Algérie

LES PHARES.



« Oh why was I born with a different face
Why was I not born like the rest of my race
When I look each one starts
When I speak, I offend
Then I’m silent and passive and lose every friend »

William Blake




1

Voilà, je le dis tout de suite, avant même de commencer : c’est une psychanalyse que j’ai décidée de faire. Enfin, quelque chose qui y ressemble en fait, parce que je n’ai pas assez d’argent pour payer un psychiatre. De toute façon, ils ne servent pas à grand-chose. Ils ne font qu’écouter ce que vous leur dites, répétant parfois vos fins de phrases pour vous faire continuer, et c’est tout. En fait, si j’ai eu l’idée d’écrire pour guérir, c’est grâce à un livre de Salinger que j’ai étudié en anglais. L’Attrape-cœurs, ça s’appelle. Enfin, je crois, en fait je ne suis sûr que du titre anglais mais ça ne vous dirait peut-être rien, ça n’a rien à voir avec la traduction. Toujours est-il que dans ce livre, Holden Caulfield (le héros) raconte tout ce qui lui passe par la tête et que ça lui sert de psychanalyse. Bon, lui, il est vraiment avec un psychiatre – enfin c’est ce qu’il semble dans le livre – mais sinon, c’est pareil. Tout ça pour vous dire que je vais vous raconter ce qui m’est arrivé ces dernières semaines. Je crois que j’ai un peu pété les plombs, mais je me suis remis depuis et ça va beaucoup mieux, maintenant.
Ca a commencé un peu avant mon anniversaire. Mon dix-huitième anniversaire. J’étais amoureux de cette fille au lycée, Paméla. Elle était très jolie et en plus, avec un prénom comme ça, elle me faisait rêver. Oh, je sais ce que vous allez dire et à qui vous aller penser : Paméla Anderson. Désolé de vous décevoir, mais ça n’a strictement rien à voir avec elle. Non, c’est plus compliqué que ça. En fait, je suis comme qui dirait fan de Jim Morrison. Et pour ceux qui le connaissent un peu, ils doivent savoir que sa muse s’appelait Paméla. Paméla Courson. Et bien sûr, moi je me voyais comme Jim dans le film d’Oliver Stone, grimpant à un arbre et montant sur le rebord du balcon de Pam pour lui dire que : c’était elle.
Ca, c’est parce que j’ai un peu une âme de poète, de romantique. Mais je n’arrive pas à écrire de poèmes et ça me perturbe un peu. Ca me frustre en quelque sorte. Et sortir avec une fille qui s’appelait Paméla, je pensais que ça pourrait faire de moi un poète, et d’elle ma muse. Enfin bref, le problème n’est pas là. Comme elle n’avait pas de balcon à sa fenêtre, je l’ai abordé dans la cour du lycée alors qu’elle tirait une latte sur sa Camel. D’habitude, elle fumait des Marlboro light, mais elle avait dû taxer celle-là à quelqu’un. Je le sais parce qu’il m’arrivait de me renseigner discrètement sur ses habitudes. Des détails, surtout. J’adore les détails : c’est ce qui rend la vie tellement intéressante. Je me suis donc approché d’elle et je lui ai dit : « ça te dirait de boire un verre après les cours ? » Elle m’a regardé un moment, puis elle a tiré une autre latte et elle me l’a soufflé au visage.
- Tu bois de l’alcool, toi ?
J’ai d’abord toussé un bon coup (je ne fumais pas encore à ce moment-là), puis je lui ai répondu oui comme si on me demandait mon âge à l’entrée d’une boîte de nuit. Je me sentais vraiment mal parce que je savais déjà que c’était foutu et je croyais vraiment être amoureux. Ca m’a foutu le moral à zéro. Vraiment. Je me suis retourné et je suis parti en cours, les larmes aux yeux.
C’était ma dernière heure de la journée. Ensuite, on viendrait me prendre pour ma leçon de conduite et je rentrerais chez moi vers six heures et demi. Philosophie. Je déteste cette matière. Il faut toujours que les philosophes se croient supérieurs aux autres. Ce qui me donne vraiment envie de gerber chez eux, c’est qu’ils se croient assez importants pour pouvoir inventer des mots ou changer leur signification. Prenez l’exemple de la honte chez Sartre. On nous explique pendant une heure un sentiment ressenti par une femme lorsqu’elle se fait prendre en train de faire quelque chose d’aussi anodin que lire sur un banc, tout le monde se rend compte que ce sentiment est de la gêne, et au bout de l’heure, on vous dit : « et bien ce sentiment, c’est la honte selon Sartre. » Alors là, bien sûr, je m’insurge et réplique que c’est de la gêne, pas de la honte. Le professeur me regarde et me dit : « Monsieur Désiré Bisoud, vous êtes un salaud au sens sartrien du terme car vous êtes irresponsable. Toutefois je ne vous méprise pas et ne vous trouve pas méprisable ni même ignoble. Tout cela pour vous dire que Sartre utilise ce terme de honte dans un but bien précis. » Et toute la classe d’éclater de rire derrière lui, bien entendu. Bien sûr, il n’expliquera pas le fond de ce « but bien précis » dont il ne sait sans doute rien.
Désiré Bisoud. Mon nom. Comment voulez-vous que je devienne poète avec un nom pareil ? Même Jim ne serait jamais devenu le leader des Doors avec un nom aussi ridicule. Je déteste mon nom. Non seulement Bisoud est ridicule, mais en plus mes parents ont osé renchérir ma honte (et pas dans le sens de gêne c’est à dire au sens sartrien du terme) avec ce prénom tout droit sorti d’un livre à l’eau de rose du genre de ceux que ma mère n’arrête pas de dévorer. A croire qu’elle me l’a donné en l’honneur d’un héros de ces bouquins. Si jamais j’essaie un jour de publier quelque chose, il faudra absolument que je trouve un pseudonyme. Sinon, c’est foutu d’avance.
Cet enculé de prof de philo qui m’a traité de salaud ! « Car vous êtes irresponsable », rajoute-t-il avec fierté en attendant impatiemment la réaction de ses abrutis d’élèves. Mais tout ça, c’est juste une excuse pour m’insulter ouvertement sans en payer les conséquences. Je dois d’ailleurs admettre que c’était pas mal trouvé de la part de Jean-Paul, mais quand on traite quelqu’un d’enculé, on dit enculé et pas autre chose. C’est d’ailleurs ce que je lui ai dit devant toute la classe abasourdie. Je me suis levé et j’ai dit : « à mon sens, un enculé est quelqu’un qui est lâche et qui a besoin de camoufler ses insultes derrière des explications incompréhensibles de philosophes de café. » Une pause pendant laquelle on aurait entendu une mouche voler, en fait on entendait juste le professeur d’à côté réciter son cours de français à haute voix. Puis, j’ai continué sur ma lancée : « vous êtes donc un enculé. » Encore une pause agrémentée d’un haussement de ton venant du cours de français. « J’me tire. » Et je suis parti, le sourire aux lèvres. Le prof est resté sidéré, n’en croyant pas ses yeux. Apparemment, personne ne lui avait encore parlé sur ce ton. Je dois dire que j’en fus le premier étonné. Mais le monde venait de s’écrouler une nouvelle fois devant moi et j’en avais marre de me rêver en Jim. Alors je suis devenu Jim en quelque sorte.
J’ai été m’acheter un paquet de cigarettes au café du coin, un paquet de Camel. J’ai pris des 100s parce que je connaissais un mec qui en fumait et que je ne voulais pas qu’on croit que j’avais choisi à cause de Pam. Même si personne n’aurait fait le rapprochement avec la clope qu’elle avait taxée. Moi, je le faisais. Et ça m’emmerdait. J’ai aussi acheté un briquet parce que je ne fumais pas. Je suis sorti et j’ai allumé la cigarette. J’ai toussé aussitôt. J’ai pris une autre bouffée qui m’a fait tousser autant. J’ai jeté la cigarette et l’ai écrasée comme un cafard. Je suis entré dans un autre café et j’ai bu une bière en attendant qu’il soit l’heure de ma leçon de conduite. C’était le tout début, j’en étais à peu près à la cinquième leçon. J’avais aussi des leçons de code en parallèle. J’y réfléchissais à ce moment-là et je me demandais s’il y avait deux ampoules pour les phares. Parce que quand on y réfléchit, les feux de croisement éclairent vers le bas, alors que les feux de route éclairent droit devant, ce qui fait qu’ils éblouissent les voitures qui arrivent en face. Donc, il devait y avoir deux ampoules, voire même deux phares pour ce que j’en savais.
Un homme d’une quarantaine d’années buvait un verre au comptoir et il se retourna soudain vers moi pour me demander si je séchais les cours. Je lui répondis que ça me regardait. Il éclata de rire et déclara qu’il en faisait autant à mon âge. Je le trouvai sympathique et je m’approchai avec ma bière. Il me demanda en quelle classe j’étais.
- Terminale.
- Quelle section ?
- L.
- L… Attend, laisse-moi deviner. L comme littéraire, non ?
J’acquiesçai.
- Ouais. De mon temps, c’était encore A, B, C, excès taira.
A ces mots, j’eus envie de lui dire au revoir et de m’éclipser. Je déteste les discours qui commencent par : « de mon temps ». En général, c’est toujours pour se plaindre ou engueuler que les adultes utilisent ça. Mais j’ai préféré changer de sujet. Je lui ai demandé comme si j’étais Holden qui voulait savoir pour les canards : « Vous ne sauriez pas par hasard comment ça marche, les phares de voiture ? » Il me regarda avec surprise, prêt à me demander ce que j’apprenais à l’école, mais je repris aussitôt : « Je veux dire : les feux de croisement éclairent vers le bas, vous êtes d’accord ? » Il fut d’accord, en effet. « Et les feux de route éclairent droit devant. » Nouveau signe d’assentiment de sa part. « Alors, est-ce qu’il y a plusieurs ampoules, ou bien les phares bougent, ou quoi ? »
- T’en as de ces questions, toi.
Il réfléchit un moment, puis reprit plus sûr de lui que jamais : « Les phares bougent pas, c’est parce que quand tu mets les feux de route, ça éclaire plus fort, tandis qu’avec les feux de croisement, ça éclaire moins, donc moins loin. »
- Oui, mais alors pourquoi les feux de croisement éclairent vers le bas ? Même s’ils sont moins puissants, ils devraient éclairer droit devant. La puissance ne change rien.
- Faut croire que si, mon gars, parce qu’y a qu’un phare pour les deux. Et avec une seule ampoule.
Il avait l’air tout à fait sûr de cela. Il me jaugea encore du regard et me demanda pourquoi je voulais savoir ça. « Oh, juste comme ça, lui répondis-je. Je me demandais. » Il me proposa un verre, mais je lui répondis que je devais y aller. Je ne lui dis pas pourquoi parce que je voulais qu’il croit que j’avais déjà mon permis. Après la question que je lui avais posée, je trouvais que ça faisait mieux.
Je sortis donc du café après avoir payé la bière. Il me restait dans les trois cents francs : on était en début de mois. J’arrivai en avance au rendez-vous et allumai une autre cigarette. Je voulais m’habituer au plus vite à ce goût infect pour être capable de ressembler à un vrai fumeur. Et à Jim. En fait, je trouve ça très esthétique, les cigarettes. Ca fait vraiment bien quand le fumeur sait quelle position adopter avec sa cigarette. D’accord, ça a vraiment un goût dégueulasse, mais ça en jette. Et puis dans l’état d’esprit où je me trouvais, c’était fumer ou me suicider. Ca revenait à peu près au même dans mon esprit, sauf que je n’osais pas me suicider et que plutôt que mourir, je préférais profiter de la vie qui me restait.
La voiture d’auto-école arriva vers la fin de la cigarette que je fus alors content de jeter sans avoir à la finir. L’arrivée de la voiture me donnait une excuse et je la saisis sans hésiter. Je montai dans le véhicule, attachai ma ceinture après avoir fait tous les réglages et… calai. J’aurais eu du mal à démarrer en troisième de toute façon. Je passai la première et essayai à nouveau. Le miracle s’accomplit.
- Au fait, dis-je avec l’air de rien, vous pourriez me déposer sur Sabure à la fin de la leçon, je dois aller chez ma grand-mère pour son anniversaire ?
Je n’en rajoutai pas. Ca suffit de toute façon. Françoise me répondit par l’affirmative. Ca l’arrangeait puisque le suivant habitait un petit village à côté. Le seul petit problème, me dit-elle, était que je devrais m’y conduire moi-même. Sabure est une ville d’une vingtaine de milliers d’habitants, dans le nord de la France. C’est la ville dans laquelle je décidai de passer un peu de temps avant de savoir vraiment où j’irais. Néanmoins, je savais dès lors que je partais de chez moi. Il ne restait que trois jours avant que je n’atteigne la majorité. C’était assez peu pour que la police ne me retrouve pas avant. Ensuite, je serais tranquille et pourrais me déplacer sans ennuis.
Après une heure de conduite pendant laquelle je continuais à me familiariser avec le levier de vitesse tout en évitant de mon mieux l’accident, je descendis de voiture dans une rue adjacente à celle de ma banque. Françoise me souhaita une bonne soirée, un bon anniversaire à ma grand-mère, puis son apprenti suivant redémarra. J’attendis patiemment que la voiture rouge tourne au coin de la rue, puis je me dirigeai d’un pas rapide vers le distributeur. Je ne voulais pas de question et je n’étais pas en humeur de parler à quelqu’un. Je retirai le maximum autorisé par semaine par mes parents, 700 francs en billets de cent. Ensuite, je me baladai dans Sabure, cherchant quelque chose à faire avant d’aller me coucher. Je dormirais sans doute dans un hôtel à bas prix.
Alors que je passais devant un cinéma, je m’arrêtai devant une affiche. C’était celle d’Ennemi d’état, un film avec Will Smith. J’aimais beaucoup cet acteur depuis « Le Prince de Bel-Air » et le sujet du film me plaisait assez. Je décidai donc d’aller à la prochaine séance. J’entrai dans le hall et me dirigeai vers la caisse. Soudain, un jeune homme d’une vingtaine d’années qui portait une veste de survêtement et une coupe de cheveux plutôt courte m’accosta pour me demander du feu. Il semblait assez excité et parlait avec un accent typique de banlieue, comme pour se donner un genre. Par réflexe, parce qu’il m’avait pris par surprise, je répondis : « je ne fume pas, désolé. » Il resta pourtant devant moi, insistant et cria presque : « Tu te fous d’ma gueule ! Tu fumes pas ? » A ce moment là, il n’avait pas encore vu le paquet de Camel qui dépassait de ma poche intérieure et que j’avais moi-même complètement oublié. Il était clair qu’il cherchait la frappe.
Etant non-violent, je fis tout ce qui m’était possible pour éviter une bagarre. Je lui répétais que je ne fumais pas, ce qui n’était qu’un demi-mensonge. J’avais eu le temps de reprendre mes esprits et de me souvenir que j’avais effectivement des cigarettes sur moi. Seulement, il était un peu tard à mon goût pour lui déclarer à présent que si, finalement j’avais bien des clopes. Le mec insista encore et, en me poussant, fit s’ouvrir un peu plus ma veste. C’est alors qu’il vit le paquet de cigarettes dépasser. Je le regardai à ce moment d’un air piteux et ne dus mon salut qu’à un videur qui s’était rapproché et qui fit sortir l’énergumène avant que celui-ci ne me brise le crâne. Il eut tout de même la présence d’esprit de hurler à plein poumon au scandale, que j’avais bien des cigarettes, que j’avais menti parce que j’étais un raciste (il était maghrébin), etc. Je fus désolé d’être traité de raciste alors que je combattais cela avec conviction depuis que j’en connaissais l’existence.
C’est d’ailleurs ce qui me poussa à changer de cinéma. En effet, lorsque j’allais remercier le videur pour ce qu’il avait fait. Il me déclara que ce n’était rien, qu’il fallait bien s’aider entre blancs et que j’avais bien fait de ne pas lâcher de cigarette à ce « sale gris ». Je voulus un instant lui expliquer que ce n’était pas du tout à cause de sa couleur que j’avais refusé une cigarette à cette personne, mais je m’en abstins. J’étais en fugue, ce videur, tout raciste qu’il était, m’avait évité une bonne correction et de toute façon, je me voyais mal argumenter avec un mastodonte qui faisait au moins deux, voire trois fois mon poids. Je préférai donc uniquement déclarer que j’étais contre le racisme et m’éclipser avant qu’il ne réagisse.
Je mis à peine cinq minutes pour me rendre au cinéma le plus proche de celui d’où je sortais et là, j’achetai une place pour le film que j’avais choisi. La séance était à huit heures et il n’était que six et demie passées de peu. Je décidai donc d’aller me remplir l’estomac avant la projection.
Il y avait un Mc Donalds à quelques pas du cinéma, j’y entrai et commandai un menu avec un hamburger supplémentaire. J’avais faim et je savais que ces restaurants rapides étaient également très radins en frites. De plus leurs sandwichs avaient toujours l’air minuscule lorsqu’on les comparait avec ceux qui resplendissaient sur les affiches. Le restaurant était tout en hauteur. Je montai donc les étages les uns après les autres et arrivait enfin au quatrième où personne d’autre n’était encore installé. C’est là que je m’asseyai pour manger. J’entamai mes frites tout en buvant mon coca coupé à l’eau et aux glaçons. J’aimais assez l’idée d’être seul à cet étage. Cela me donna envie de faire quelque chose d’interdit. J’inspectai la pièce à la recherche d’une caméra ou autre mouchard qui aurait pu me dénoncer, mais ne vis rien de tel. Sortant un marqueur de mon sac, j’entrepris donc d’écrire en grand sur un des murs cette phrase : « Personne n’a inventé l’existence. Que celui qui pense l’avoir fait s’avance. »
A peine eus-je finis que j’entendis des pas dans l’escalier. Le temps que je me retourne pour me précipiter vers mon sac et m’enfuir comme je le pourrais – j’étais persuadé à ce moment que la personne qui montait était un serveur, sans doute aussi costaud que le videur raciste du cinéma – les pas s’étaient arrêtés. J’eus juste le temps de me rendre compte que ce n’était pas un serveur mais une fille assez jolie avec un plateau dans les mains qui était là que cette dernière s’avança de quelques pas avant de s’arrêter à nouveau, un petit sourire provocateur aux lèvres.
Je mis quelques secondes à comprendre qu’elle répondait à la phrase que je venais d’inscrire sur le mur.
« Y’a pas mal de trucs qui ont foiré, mais dans l’ensemble c’est quand même pas mal » déclarai-je alors.
- C’est qu’un brouillon.
Elle s’était avancée en disant cela.
- Ca t’embêtes si je m’installe à ta table ?
Je lui répondis que non. Elle mangea donc avec moi et nous parlâmes pendant un bon moment de Jim. Elle avait reconnu la citation – ce qui prouvait qu’elle le connaissait assez bien puisque ça n’était pas tiré d’une chanson mais de ses nombreux écrits.
Tout en mangeant, elle me déclara s’appeler Martina. Elle étudiait l’anglais et était en première année. Dans un effort surhumain, je parvins à lui demander de m’accompagner au cinéma après le repas (ce fut un exploit alors que je m’étais déjà pris ce qu’on appelle vulgairement un vent phénoménal par Paméla l’après-midi même). A ma surprise, elle accepta, disant qu’elle n’avait rien prévu d’autre ce soir. Nous étions vendredi et elle n’avait plus cours avant la semaine suivante.



























