autorité à l'autre, résiste difficilement à l'attrait de la «propriété du beylik» - depuis le repli de la force ottomane des territoires de l'Algérie actuelle, occupée à faire la guerre à l'Europe moderne et puissante, toute propriété ou bien n'appartenant pas à une entité de jouissance privée, physique ou immatérielle, est désormais, considérée, dans toutes les contrées où la Régence avait hissé son emblème, toutes obédiences ethniques et culturelles confondues, comme un bien vacant, anonyme, voire impersonnel. Mieux.Lorsqu'une autorité ne se manifeste pas ou tente de le faire avec timidité, pour la protection, la sauvegarde ou la mise en valeur d'un patrimoine public, aussitôt celui-ci est considéré comme un bien vacant, un «beylik», offert au premier citoyen qui s'en accapare pour en profiter individuellement.De cette façon du mimétisme recouvré, au sortir du joug colonial français, les attributs du beylik sont restés reconduites dans les mêmes considérations d'appropriation, avec des appellations différentes, dans la philosophie préhensive de matérialiser, geste à l'appui : «khalatou França.»Du foncier et de l'habitat au service public et à la détenteDans cette optique, unanimement invariable - et le quotidien en est bien nourri de ces spectacles - dès la sortie de la maison au premier pas du contact social, c'est-à-dire à l'entame de la rencontre avec l'autre, le garage est bloqué par une voiture qui vient garer pour aller récupérer le gosse du jardin d'enfant, une structure noble qui ne possède pas d'aire de stationnement, mais qui compte sur l'intimité, normalement inviolable, des voisins pour pallier. Un peu plus loin dans la rue principale, sur tout le long du trottoir, dont certaines parties, par grands pans, ont été récupérées par des citoyens pour approfondir la façade ou bâtir un kiosque, les commerçants y déversent les liquides crasseux de la toilette de leurs magasins, à un intervalle respectable des riverains du balcon qui dépoussière sur les têtes la literie de la veille en même temps que les évacuations de la serpillère. Puis un peu plus loin, il faut marcher sur la chaussée, les enfants de l'école aussi, car, ici, le marchand de meubles a étalé un canapé, une demi-douzaine de chaises et une table de cuisine, là, juste après le stationnement d'un passager de la route qui vient faire des photocopies, l'attirail du vulcanisateur oblige à enjamber des roues pour continuer son chemin. Mais à quelques pas avant la transversale, le boucher étend l'entité complète d'un veau, dépêtrée des viscères accrochée à côté et de la tête en bas, posée sur un cageot, qui ne se soucie pas du petit enfant dans la main de sa maman, qui va s'en effarer.Mais enfin tout autour, les ruelles, avec trottoirs ou non, sont régentées par un groupe de jeunes, extérieur au quartier, qui fait payer le stationnement aux titulaires de véhicule, même s'ils logent dans le quartier mitoyen.Mais il peut y avoir aussi à poser la question cruciale, puisque nous sommes toujours dans la période des vacances, sur l'ensemble des villes côtières et leurs plages squattées par les jeunes citoyens, qui installent du matériel dans l'espace de gratification du bord de mer, au millimètre près, obligeant les estivants à louer, souvent très cher, leur usage. Demain, dès l'automne, d'autres citoyens peuvent avoir l'idée d'investir la montagne et la forêt afin d'imposer un diktat pour quelques villégiatures qui soient.N. B.
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Posté Le : 13/08/2014
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Nadir Bacha
Source : www.latribune-online.com