2

Cette rencontre soudaine et imprévue transforma brutalement mon humeur. Alors que je me trouvais au bord d’une dépression qui s’annonçait sans fin, Martina arriva et me permit de vivre des instants de bonheur totalement opposés à tout ce que j’avais connu jusqu’alors. Le film nous plut à tous les deux. Il ne se passa rien durant la projection car, elle comme moi, nous trouvions idiot de se rendre dans une salle de cinéma pour faire autre chose que regarder le film. Et puis, ce film était vraiment bon. Il illustrait les pouvoirs que possèdent les Etats-Unis. Echelon, un système de surveillance planétaire par satellite qui recoupe toutes les communications téléphoniques et autres se transmettant par satellite. J’ai lu un article sur ça dans un magazine qui m’est tombé sous la main. Ils peuvent vraiment faire n’importe quoi !
Après la séance, elle m’invita à boire un verre dans un bar et on parla pendant plus de trois heures. C’était une véritable fan de Jim, et sur ce plan, je n’ai jamais réussi à la coller une seule fois. Je lui citais des débuts de phrases et elle me récitait aussitôt la fin machinalement, sans une once d’hésitation.
- Tu ne saurais pas par hasard comment ça fonctionne, les phares de voitures ? lui demandais-je soudain. Parce que je me demandais l’autre fois comment il est possible qu’ils n’éclairent pas dans la même direction selon qu’ils soient en feux de croisement ou en feux de route.
- Ils ne le font pas ?
- Non. En fait, quand ce sont les feux de croisement, ils éclairent vers le bas pour ne pas éblouir les véhicules qui arrivent en sens inverse ; alors que les feux de route, eux, éclairent droit devant, ce qui fait qu’ils éblouissent. Au début, je pensais que c’était la puissance qui variait, mais il n’y a pas que ça parce que sinon les feux de croisement éblouiraient quand même. Et puis on voit bien quand on roule de toute façon qu’ils ne prennent pas la même direction.
- Peut-être qu’il y a deux ampoules à chaque phare, tout simplement.
- Non, j’y avais pensé aussi, mais ce n’est pas ça.
- On n’a qu’à vérifier.
A ce moment, elle me prit la main et me tira à l’extérieur. Un homme venait de monter dans sa voiture à quelques pas de là et elle se dirigea vers lui. Je la suivis, accroché à sa main. Elle frappa doucement à la vitre et l’homme la baissa, intrigué et un peu inquiet, mais pas trop quand même.
- Excusez-moi de vous déranger, monsieur.
A cet instant, elle se tourna vers moi tout en poursuivant : « mon ami et moi nous demandons comment fonctionnent les phares de voiture. En fait, on voudrait savoir pourquoi les feux de croisement éclairent vers le bas et pas les feux de route. » Le chauffeur la regardait de plus en plus étrangement. Lorsqu’elle lui demanda s’il pouvait allumer ses feux pour qu’on vérifie, il démarra en trombe en nous traitant de drogués et disparut au coin de la rue. Loin de se décourager, Martina accosta un autre conducteur moins réticent à se joindre à nos expériences et après lui avoir expliqué notre but, il accepta avec amusement. Il était visible que cela l’intriguait aussi à présent qu’on lui avait fait remarquer l’énigme. Martina et moi nous plaçâmes accroupis devant un des deux phares et attendîmes que l’homme mette le moteur en marche. Il mit plusieurs fois de suite les feux de croisement, puis les feux de route et l’on vit bien alors que c’était sur un système réfléchissant que tout reposait. Il y avait en fait une seule ampoule munie de deux filaments et un seul s’allumait pour les feux de croisement alors que les deux brillaient pour les feux de route. Martina remercia l’homme qui partit heureux d’avoir appris quelque chose. Elle se tourna ensuite vers moi et me sourit.
- Alors, satisfait de la réponse ? demanda-t-elle.
Je la fixai un moment dans les yeux. Ils brillaient, pétillants, et je finis par l’embrasser. C’est alors que la porte du bar où nous étions s’ouvrit et que le serveur nous héla : « Hé, vous ! Vous n’avez pas payé ! »
Nous nous tournâmes vers lui, échangeâmes un regard, nous nous sauvâmes en riant.
Nous atterrîmes dans une petite ruelle sombre. Là, trois types louches nous accostèrent. Ils voulaient des cigarettes. Baignant encore dans l’euphorie qui avait précédé cet instant, je déclamai à la manière de Jim : « Hey man, you want girls, pills, grass ? C’mon… I show you good time. This place has everything. C’mon… I show you. » Martina éclata de rire, reconnaissant évidemment la citation avant même le troisième mot. Par contre, cela ne plut pas autant aux trois jeunes qui nous avaient accostés et qui étaient en train de se transformer en agresseurs. L’un d’eux s’écria : « Putain, on va pas laisser des trous du cul d’anglais se foutre de notre gueule ! » Les autres suivirent et ils se jetèrent sur moi. Je criai aussitôt à Martina de courir, me disant que décidément, les cigarettes étaient un sujet chaud dans ce quartier. Je tentai de fuir mais ils étaient trop proches de moi et je ne pus démarrer. Le plus costaud des trois me ceintura et je m’écroulai sous son poids.
C’est alors qu’arriva quelque chose que je n’aurais jamais cru possible. Martina renversa la situation avec le plus grand calme, sans même laisser couler une goutte de sueur. Elle ne chercha pas une seconde à s’enfuir. Elle laissa venir à elle le maigrichon qui s’était auto-désigné comme son poursuivant et utilisa son élan contre lui. Il atterrit sur le sol et se cogna fortement le front. Elle tapota ensuite l’épaule du gros bras qui me lacérait de coups de poing et dès qu’il se tourna vers elle, elle l’empoigna et me dégagea de son étreinte. Le taureau en furie voulu se venger et se prit une véritable raclée. Plus il s’énervait, plus il se trouvait projeté au sol avec force. Martina utilisait la force de son adversaire pour le vaincre. Je parvins à peine à me charger du troisième fumeur. Cependant, après avoir reçu une droite terrible dans la mâchoire, je réussis tout de même (un peu lâchement, je l’avoue, mais après tout ils nous avaient attaqués à trois contre deux) un splendide coup de pied dans les couilles.
Les trois agresseurs gisaient sur le sol en piteux état. Nous nous éloignâmes tranquillement, mon bras collé autour de ses hanches. Je ne prononçai aucune parole quant à cet incident. C’était un instant magique et aucun de nous ne voulait le briser. Plus tard, elle m’apprit qu’elle faisait de l’aïkido. Je n’en fus pas surpris, bien sûr. Après ce qui était arrivé, c’était impossible. Martina fut très sensible au fait que je ne ressente aucune gêne d’avoir été défendu par une fille. D’habitude, me confia-t-elle, les mecs se vexaient et ne traînaient plus avec elle. Moi, je fus surtout sensible au fait qu’elle m’avait évité l’hôpital. Etre défendu par un garçon ou par une fille, c’était là un détail dont je ne me souciais guère.
Martina me quitta vers trois heures du matin. Elle avait des affaires à régler le lendemain qui lui tenaient à cœur et ne tenait pas à être trop fatiguée. J’avais déjà eu le temps de lui expliquer ma situation et elle me donna son numéro de téléphone pour que je la rappelle. Elle avait un appartement sur Sabure et je pourrais l’appeler quand je le désirerai.
On était samedi matin et je n’avais pas envie d’aller me coucher – de toute façon je ne savais pas trop où j’aurais été. Je décidai donc de terminer la soirée en me promenant dans la ville aux lumières des lampadaires. Ce fut une expérience pleine de poésie. L’expérience, tout ce dont on a besoin pour évoluer.
La première chose que je fis après avoir quitté Martina fut de me soulager la vessie. J’aurais pu le faire dans une rue tranquille mais je ne voulais pas qu’on me demande à nouveau une cigarette. Je pris donc le parti d’entrer dans un bar-boîte qui avait l’attirante habitude de ne fermer qu’à sept ou huit heures du matin. J’entrai sans problème et me dirigeai droit vers les toilettes pour hommes. Là, je pris possession d’une cabine avec l’intention d’y rester un moment. Je m’amusai à lire les différentes inscriptions qui tapissaient la porte.
Cherche grosse queue pour ramoner petit cul. Jeune beau et poilu cherche jeune femme pour accouplement. J’encule les racistes. Va chier. Bernard was here, 20.03.97. Julie, je t’aime. Vends carabine hors d’usage pour apeurer les chiens. Etc., etc.
La plupart des messages étaient aussi intelligents qu’un crabe face à la mer.
Quand je sortis de la cabine, un mec était en train de fumer un joint en regardant son visage dans le miroir. Il me vit le fixer et me proposa de fumer avec lui. Si j’avais été dans mon état normal, j’aurai sans doute refusé, mais la situation et l’état d’esprit dans lequel j’étais retombé depuis que Martina m’avait quitté firent que j’acceptai. Je tirai donc une grosse bouffée et la gardai un moment dans les poumons. Puis, je sentis une incroyable irritation et toussai comme un cancéreux. Le type rit doucement.
- Tu fumes pas ?
- Je commence tout juste, lui répondis-je. Je peux t’offrir un verre ?
Il accepta et j’entamai avec lui une discussion délirante sur tout et n’importe quoi. Ma tête tournait inéluctablement, quoi que je fis.
Il me parla de son existence qui avait inexorablement changé depuis qu’il avait découvert la Beat Generation. Il avait commencé par lire Sur la route, un bouquin de Jack Kerouac qui lui avait permis de prendre conscience du but réel de sa vie. Il fallait qu’il expérimente tout ce qu’il pourrait. Il m’expliqua d’ailleurs que Kurt Cobain avait eu ces paroles exactes : « expérimente tout ce dont tu as besoin ». Il me cita cette phrase avec un respect immense et dans l’état où je me trouvais, cela me fit une très forte impression.
Henri, c’était son prénom, me parla donc de ses multiples expériences. Il avait essayé pas mal de choses sur le plan sexuel, il avait voyagé un peu et il entamait en ce moment une exploration qu’il voulait très complète de la drogue. Il n’en était encore qu’aux prémisses comme il me le certifia. En effet, il n’avait pour l’instant consommé que de l’alcool et du haschisch. Il m’invita à suivre son exemple et sortit le livre de Kerouac de son sac à dos usé.
Après une dernière bière que je lui payai avec grand plaisir, nous nous quittâmes à l’aube, les yeux bouffis et soutenus par d’énormes cernes violacés. J’allai aussitôt me manger un énorme kebab avant de me trouver un endroit sûr pour dormir. La seule idée qui me vint à l’esprit fut de me rendre chez un type bizarre que j’avais connu l’année précédente dans mon lycée. Il avait disparu en court d’année et je ne l’avais plus jamais revu. Cependant, il avait eu le temps de me donner son adresse – par chance, il habitait Sabure – et je me dis qu’il serait sans doute possible de lui rendre une petite visite surprise.





































3

Il y avait eu des tas de rumeurs à son sujet après son départ. Certains disaient qu’il avait pété les plombs et qu’on l’avait envoyé en hôpital psychiatrique. D’autres prétendaient que c’était une affaire de drogue, sans toutefois nier qu’il avait sans doute des problèmes psychologiques assez graves. Le directeur du lycée m’avait même demandé de répondre aux questions d’un gars étrange en costard cravate, parce qu’on m’avait vu parler plusieurs fois à J-P. Le type avait posé des questions assez bizarres. Il avait voulu savoir si J-P avait essayé d’avoir des rapports sexuels avec moi, s’il m’avait parlé de ses parents ou d’une arme qu’il aurait possédée chez lui. Je n’avais pas vraiment répondu à ces questions. D’abord parce que je ne connaissais pas très bien J-P, ensuite parce que quand on est adolescent, les adultes sont vos ennemis et qu’on doit se serrer les coudes. C’est une règle que personne n’a jamais prononcée tout haut, mais on la connaît tout de même. Je la ressentais en moi, et je la suivis.
Je me rendis donc à l’adresse que j’avais notée sur mon agenda de l’année en cours (un gros coup de chance). C’était dans une petite rue adjacente à celle du cinéma. Je sonnai deux fois, puis attendis. Un vieux mec mal habillé, cheveux longs et crasseux, m’ouvrit la porte, un mégot de cigarette éteint aux lèvres. Je lui expliquai que j’étais un camarade de J-P. Il eut l’air plus ou moins surpris, me jaugea un instant, puis voyant que j’étais sincère, il battit en retraite, me laissant tout penaud sur le pas de la porte.
J’attendis trois bonnes minutes comme ça, à huit heures du matin, debout devant l’appartement de J-P avec mon sac d’école sur le dos. Il arriva ensuite, un chapeau de cow-boy enfoncé sur la tête et une cigarette à moitié consumée dans le coin de la bouche. Il était en caleçon et portait ses fameuses lunettes rouge bordeaux qui lui donnaient l’air d’un parfait petit adolescent boutonneux, pleurnichard et craintif. Pourtant il était tout le contraire. Un visage sympathique qui n’avait jamais connu l’acné, un culot improbable pour un jeune de son âge et de son milieu, et jamais une once de larme ou de tristesse apparente. Ce gars paraissait indestructible.
Il me fit entrer dès qu’il m’eut reconnu. Il me serra la main chaleureusement. Il semblait tout à fait heureux de me voir et c’est ce qu’il me fit comprendre. Il m’emmena dans son salon où se trouvaient son père qui était venu m’ouvrir, ainsi que deux autres adultes de son âge et un gros chien apathique et affable. Il me présenta aux trois gars qui me serrèrent la main l’un après l’autre. Ensuite, il s’excusa auprès d’eux, il fallait absolument qu’il me parle mais il n’avait pas l’habitude de se coucher de cette manière. Il leur annonça donc qu’il ferait avec plaisir une autre partie de poker du moment qu’elle se passait plus tard. La chaleur avec laquelle il m’accueillit me procura un immense réconfort.
J-P m’emmena dans sa chambre qui était dix fois plus bordélique que la mienne – moi qui pensait détenir le record absolu. Des bouquins traînaient partout, ainsi que des journaux et des feuilles de papiers griffonnées. Il repoussa un tas d’habits qui bloquait le passage jusqu’à son lit, puis nous nous assîmes dessus.
« Excuse-moi pour tout ce bordel, ça fait quelques jours que je n’ai plus mis les pieds ici. Dis donc, t’as les yeux totalement défoncés ! Qu’est-ce que tu fous ici à cette heure ? T’as enfin pris le bon chemin ! Comment ça va depuis tout ce temps ? »
C’était J-P tout craché. Quinze questions à la fois auxquelles il n’attendait pas forcément de réponse. Il était survolté et ça me fit plaisir de le retrouver. On n’avait pas vraiment eu le temps d’approfondir notre amitié au lycée et j’étais heureux de le revoir. Je lui expliquais tout : le cours de philo, ma réaction face à ce connard d’hypocrite, ma fugue et ma nuit mouvementée. Il me regarda pendant tout ce temps en hochant la tête en signe d’approbation. Un sourire discret se peignait sur son visage au fur et à mesure que mon discours lui parvenait. Il semblait tout à fait fier de moi. Quand j’eus fini, il m’offrit une cigarette en me disant : « Bien venu dans le monde des vivants, mon pote. Tu verras, ici on a le sens du temps. »
Je pris sa clope et l’allumai. Je toussai un peu et il éclata de rire. J’en fis autant et lui demandai ensuite d’où il tenait cette expression, le sens du temps. J’avais en effet le vague souvenir d’avoir entendu cela auparavant mais ne pouvais plus me rappeler l’endroit exact. Dès qu’il déballa les mots Beat Generation, tout me revint à l’esprit. Henri et son Kerouac, et toutes ses expériences folles. Je dis à J-P que ce type m’avait filé Sur la route et il me déclara que c’était un très bon choix. Il me dit également qu’il aimerait beaucoup rencontrer cet Henri un jour ou l’autre.
Après ça, je lui demandai si je pouvais dormir un peu. Il me regarda avec une sorte d’attendrissement paternel et me répondit que bien sûr, qu’il fallait que je dorme un peu, que je n’étais pas encore habitué à la vie réelle. Je le remerciai et m’endormis presque aussitôt.
Quand je me réveillai après un bon gros somme, J-P était en train de griffonner sur une feuille de papier. Il portait toujours le même caleçon et son éternelle cigarette au coin de la bouche, ainsi que son chapeau de cow-boy à la JR. Il m’entendit me retourner dans le lit et me jeta un coup d’œil. « Bien dormi champion ? J’espère que t’as récupéré, j’ai un super programme pour ce soir. Je finis d’écrire ce petit morceau de poésie et je suis à toi. T’écris aussi ? Tu devrais, c’est génial et c’est indispensable pour traverser le temps. »
Je me levai lentement, regardant J-P s’acharner sur son bout de papier froissé. Il avait raison, ça sautait aux yeux. Je décidai à cet instant qu’il me faudrait écrire. Et lire également. J’avais toujours voulu devenir un poète, mais bizarrement, je ne m’étais même jamais essayé à écrire. J-P se tourna vite vers moi et posa sa feuille. « Allons-y, qu’est-ce que tu veux savoir ? »
Je le regardai d’abord avec étonnement, ne comprenant pas ce qu’il voulait dire, puis je me dis qu’effectivement, ça me plairait de savoir ce qui lui était arrivé après sa disparition du lycée.
« J’ai fait de la taule. » J-P prit une grande bouffée de cigarette, savourant ma surprise. Puis il reprit pour ne plus s’arrêter qu’à la fin de son incroyable histoire. Lui et son père avaient l’habitude d’entretenir de grandes discussions qui pouvaient parfois prendre des nuits entières et sa mère n’appréciait que modérément que son fils de seize ans ne dorme pas de la nuit alors qu’il lui fallait aller à l’école le lendemain.
Une nuit, elle s’était fâchée plus qu’à l’accoutumée, aidée par l’alcool, et avait commencé à frapper son mari. Elle était assez violente et J-P, ayant consommé pas mal d’herbe durant la soirée, s’était senti obligé d’intervenir. Il voyait déjà son père à l’hôpital, voire à la morgue. Il savait que son père gardait un revolver et quelques balles dans un tiroir de son bureau. Il était allé le chercher et avait braqué l’arme sur sa mère en la sommant d’arrêter.
Sa mère s’était retournée vers lui, et la vue de l’arme avait eu l’effet inverse de celui recherché par son fils. Elle se mit à taper son mari de plus belle, l’insultant et lui demandant de regarder comment il élevait leur fils. Le père de J-P n’avait pas bronché, il aimait sa femme et savait bien qu’elle avait raison, c’était un pacifiste, mais il devait aussi élever l’esprit de son fils, ce qu’au fond sa mère savait. Bref, J-P lui avait demandé d’arrêter, sans quoi il n’hésiterait pas à tirer sur elle.
A ces mots, la mère avait tourné la tête et avait fait face à J-P. « Tu tirerais sur ta mère, Jérôme-Philippe ? Tu oserais me tirer dessus ? » Elle attendit un instant. J-P m’expliqua qu’il n’avait pas l’intention de tirer ; il voulait juste lui faire peur pour qu’elle arrête de frapper son père. Mais la femme ne s’arrêta pas là. Elle se tourna à nouveau vers le père et le gifla un grand coup, puis elle regarda à nouveau son fils et lui demanda de tirer s’il l’osait.
Vous l’aurez compris, J-P osa.
Il ne savait même pas si le revolver contenait des balles ou non. Il appuya sur la gâchette sans vraiment réaliser ce qu’il faisait et sa mère reçut la balle dans l’épaule. Le coup de feu réveilla son père qui se rendit compte que sa femme était touchée et qu’elle saignait. Il s’occupa de la soigner et de lui faire un bandage, mais le bruit avait alerté des voisins et la police ne tarda pas à intervenir. Sa mère fut emmenée à l’hôpital ; quant à J-P, il fut emmené au poste de police avec son père. Sous l’emprise du choc, ce dernier n’eut pas la présence d’esprit de mentir et comme J-P corrobora sa version, il fut jugé coupable de blessure volontaire sur la personne de sa mère. On trouva des traces de drogue douce dans son urine et il fut placé dans un centre spécialisé.
Il passa sept mois dans ce centre en « désintoxication », à cause de l’herbe. Il vit en même temps un psychiatre pour l’acte « extrêmement dangereux et irresponsable » qu’il avait commis contre sa mère. Après quoi, on le relâcha et on accepta de le remettre à la garde de ses parents, à la condition qu’il continue de voir un psy pendant encore trois mois minimum.
Ce qu’il avait fait ensuite, il me l’expliqua rapidement, me déclarant que de toute façon, il me le ferait connaître. Il avait arrêté l’école. Quand il eut fini son récit, il était près de sept heures du soir et on mangea en vitesse avant de débuter mon initiation à la vie réelle dans la grande ville.

























































4

On commença par rejoindre un ami de J-P qui vivait seul dans un petit appartement. Il avait un an de plus que nous, mais en paraissait encore trois ou quatre de plus. Il nous accueillit sans changement d’expression, un pétard au bec. On entra dans la petite et unique pièce où régnait l’odeur lourde et pesante de l’herbe. Sur une petite table près du lit, un sachet remplit à moitié de cannabis attendait que son propriétaire roule un nouveau joint. Des filtres inutilisés gisaient tout autour et quelques miettes de tabac traînaient paisiblement sur le bord.
Il nous invita à nous asseoir et nous offrit une bière. Ensuite, il sortit une pochette d’un tiroir et en extirpa une photo. Il la tendit à J-P. « Je crois que j’ai obtenu quelque chose de tout à fait tangible là-dessus. » J-P inspecta le papier glacé avec soin, imperturbable. Puis il me la tendit en me demandant de regarder ce chef d’œuvre tout en complimentant son pote et en déclarant que c’était un excellent aboutissement de ses efforts passés.
Je regardai la photo sur laquelle on voyait un moineau blessé, couché sur des pavés. Un œil morne semblait fixer l’objectif et un mince filet de sang coulait d’une partie indistincte de son corps. C’était une photo plutôt banale, mais la sincérité de ce moment naturel lui conférait quelque chose de quasi religieux. Je rendis la photo à son propriétaire en lui disant que c’était en effet assez intéressant.
J-P lui expliqua que j’étais un pote du lycée qui venait de se convertir à la vie réelle et notre hôte, Jérémie, me félicita. Il écrasa son mégot de joint et se mit aussitôt à en rouler un autre. Il s’assit ensuite en tailleur face à J-P qui venait d’en faire autant. Je suivis leur exemple et ils entamèrent une discussion.
Celle-ci consistait à parler de tout et n’importe quoi, sans aucun tabou. Ils parlaient de ce qui leur venait à l’esprit et n’hésitaient pas à se faire des « reproches maîtrisés et constructifs » destinés à améliorer leurs âmes. Je me sentis un peu rejeté au début parce que je ne parlais quasiment pas, malgré leurs encouragements. Je ne les connaissais pas encore bien, surtout Jérémie, et il me fallut quelques heures pour me mettre vraiment dans l’ambiance et comprendre l’esprit de cet exercice.
Vers minuit, alors que la discussion ne semblait toujours pas épuisée et que je commençais vraiment à prendre part égale en paroles avec mes interlocuteurs, J-P se leva et déclara qu’il était temps. Jérémie approuva et le suivit vers la porte. Je fis de même. Nous n’avions cessé de fumer et je me sentais léger et libéré. Tout paraissait très ralenti et brumeux, mais pas désagréable. Nous sortîmes.
On alla dans un bar tranquille où quelques personnes seulement buvaient dans un coin. On prit place à l’opposé et Jérémie commanda trois vodkas. On les but cul-sec, puis on reprit une discussion, différente cette fois, à propos des expériences. C’est J-P qui avait lancé ce sujet en repensant au gars dont je lui avais parlé : Henri. Il déclara qu’il lui semblait tout à fait intéressant et après une bonne heure, on décida tous trois que ce serait une bonne idée de le chercher. Ca ferait un bon passe-temps et si on le trouvait, on passerait sans aucun doute une très bonne soirée.
On se rendit donc au bar-boîte dans lequel j’avais fait sa connaissance. Je ne le vis nulle part, mais on se posa tout de même à une table pour boire une tequila frappée. Alors que nous étions sur le point de partir, il entra avec deux filles plutôt mignonnes et me reconnut aussitôt. Il afficha un sourire discret mais sincère en ma direction et nous rejoignit avec les deux filles. Comme lui, elles avaient les yeux défoncés et affichaient des petits sourires narquois.
On se rassit donc et ils se joignirent à nous pour une petite pression. J’expliquai à Henri qu’on était là pour lui et ça lui fit très plaisir. Il serra mollement les mains de mes deux compagnons, puis présenta ses deux copines qu’il avait rencontrées lors d’un achat pressant.
Henri entama une discussion passionnée à propos de l’herbe et du shit, vantant abondamment leurs effets bénéfiques pour l’âme et les visions de réalités. Il comptait se mettre bientôt à taper. Ensuite viendraient l’héroïne et la cocaïne si tout allait bien. J-P lui conseilla de prendre des notes dans un journal pour comparer les effets et garder une trace. Il lui demanda également de partager avec lui ses découvertes. Henri lui proposa de le suivre dans ses expériences, mais J-P répondit qu’il n’avait pas le cran suffisant et qu’il préférait se cantonner à la beuh et à l’alcool.
Après quelques demis de plus, on sortit fumer deux trois joints et J-P eut une idée grandiose. « Les gars, les gars ! On va aller rendre visite à un vieux pote à moi. Vous êtes d’accord ? Je suis sûr que ça va vous plaire ! Il me reste encore un peu de matos et je suis certain qu’on va réussir à lui parler. Suivez-moi ! »
Et nous étions partis. Personne ne savait de qui il voulait parler, sauf lui. Il marchait d’un pas décidé et les deux filles, complètement stone, avaient du mal à suivre l’allure. Je dois d’ailleurs avouer que je n’étais pas dans les premiers non plus. On traversa la moitié de Sabure en une vingtaine de minutes, puis soudain, J-P s’arrêta à la hauteur du porche de l’église et se tourna vers nous.
« Où est-ce qu’il crèche, ton pote ? » demanda Jérémie.
J-P arborait un grand sourire béat. Il effectua un quart de tour vers la droite pour s’effacer devant l’église gigantesque tout en balançant un bras pour nous faire signe d’y entrer. « Voilà la maison de mon cher pote, Dieu ! »
On le regarda tous comme s’il avait eu un monstre terriblement effrayant derrière lui prêt à lui bondir dessus. Puis Henri éclata de rire et les deux filles le suivirent. J-P s’en félicita et poussa la grande porte qui, à mon grand étonnement, était ouverte. On pénétra à l’intérieur. Henri et les deux filles avaient cessé de rire, pris d’un soudain respect palpable envers cette demeure énorme et silencieuse.
J-P nous conduisit jusqu’à l’autel devant lequel il nous fit asseoir en cercle. Ensuite, il se mit à rouler un trois feuilles tout en nous expliquant qu’on allait entrer en communication avec la plus pure des entités : Dieu.
J-P craqua le bédau et en aspira une énorme bouffée qu’il conserva dans les poumons. On se faisait une petite indienne. Je n’avais jamais entendu parler de ça et ils durent m’expliquer que ça consistait à garder la fumée dans les poumons jusqu’à ce que le joint revienne à nous. Alors, on pouvait recracher la fumée pour aussitôt prendre une nouvelle bouffée.
J’eus beaucoup de mal au début à tenir plus de dix secondes, mais alors que le joint arrivait à sa fin, je parvenais presque à tenir assez longtemps. Quand on eut fini cette sorte de calumet de la paix, J-P reprit la parole.
« Chers frères, chères sœurs, nous sommes ici rassemblés dans la maison de Dieu pour entrer en symbiose avec Lui. Je sais que Dieu est bon et qu’Il nous aime tous, même si nous ne croyons pas tous en Lui. Désiré, toi qui es non croyant, veux-tu lui demander quelque chose ? »
C’était la première fois que je l’entendais prononcer une seule et unique question sans en poser une seconde juste derrière. Cela m’impressionna tellement que je répondis sérieusement. En effet, quelque chose m’intriguait, quelque chose qui n’avait jamais été la première question que je voudrais poser à Dieu si je le pouvais auparavant.
« Comment savoir quel chemin je dois emprunter ? »
Ils se turent tous pendant un long moment. Puis J-P parla à nouveau : « Très bon choix. Excellente question. Maintenant, tu n’as plus qu’à attendre qu’il te réponde. Tu seras le seul à comprendre sa réponse. Et toi Jérémie, que veux-tu demander à Dieu ? »
Jérémie répondit quelque chose, mais je ne compris pas ce qu’il disait. J’étais déjà en train de recevoir une réponse. Je m’étais spontanément couché sur le dos après les paroles de J-P et des images fulgurantes me traversaient l’esprit telles autant de petits miracles miniatures se propageant dans mon cerveau. Je vis d’abord un homme grand et au visage imperceptible qui me tendait la main. Puis Martina apparut avec un joint au coin de la bouche. Je vis ensuite un cercueil avec une femme que je ne connaissais pas à l’intérieur. Elle avait un petit trou bien rond au-dessus du sein gauche, visible juste à la limite de son décolleté. Enfin, J-P me tendit un bouquin que j’acceptais et dont le titre était Expérience.
Lorsque je sortis de ma vision, les autres étaient debout devant moi et J-P me regardait avec curiosité, comme s’il m’étudiait. Je pense d’ailleurs que c’est ce qu’il faisait. Il s’aperçut soudain que j’étais revenu sur terre et me tendit une main amicale. « Félicitations, mon pote, tu es le grand chanceux de cette nuit. » Après avoir recouvré mes esprits, je lui demandai ce qu’il voulait dire.
« Quand on vient en cercle demander des réponses à Dieu, et qu’Il décide de nous répondre, il ne donne qu’une réponse. Cette nuit, Il a décidé de s’adresser à toi, je me trompe ? » Ma réponse sortit sans que je puisse même la contester : « Non. »
Je ne croyais pas en Dieu et je n’y avais jamais cru. Cependant, il me semblait évident après ces visions que quelque chose m’avait parlé. J’avais reçu un message, et que ce fut de Dieu ou de n’importe qui d’autre, le fond était le même. C’était quelque chose que je n’aurais jamais cru possible auparavant. Et pourtant, c’était arrivé.
« Surtout, ne parle pas de ce que tu as vu, à personne. Si tu as été le seul à le voir, c’est pour une bonne raison. J’espère seulement que tu comprendras. » Et ce fut tout pour cette nuit-là. Je rentrai chez J-P avec lui. Il ne cessa de me lancer des regards joyeux et admiratifs, déclarant de temps en temps qu’il était sûr que j’étais quelqu’un. Arrivé chez lui, on monta directement se coucher. Il était cinq heures du matin. « Il faut que tu te mettes à écrire » dit-il. J’acquiesçai. Oui, moi aussi je le pensais. Il fallait que je me mette à écrire.














































5

Je m’éveillai vers deux heures de l’après-midi. J-P avait remis son chapeau de cow-boy et écrivait toujours sur ses feuilles de papiers froissées. Il semblait que ce chapeau fut une sorte de talisman qui l’aidait à se concentrer. Quant à ses feuilles, je n’ai toujours pas compris comment il faisait pour les chiffonner à ce point.
Il s’aperçut bientôt que je le regardais et me sourit en s’essuyant le front. Il avait un mégot de cigarette au coin des lèvres qui semblait éteint depuis un bon moment. Je me levai et allai dans la salle de bain pour me rafraîchir le visage. Quand je revins dans la chambre, il avait retiré son chapeau et s’était habillé. « Et si on allait se bouffer un bon petit truc, hein ? Ensuite on ira faire un tour en ville. T’as bien dormi ? Je me suis réveillé y’a quelques heures et j’ai écrit pas mal. Bon, on va manger ? »
Je le suivis avec un grand sourire aux lèvres. J’étais affamé. J-P nous fit un bon gros plat de pattes avec une sauce de sa conception dont je n’aurais jamais imaginé la composition. Il mélangea des ingrédients si opposés que j’eus des doutes quant à la santé de mon estomac jusqu’à ce que j’y goûte. Elle était excellente !
Nous étions dimanche, pourtant la mère de J-P était absente. Son père, par contre, était en train de lire un livre de Nietzsche devant une émission de sports. J-P m’expliqua que sa mère aimait faire les marchés le dimanche parce qu’elle travaillait beaucoup la semaine. On sortit.
J-P m’emmena dans le métro pour se rendre dans une toute petite librairie qui vendait des tas de livres pas chers ; de seconde main mais de qualité tout à fait acceptable. On prit le métro à Rihou. Je n’étais pas habitué à prendre ce genre de transports et je ne me rendis pas compte tout de suite que quelque chose manquait. Quand enfin je réalisai que nous n’avions pas pris de ticket, nous étions déjà ressorti à Camus sans aucune embrouille.
On entra dans le petit magasin quelques minutes plus tard. C’était extrêmement étroit. Il y avait à peine la place pour se croiser entre les rayons, mais il y avait un choix étonnant de livres de toutes sortes. Ils étaient à dix ou quinze francs en moyenne pour les livres de poche, les autres ne nous intéressaient pas.
J-P en choisit quelques-uns, sans hésiter. Il me les tendit ensuite avec un large sourire. « Il faut que tu lises ça ! » s’exclama-t-il. Les Fleurs du mal, de Baudelaire ; Les Fourmis, de Werber ; Extension du domaine de la lutte, de Houellebecq ; L’étranger, de Camus. Il passa devant un livre qui l’interpella. Il hésita une seconde et demi, puis le prit à son tour et me le tendit. Instruments des ténèbres, de Huston. « Ca me semble un bon début. Y’a un peu de tout, tu verras ensuite ce qui t’attire le plus. J’ai d’autres bouquins chez moi qu’il faudra que je te passe aussi. »
Je payai les livres. J’en eus pour soixante-cinq francs. Je mis le tout dans mon sac et on repartit. On reprit le métro pour continuer cette petite ballade. « T’as de quoi écrire dans ton sac ? Sinon je peux te filer des feuilles. Il faut que t’écrives ! C’est un moyen extra de se connaître mieux et surtout d’approcher la réalité. Et si t’écris du bon, faudra aussi que t’essayes de publier. »
« En tout cas, si je veux publier, répondis-je aussitôt, faudra que je me trouve un pseudonyme. T’as pas une idée ? »
- Changer ton nom ? Tu rigoles ! C’est un nom excellent pour un artiste ! Désiré Bisoud. T’as une putain de chance d’avoir un nom pareil !
- Tu te fous de ma gueule ? !
- Nan, pas du tout. C’est original et ça s’oublie pas. T’entends ce nom une fois, tu t’en souviens toute ta vie. C’est ce qui faut.
- Ca, c’est sûr que c’est difficile à oublier…
- Exactement. Faut te servir de tes atouts. Et puis faut être fier du nom que tu portes. C’est ton identité.
- Ouais, t’as sans doute raison. Je crois que je vais garder ça. Désiré Bisoud. Hmm.
On rit doucement, tous les deux. Soudain, J-P sursauta alors que la rame venait de s’arrêter. « Merde, c’est ici, grouille ! » On se leva vite fait et on sortit en riant sous le regard inquisiteur d’une vieille femme qui n’avait pas l’air de rigoler. C’est d’ailleurs comme ça avec tout le monde, dans le métro. Les gens font des têtes d’enterrement, en essayant d’avoir l’air plus blasé que leur voisin et en évitant le plus possible de croiser un regard. Plus le métro se remplit, plus les gens sont silencieux et mornes. Bien sûr, il y a les deux exceptions : les groupes assez nombreux et les personnages excentriques du genre de J-P qui sont capables de se mettre à chanter ou à discuter avec un inconnu sans raison particulière. Mais en général, j’aime pas trop l’ambiance du métro.
En remontant les escaliers qui nous mèneraient dehors, je vis un contrôleur demander son ticket à un homme qui était déjà arrivé en haut. Je retins J-P par la manche et il s’arrêta aussi sec. « Hé, qu’est-ce qui se passe, mec ? »
- Y’a des contrôleurs en haut, dis-je en faisant volte face.
- Merde. Bon, c’est pas grave. On retourne tranquillement dans le métro et on prend la prochaine sortie.
Arrivé en bas, une nouvelle rame se présenta devant nous. On avait de la chance, le métro ne déconnait pas. On s’apprêtait à y pénétrer quand une voix derrière nous nous interpella : « Hé, vous deux ! Attendez un peu ! Vos tickets, s’il vous plaît. »
Le type arrivait du bout du quai, étant descendu par les Escalators. Il nous avait sans doute repérés d’en haut et semblait décidé à nous intercepter. On entra tout de même dans le métro et le contrôleur n’eut pas le temps de venir jusqu'à nous. Il entra dans un autre compartiment et nous regarda à travers les vitres. Il aurait pu avoir la présence d’esprit de bloquer simplement les portes. Elles se seraient rouvertes et il n’aurait alors eu aucun mal à nous attraper. Mais apparemment, la présence d’esprit n’était pas sa qualité première.
La rame démarra et nous réfléchîmes rapidement à un plan. On s’éloigna le plus possible de son côté. Il fallait sortir à la prochaine station car, peut-être n’avait-il pas pensé à bloquer les portes sur le coup, mais il n’irait sans doute quand même pas jusqu’à attendre qu’on descende pour nous prendre en chasse.
J-P déclara que si l’un d’entre nous se faisait choper, l’autre devrait continuer. Ca ne servait à rien de payer deux amendes. Je fus d’accord avec lui. On sortit en trombe dès l’ouverture des portes et le contrôleur nous poursuivit. J-P passa devant moi dans l’escalier et je le suivis aussi vite que je pus. Le contrôleur, malheureusement, était très rapide et il parvint à attraper ma jambe gauche. Je poussai un soupir en m’écroulant dans l’escalier. C’était trop con ! J’allais avoir la majorité le lendemain et je me faisais choper dans le métro pour simple fraude. Ils appelleraient mes parents et c’en serait fini de…
J’étais déjà en train de m’apitoyer sur mon sort quand je sentis l’étreinte du contrôleur disparaître. Je me relevai aussitôt sans chercher à comprendre et montai au plus vite les marches restantes. J-P et moi déboulâmes dans la rue à toute vitesse et on courra pendant encore cinq bonnes minutes en nous retournant toutes les dix secondes pour s’assurer qu’on était pas suivi.
On s’installa ensuite dans le fond d’un café, à bout de souffle. J-P m’expliqua que j’avais été libéré de l’étreinte du contrôleur grâce à un splendide coup de pied qu’il lui avait balancé dans la gueule. Je le remerciai vivement et lui payai une bière qu’il refusa d’abord, avant d’accepter finalement pour m’en repayer une juste après. Je n’étais pas passé loin.
Après cet épisode mouvementé, on décida d’aller voir Jérémie. Il venait de se lever et était encore en caleçon quand il nous ouvrit. Il avait cependant eu le temps de se rouler un stick qu’il consommait mollement en nous écoutant parler. J-P lui raconta le métro. Jérémie s’esclaffa. Il vendit un 10 G à J-P, qui roula aussitôt un deux feuilles. On discuta encore pendant une bonne demi-heure, puis on laissa Jérémie à ses occupations.
Je commençais à m’habituer à la clope. Il m’en restait une petite dizaine du paquet de Camel (j’en avais offerte deux trois autour de moi). J’étais content de ne plus tousser et le goût devenait de plus en plus supportable. Il restait cependant dégueulasse…
Rentrés tous deux chez J-P, il déclara que ça pourrait être bien de faire une soirée écriture, du moins jusque vers onze heures ou minuit. J’étais d’accord avec lui et on écrivit donc tous deux dans sa chambre. Lui avec son éternel chapeau de cow-boy, moi avec les seuls habits que j’avais depuis ma fugue. J-P roulait un joint de temps en temps. Je repensais à la vision que j’avais eue dans cette église. A la femme dans le cercueil, et tout ça. Je ne savais pas vraiment comment interpréter ces signes, mais je sentais bien que c’en étaient et j’en devenais persuadé.
A minuit et demi, on sortit. Il y avait quelques bars d’ouverts, mais pas grand monde un dimanche soir. J-P m’emmena dans une petite rue assez sombre où quelques prostituées essayaient d’attirer les rares passants. Elles n’avaient en général pas trop de mal car la plupart des mecs qui passaient par-là venaient dans le même but.
Je crus d’abord qu’il venait pour se marrer. Quand il s’approcha d’une femme, je me dis alors qu’il venait en fait pour baiser et je me sentis gêné. Il lui parla un moment, pendant que je restais à distance. Une autre pute me regardait quelques mètres plus loin et elle fit mine de venir me voir. Heureusement, J-P se tourna vers moi et me fit signe de l’accompagner.
« Viens garçon, on a à parler. » Je le suivis pour échapper aux avances de l’autre, mais m’aperçus assez vite que celle avec qui il avait parlé nous accompagnait également. Elle nous emmena en fait dans sa petite chambre où elle nous proposa à boire. Je m’attendais à ce qu’elle se déshabille d’un instant à l’autre, mais J-P entama avec elle une conversation banale. Il lui demandait en fait des détails sur son boulot, ce qu’elle aimait et ce qu’elle aimait moins, voire pas du tout. Elle détestait la sodomie et ne le faisait que pour cinq ou six cents balles, selon la gueule du client.
Je mis bien vingt minutes avant de m’apercevoir qu’ils se connaissaient déjà. J-P m’apprit bientôt que c’était sa cousine adorée, et que du coup, malheureusement, il ne pouvait pas profiter de ses services. Je partageais intérieurement son dépit car il est vrai qu’elle était plutôt pas mal, sa cousine.
Puis tout à coup, il se leva et sortit de la chambre en ne me laissant aucune chance de réagir. « Bon ben moi je vais aller voir Julie. En me regardant : Amuse-toi bien. Puis les yeux tournés vers sa cousine : Tu lui fais un prix, hein ? » Il agrémenta ses paroles d’un petit clin d’œil en ma direction, après quoi il disparut.
Je me retrouvai comme un con, seul avec sa cousine prostituée. J’avais encore environ sept cents francs sur moi et l’idée me passa vaguement dans l’esprit que c’était peut-être le moment de le faire. Mais je la repoussai vivement et attendis, les joues pourpres, que sa cousine parle.
Elle me regardait avec un petit sourire entendu. Un sourire qui voulait dire qu’elle allait bien s’occuper du pote de son cousin et que, bien sûr, elle me ferait un prix. Elle s’approcha doucement de moi. « T’inquiète. Je vais t’en donner pour ton fric. Je connais mon boulot. » Elle l’avait dit d’un air tout à fait sympathique, mais ces mots résonnèrent différemment à mes oreilles. Je balbutiai une réponse incohérente, expliquant en quelque sorte que ce n’était pas possible et lui demandait finalement de dire à J-P que j’avais dû y aller.
Après ça, je m’enfuis dans la nuit en courant, le cœur battant à cent à l’heure. Quand je m’arrêtai de courir, j’étais tout en sueur et je m’aperçus que j’avais oublié mon sac chez la cousine. Tant pis, je le récupérerai plus tard. Il était une heure du matin, il faisait beau. Je me trouvai un petit abri dans une ruelle sombre et m’endormis sur une pile de cartons abandonnés.

















6

Le lendemain matin, je me réveillai assez tôt. « Merde. Dégueulasse. » Un pigeon m’avait pris pour cible et une grosse fiente liquide, encore chaude, coulait lentement le long de ma joue. Je m’essuyai avec un mouchoir en papier, puis me levai. J’avais faim.
Tout en mangeant des petits pains frais et délicieux, je repensais à tout ce que j’avais vécu depuis mon départ du lycée. Cela faisait à peine trois jours, et j’avais déjà fait tellement de choses que je n’en revenais pas. J’étais sûr que je n’avais pas vécu autant d’aventures de toute ma vie que ce que j’avais expérimenté ces trois derniers jours. Je me rendis compte également que j’avais fumé beaucoup, y compris des substances illicites. Je décidai de réduire ma consommation aux simples cigarettes, tout au moins pour la semaine. J’en allumai d’ailleurs une, tout en regrettant amèrement de ne pas avoir mon sac à portée de la main.
J’allai donc à la FNAC, où je m’installai confortablement avec Sur la route que je commençai à lire aussitôt. Je dévorai une soixantaine de pages avant de me relever et de partir, laissant l’ouvrage là où je l’avais emprunté. Je décidai alors d’appeler Martina, au cas où elle serait chez elle. Elle m’était soudain revenu à l’esprit et il était maintenant assez tard pour qu’elle ne risque plus de m’en vouloir au cas où elle serait encore au lit. Je ne la réveillai pas, pour la bonne raison qu’elle n’était pas chez elle. Sans doute en cours.
Je réfléchis un instant, me demandant où je pourrais bien aller. J’eus d’un seul coup l’idée d’aller voir mon ancien prof de maths, un type très sympa que j’avais eu en cinquième et qui avait réussi à me passionner durant une année entière. Après quoi j’avais recommencé à haïr cette matière maudite et je m’étais finalement tourné vers le français, très naturellement.
Je l’avais revu plusieurs fois depuis la cinquième, assez irrégulièrement, grâce à mes parents. Ils le connaissaient assez bien parce que mon père avait été au même lycée que lui. Ils avaient ensuite pris des chemins différents, mais ils étaient toujours restés plus ou moins en contact. Je comprenais mon père car M. Huilet – c’était le nom du prof de maths – était extrêmement agréable. Il avait toujours le mot pour rire et semblait toujours faire tout son possible pour animer la conversation de manière plaisante.
Ce que j’avais un peu plus de mal à comprendre par contre, c’était pourquoi M. Huilet supportait un homme aussi antipathique que mon père. Cela dit, je l’ai compris il y a peu de temps. C’est en fait tout simple. Mon père n’est pas antipathique. C’est juste que c’est mon père et qu’à la période où se passaient les événements, je m’opposais à lui, à l’autorité sous toutes ses formes, et le désapprouvais donc forcément.
J’allais donc sonner chez M. Huilet, sachant bien qu’il s’arrangeait en général pour ne pas avoir de cours à donner le matin, et d’avantage encore lorsque c’était lundi. Ce fut toutefois sa femme qui m’ouvrit. Elle était elle-même prof d’anglais, dans un collège de Sabure. Elle m’apprit que son mari donnait un cours et rentrait pour le déjeuner. Elle me fit entrer et m’invita à rester avec eux à midi. Je ne me fis pas trop prier.
Mme Huilet m’aimait énormément. Elle m’avait vu tout petit et s’était attachée à moi au fil des ans, malgré nos rencontres brèves et étalées dans le temps. Les Huilet n’avaient pas d’enfants et ne pouvaient apparemment pas en avoir. Ils avaient cependant une procédure d’adoption en cours, je crois. Ils finiraient sans doute par avoir leur enfant, mais d’ici là, ils étaient heureux de pouvoir profiter de ceux des autres.
Elle me demanda ce que je faisais à Sabure un lundi matin, et je n’osai lui dire que j’étais en fugue. J’inventai donc une histoire de grève, qu’elle accepta sans poser plus de questions, mais avec des doutes très détectables. Elle changea cependant de sujet. Elle me demanda comment se passait le foot, si mon équipe obtenait de bons résultats. Je répondis que dans l’ensemble, ça allait. Je ne jouais pas beaucoup de matchs car on préférait assurer les résultats en faisant jouer les meilleurs. Je ne lui avouai pas que j’étais le plus médiocre des joueurs de l’équipe et que la seule raison pour laquelle j’entrai parfois sur le terrain était que mon père offrait une bonne contribution aux frais du club. Je pouvais néanmoins être certain avant même le début d’une rencontre à laquelle mon père n’assistait pas que je ne disputerais pas la partie et que la seule chose qui pousserait l’entraîneur à me faire entrer en cours de jeu serait qu’il n’y ait plus aucun autre remplaçant et qu’un joueur de champ ait au minimum une jambe cassée.
Mais je m’en foutais pas mal. Je n’aimais pas le foot. D’ailleurs, je n’aimais pas le sport en général. J’étais nul dans absolument toutes les disciplines et ça ne m’intéressait pas de m’améliorer. Je n’étais pas fait pour ça, tout simplement.
Après une bonne heure à meubler de notre mieux la conversation, M. Huilet entra dans l’appartement, un grand sourire aux lèvres, comme je lui voyais tout le temps. Il fut surpris de me voir, mais il sembla que ce fut de manière positive. Sa femme prépara un repas grandiose. Il était évident qu’elle mettait les petits plats dans les grands. Ce fut délicieux.
M. Huilet me parla un peu de ses élèves et des erreurs monstrueuses qu’ils commettaient sans la moindre gêne. Puis il eut la bonté de changer de sujet, voyant que ça ne m’intéressait que moyennement. On parla de la décente du Losc en deuxième division, et qu’ils finiraient bien par revenir en première. On parla également de mon père qui avait finalement vendu ses actions Microsoft après les avoir laissées fructifier pendant tant d’années.
Quand Mme Huilet sortit de la salle à manger pour aller faire la cuisine, son mari me fixa droit dans les yeux, reprenant un air sérieux, et me demanda : « Qu’est-ce qui se passe, Désiré ? Il n’y a aucune grève à ton lycée, je le sais, je connais bien certains des profs qui y travaillent. »
Je gardai le silence un instant, puis répondis qu’effectivement, il n’y avait pas de grève. Il attendit que j’en rajoute, mais je ne savais pas quoi dire d’autre. « Pourquoi es-tu là, alors ? » Je répondis. Je lui avouai toute la vérité. Mon éclat en cours de philo et ma fugue. J’expliquai que j’avais besoin de respirer, de changer d’air et de m’éloigner un peu de mes parents.
Il me regarda un petit moment en silence, puis se leva. Il ne dit pas un mot, prit le téléphone et s’apprêtait à composer un numéro quand j’intervins : « Qu’est-ce que tu fais ? »
- Tu es mineur, Désiré, il faut que tu rentres chez toi. Je vais prévenir ton père que tu l’attends ici.
Je fus désarçonné. Jamais je n’aurais cru M. Huilet capable de faire une chose pareille. J’en restais bouche bée. Il attendait déjà que quelqu’un réponde. Je me remis alors de ma surprise et déclarai, me le rappelant à l’instant, que j’étais majeur dès aujourd’hui et qu’il pouvait tout de même dire à mon père que j’allais bien. Ensuite, je quittai cet appartement où je venais d’être trahi. Les adultes étaient vraiment des enfoirés.
Je marchais d’un pas rapide vers la cabine téléphonique la plus proche. J’appelai à nouveau Martina, espérant plus que jamais qu’elle fut chez elle. Elle répondit. « Salut Martina, c’est Désiré. Tu te souviens de moi ? » Elle se souvenait. On se donna rendez-vous à la gare dans une demi-heure, puis elle raccrocha après m’avoir dit qu’elle m’embrassait.
La gare était à cinq minutes de là. Je m’y rendis et m’assis sur un banc pour attendre. Là, un mec vint me demander une clope. Cette fois, je ne pris aucun risque, je sortis mon paquet de Camel et lui tendis. Il se servit et me remercia. J’en tirai une autre pour moi et l’allumai devant lui. Il me demanda alors si je cherchais quelque chose à « pécho ». Je ne compris pas, mais répondit que non, merci, ça allait. Il s’éloigna sans rien dire.
Il était deux heures moins le quart, Martina devait arriver à deux heures. Elle fut là à deux heures moins cinq. Quand je la vis arriver face à moi, j’eus soudain un doute. Je ne savais pas si je devais lui faire la bise ou l’embrasser sur la bouche. Nous nous étions embrassés vendredi soir, ou plutôt samedi matin, mais rien n’était vraiment clair dans notre situation. Heureusement, elle avait moins de doutes que moi et posa immédiatement ses lèvres sur les miennes quand elle arriva à ma portée. J’étais déjà debout, elle me prit la main et on s’éloigna tranquillement.
























7

« J’ai 18 ans aujourd’hui » dis-je calmement. Elle se retourna vers moi, souriante. « Bon anniversaire. » On continua à se balader sans but précis. Martina me parlait de l’Australie. Elle rêvait d’aller passer un an là-bas, en en profitant pour améliorer ses connaissances de la langue anglaise. C’était, selon elle, un pays extraordinaire où tout était magnifique. Les animaux étaient magnifiques, les paysages étaient magnifiques.
« Pour changer de sujet, toi aussi t’es magnifique » déclarai-je soudain. Elle ne dit rien, me regarda un instant pour voir si je le pensais, puis me fit une bise sur la joue. « Je crois qu’on est fait l’un pour l’autre » dit-elle. « Pas simplement pour ce que tu viens dire, bien sûr, mais parce qu’on s’entend bien. Parce qu’on s’est tout de suite compris. Parce que quand je suis avec toi, je n’ai pas forcément besoin de parler pour me sentir bien. »
- Et attend de voir comment j’assure au lit, ajoutai-je pour plaisanter.
Elle n’eut pas le temps de sourire. Elle remarqua avant cela le changement d’expression sur mon visage et me demanda ce qui n’allait pas. Il y avait en effet quelque chose qui n’allait pas vraiment au mieux. Ca n’aurait pas dû me gêner outre mesure, surtout avec la présence de Martina à mes côtés, mais j’eus pourtant un pincement au cœur. Elle n’avait pas cours le lundi après-midi. Je le savais, comme beaucoup d’autres choses. Mais les chances pour que je la croise dans Sabure étaient… infimes.
« Cette fille, là-bas, je la connais. C’est… Enfin, je voulais sortir avec elle au lycée, et… » Je ne pus en dire plus. Martina regarda un moment Paméla qui avançait dans notre direction. Elle attendit que celle-ci nous remarque et qu’elle me reconnaisse. Puis elle se tourna vers moi et me roula la plus longue pelle de ma vie. Je vis Paméla passer du coin de l’œil. Elle n’en revenait pas. Me voir, moi, l’avorton qu’elle avait jeté quelques jours plutôt, embrasser une fille plus vieille qu’elle et, je vous l’assure, au moins aussi jolie… Elle dut en prendre un sacré coup. Je ne le dis jamais ouvertement à Martina, mais je lui fus extrêmement reconnaissant pour cette revanche qu’elle me permit de prendre sur cette blondasse.
« Je sais pas si t’assures au lit, mais pour ce qui est des baisers, tu pourrais te concentrer un peu plus » me lança-t-elle avec ironie. Je m’empressai donc de l’embrasser à nouveau. « J’aime mieux ça » dit-elle le plus sérieusement qu’elle put. On se remit en marche, doucement. Je lui parlai alors de J-P et de mon expérience dans l’église. Elle me déclara qu’elle ne fumait pas, même si elle n’avait rien contre ceux qui fumaient. Elle fut cependant intriguée par mes visions.
« C’est étonnant, une fan de Morrison qui fume pas. »
- Je ne suis pas poète, répondit-elle. J’ai pas besoin de me détruire.
Je lui dis alors que si elle n’était pas poète, elle pourrait au moins devenir ma muse, moi qui pensais justement à me mettre à écrire. « Du moment que tu restes plus fidèle que Jim, ça me va tout à fait. » Sans raison particulière, je regardai ma montre. Il était deux heures trente-trois.

Au même moment, ma mère eut un accident très grave. Je devais l’apprendre plus tard, par hasard, dans un journal. Elle roulait sur l’autoroute à plus de cent quarante dans sa Mercedes-Benz à cent cinquante mille francs. Elle perdit le contrôle sans raison apparente, d’après ce que devrait en dire la presse, et les airbags et autres protections qu’on trouve dans une voiture de luxe ne suffirent pas à la sauver. Elle perdit la vie presque instantanément, la nuque brisée. Le compteur resta bloqué sur cent quarante-trois km/h, et l’horloge sur deux heures trente-trois…
Cette journée me parut idyllique. Elle le fut réellement, en fait. Martina et moi étions au meilleur de notre relation, déjà. Elle était tombée amoureuse de moi presque aussitôt, sans que je puisse l’expliquer. C’était d’ailleurs réciproque, même si mon tour vint un peu plus tard. Mais aujourd’hui, je ne me sens pas le courage de raconter cette journée banale de deux amoureux. Peut-être que c’est par respect pour ma mère. Ou peut-être est-ce pour une autre raison, plus obscure. Je me suis depuis remis de cette nouvelle, même si sur le coup, ça a été plus dur que ce que j’aurais cru. Même quand votre mère est une petite bourgeoise qui ne s’intéresse qu’au shopping et à l’opinion que les gens ont de son ménage, elle reste votre mère, et vous l’aimez. C’est tout.

































8

J’avais dormis chez Martina et me réveillai le lendemain matin dans un lit étroit pour deux personnes, mais assez large quand on y est seul. Martina avait déserté l’appartement, je me retrouvais seul. Sur la table de chevet, un petit mot, simple et plein d’amour. Je vais en littérature britannique, je rentre pour midi et demi. Fais comme chez toi. Je t’adore de plus en plus, Martina. P.S. c’est vrai que t’assures pas mal au lit…
Je m’assis sur le bord du lit, un sourire naissant décorant mon visage. J’avais perdu ma virginité. Je n’étais plus puceau. J’attendis un moment, comme perplexe, après m’être répété cela plusieurs fois dans ma tête. Je m’étais toujours plus ou moins attendu à un changement immense le jour où ça m’arriverait. Je pensais que ça transformerait à tout jamais mon existence, que je ne serais plus jamais le même. Apparemment, le changement n’avait pas encore abouti. J’étais toujours pareil, pas très sûr de moi, bien qu’un peu plus confiant tout de même.
Je me levai soudain. Quelle importance, de toute façon ? Ce qui comptait, c’était Martina. J’allai dans la salle de bain – ou plutôt je me tournai vers le lavabo du petit appartement d’étudiant qui avait la taille d’un appartement d’étudiant normal, c’est-à-dire très petit – pour me passer le visage sous l’eau. J’aurais bien pris une douche, mais elle n’était évidemment pas dans sa chambre, et je ne savais pas où je la trouverai. En me regardant dans le miroir, je me rendis compte que je ne m’étais pas rasé depuis vendredi, voire peut-être jeudi, je ne m’en souvenais plus très bien. Malgré la lenteur avec laquelle ma pilosité faciale se développait, j’avais tout de même une sale tête. Il faudrait que je me procure un rasoir.
Je me servis un verre de lait que je dégustai tranquillement tout en feuilletant un livre anglais, Trout Fishing in America, d'un certain Brautigan. Il était composé de minuscules chapitres d’une ou deux pages maximum et qui semblaient parler de choses tout à fait farfelues. Je n’étais pas spécialement mauvais en anglais, mais je ne compris tout de même pas grand chose. Je regrettai à nouveau d’avoir oublié mon sac et commençai à relire Une Prière américaine en attendant Martina.
Elle rentra comme elle l’avait annoncé vers midi et demi et prépara un plat de pattes. J’ai remarqué depuis ces quelques dernières semaines que nous, les jeunes, avons tendance à faire très régulièrement les mêmes repas quand on doit soi-même choisir ce qu’on va manger. Pattes, riz, boîte. Pattes, McDo, riz. Etc. Enfin, on est jeune, on peut tout supporter.
« Il faut que je retourne en cours cet après-midi. Je rentre vers quatre heures. Je suppose que tu veux pas rester tout ce temps ici tout seul ? » J’acquiesçai tout en avalant une grosse cuillerée de pattes. « Le problème, qui est tout de même assez minime, c’est que j’ai qu’une clef. Donc il faudrait que tu partes en même temps que moi et que tu ne rentres qu’à partir de quatre heures. Ca te déranges pas trop ? »
- Ben, quand même, c’est beaucoup de contraintes… commençai-je ironiquement en la regardant avec un faux air gêné. Mais bon, s’il le faut vraiment, j’vais faire un effort. Puis redevenant un peu plus sérieux. Je dois m’acheter un rasoir de toute façon. Et puis après, j’irai me balader, visiter un peu mieux Sabure.
Martina repartit assez vite. Je me retrouvai donc dehors et… merde ! J’avais oublié la douche ! Tant pis, j’en prendrais une le soir. Je m’éloignai d’un pas tranquille de la porte de son appartement et me dirigeai vers l’inconnu. Je me promenai sans but précis pendant une petite heure, appréciant la douceur du temps, avant de décider d’aller au cinéma.
Sur le chemin, réfléchissant à ce qui passait en ce moment, je m’arrêtai devant un kiosque pour regarder sans raison précise les magasines sur l’étalage. Mon regard tomba sur une image qui retint mon attention pendant une demi-seconde de plus que les autres. Cela suffit à ce que je lise le titre de l’article. Sueur froide. Comme un choc énorme, une balle qui m’aurait percuté en pleine poitrine à une vitesse hallucinante.
Le célèbre industriel Bisoud perd sa femme dans un tragique accident de voiture. C’était le titre qui survolait en tremblant la photo de la voiture carbonisée. L’image horrible se brouillait peu à peu devant moi. Je clignai des yeux et me rendis compte que des larmes coulaient déjà en abondance sur mes joues. J’achetai immédiatement le magasine, m’éloignant du kiosque en laissant le vendeur me rappeler modérément pour me rendre ma monnaie.
Je m’assis sur un banc isolé, oubliant tout. J’étais seul au monde, sur un îlot trop petit et trop froid. J’ouvris à la page de l’article qui ne prenait même pas la moitié d’une page. Vérité atroce et froide, confirmée par un médiocre petit article de vingtième page : ma mère était morte dans un fait divers. La veille, à deux heures trente-trois, sur l’autoroute de Dunkerque. Elle rentrait plus tôt que prévu. Elle rentrait pour moi. Ca n’était pas écrit dans l’article, mais je le savais. Elle devait passer les deux semaines là-bas, dans notre résidence secondaire. Elle pensait qu’elle avait besoin de prendre l’air.
Jamais je n’aurais pensé auparavant qu’elle bougerait pour moi. Pour si peu. La veille, on était lundi. Elle avait donc attendu tout de même la fin du week-end, mais ensuite, voyant que mon absence durait, elle était revenue. Non. Pas seulement ça. J’avais été chez les Huilet. M. Huilet avait appelé mon père. Quand était-ce ? Lundi, dimanche. Je ne parvenais pas à me souvenir. Tout ça était tellement loin tout à coup. A des années lumières de la réalité.
Ma mère était morte.
Je restais sur ce banc, sans plus penser à rien. Un homme mal rasé, qui portait des habits miteux et puants, vint s’asseoir à mes côtés. Il avait une bouteille d’un mauvais vin à la main. Il en but une lampée, puis me regarda d’un air compréhensif. « T’en veux une goutte, fiston ? » Il n’avait pas besoin d’en dire plus, je voyais dans ses yeux qu’il comprenait ma douleur. Et que dans une certaine mesure, il la partageait. J’acceptai son offre et but une longue rasade de son vin piquant et aigre. Il me tapota le dos. « Ca passera, fiston. Ca passe toujours. » Ensuite, il se leva et repartit comme il était venu, sans se soucier du monde des affaires qui vivait tout autour de lui. Et le monde des affaires le lui rendait bien.
C’était absolument fantastique. Une idée merveilleuse. J’allais boire. Pas un peu, ni beaucoup, non. J’allais boire jusqu’à ce que plus rien ne puisse rentrer dans ma gorge. J’allai dans un petit supermarché et pris une bouteille de whisky et une autre de tequila. A la caisse, on me demanda une pièce d’identité. Je faillis ne pas la sortir et quitter le magasin sans les bouteilles, puis je me rappelai soudain que j’étais majeur depuis hier. Je montrai ma carte d’identité à la caissière, qui me jaugea d’un œil désapprobateur avant de s’exclamer, comme pour elle-même : « Un jour à peine après sa majorité, il s’en va déjà boire comme un trou. »
En temps normal, j’aurais trouvé ça incroyable qu’une caissière débite ce genre de discours à un client, mais je ne relevai même pas la pique. Je m’en foutais. Et puis après tout, c’était vrai. C’était exactement ce que j’allais faire. Boire comme un trou.
Et je bus. Trouvant un endroit à l’abri de tous regards, je bus. Affalé sur le sol, sans me soucier du monde extérieur qui pouvait bien exploser dans un immense feu d’artifice, je bus. A cinq heures, j’avais vidé la bouteille de whisky entière. Je pouvais à peine me relever. Je le fis tout de même. J’avais eu, dans une seconde de clarté, une pensée pour Martina. Il fallait que je lui dise que je ne rentrerai pas tout de suite, mais que tout allait bien. Il fallait que je lui dise que je l’aimais. Il fallait que je l’appelle.
J’entrai non sans mal dans une cabine téléphonique, à deux pas du coin de beuverie que je m’étais trouvé. Je mis cinq bonnes minutes à sortir le numéro de ma poche arrière de jean. Ensuite, il fallut que je sorte ma carte téléphonique. Puis je tapai les numéros, me trompant trois ou quatre fois. Enfin, une sonnerie retentit et Martina décrocha.
« Salut, Martina, lançais-je d’un ton que je voulais décontracté et sobre. Je t’aime. Je suis désolé de pas avoir appelé plus tôt. »
- C’est pas grave. T’avais tout ton temps. Ca va ?
- Je… euh… bof. Je crois que je vais pas rentrer tout de suite. Je…
A ce moment là, je tombai au fond de la cabine, lâchant le combiné. Je me relevai péniblement et le repris.
- Désiré, ça va ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Euh… je crois que j’suis tombé. Euh… Je t’aime, Martina.
- T’es bourré ?
- Je t’aime énormément.
- Moi aussi… T’es bourré ! A cinq heures de l’après-midi ! Qu’est-ce que t’as foutu ?
- Je… ma mère est morte.
- Quoi ? Tu…
Un silence interminable.
- Tu joues pas à Jim, là, n’est-ce pas ?
- Je… Non.
- Tu veux venir en parler ?
- Euh, non je crois pas. Je crois que je vais me bourrer la gueule et traîner un peu.
- Je crois que t’es déjà bourré, mais tu fais ce que tu veux.
- Je t’aime.
- Moi aussi, je t’aime, Désiré. Fais pas trop de conneries. Tu sais où me joindre.
- Merci.
Je raccrochai et sombrai dans une beuverie infernale.


















































9

J’aurais dû au moins parler au téléphone. Ralentis, ralentis ! J’aurais dû rentrer, mais… Ralentis ! Des pensées incohérentes qui ne voulaient pas quitter mon esprit. Elles tournaient en boucle sans que je puisse rien faire. Sans que je puisse me sortir de ce cercle infernal. J’étais dans le noir, et ma tête cognait. Les pensées commençaient à s’atténuer légèrement, remplacées par un tourbillon physique. Je tourbillonnais dans le néant. Tout était noir autour de moi et tournait comme une toupie. Où est-ce que j’étais ? Qu’est-ce qui m’était arrivé ? J’étais… Désiré Bisoud, en fugue. Et ma mère était morte.
En un éclair, tout était revenu. L’accident dans le journal, la fuite dans l’alcool. J’avais bu. Beaucoup, non. Enormément. Trop. Et puis ? Je ne savais plus très bien. Mon dernier souvenir était la vision d’une bouteille de tequila qui se fracassait contre un mur. Une petite rue étroite et sombre…
J’ouvris enfin les yeux. Tout autour de moi, une chambre en désordre tournait. Un mur essayait de s’enfuir vers la droite. Des bruits de papier qu’on chiffonne. Je tournai lentement la tête vers le bruit. Mouvement effrayant, rappelant un travelling rapide de cinéma, incontrôlé. J’eus l’impression que mon crâne n’allait pas s’arrêter lorsque je stoppai le mouvement. Il le fit pourtant, mais la chambre et tout ce qu’elle contenait continua de tourner sans s’en formaliser.
Je reconnus J-P. Il tourna la tête vers moi dans un tourbillon trouble. Une voix trop forte me demanda comment ça allait. J’étais content d’être en sécurité. J’émis un gémissement à cause du son trop criard. J-P ricana trop fort, puis me conseilla de me rendormir. Je me tournai de l’autre côté et sombrai à nouveau dans un sommeil profond et sécurisant.
Quand je revins à la réalité pour la seconde fois, les murs ne bougeaient presque plus. J-P n’était plus là. J’étais seul dans sa chambre. Je me relevai doucement et posai les pieds entre les feuilles qui jonchaient le sol. Je me passai les mains sur le visage exténué. Le sol ne tournai pas. Je me levai lentement, avec précaution. On m’avait retiré mon T-shirt et mes chaussures. Par contre, je portais toujours mon pantalon. J’allai vers la salle de bain. Dur. Mon corps se balançait de droite à gauche comme si j’étais un bateau tanguant sur les remous d’une mer déchaînée.
Devant le lavabo. Je me passais la tête sous le robinet quand J-P se manifesta. « Alors, ça va mieux, l’artiste ? » Question unique. J-P faisait un effort manifeste pour ne pas me submerger. Il avait tout à fait raison de le faire, mon bateau n’était pas encore sorti de la tempête. Je me tournai vers lui. « Je mangerais bien un petit quelque chose. »
- Un festin t’attend dans la cuisine, répondit-il aussitôt.
Pendant tout ce temps, je ne pensai quasiment à rien. Juste à manger un peu, et à faire partir cette sensation d’usure et de fatigue intense, mêlée au lent mais continuel tangage. Il finit par s’arrêter de lui-même. Il était alors trois heures de l’après-midi. Je regardai alors J-P avec curiosité et une sorte de petite frayeur. « Bon, alors. Raconte. Qu’est-ce que j’ai fait comme connerie ? »
J-P sourit calmement. « Tu t’es surpassé. On t’a récupéré dans une petite ruelle merdique. Tu t’étais dégueulé dessus. T’avais plus de pompes. Je crois que tu t’es fait visité. » A ce moment, je fouillai mes poches et m’aperçus en effet que mon portefeuille avait disparu. « J’étais avec Jérémie et Henri, le pote que tu m’as présenté l’autre jour. C’est lui qui a voulu aller voir qui était le type complètement rétamé qui gisait sur le sol de la ruelle. Il est vraiment cool, ce type. T’as eu du bol, n’empêche ! On t’a réveillé, ce qu’on aurait peut-être pu éviter, finalement. Tu t’es relevé comme t’as pu, et tu nous as dit que t’avais soif. Bien sûr, aucun bar n’a voulu nous laisser entrer avec toi. Tu puais l’alcool et la gerbe, t’étais pieds nus. On est rentré ici et t’as bu. Je t’ai filé une canette. C’est quoi ça, t’as dit en me regardant. Tu me prends pour un petit joueur ? Et tu l’as bu cul sec.
Ensuite, on s’est attaqué à une bouteille de Whisky avec toi. Enfin, bref, on a bu quoi. Tu sais que tu tiens plutôt pas mal l’alcool ? C’est à peine si t’as pas bu plus que nous alors que t’étais déjà raide ! Au fait, tu te souviens de ce que t’as bu avant ? J’ai vu les restes d’une bouteille de Tequila à côté de toi. C’était la tienne ? »
- Ouais, il me semble. Sinon, j’ai vidé une bouteille de Whisky avant. Je crois que c’est tout.
- Juste une autre question : tu fêtais quoi ?
J’hésitai un instant avant de répondre, regardant J-P et ne voyant aucune raison de lui mentir. Pourtant, je lui dis seulement : « Mon anniversaire. J’ai dix-huit ans. »
Je ne sais pas pourquoi je ne lui ai pas parlé de ma mère. Quand je le regardais, je ne voyais aucune raison de lui cacher sa mort, mais en même temps je voyais la femme dans son cercueil. Celle qui m’était apparue dans l’église, durant ma vision. J’avais donc été prévenu, mais je n’avais pas compris ce signe. J’avais été jusqu’à oublier tout le reste. Je ne me souvenais plus des autres visions. Quel connard de fils je faisais !
« En tout cas, t’es un putain de poète ! » Je regardai J-P sans comprendre. Il se rendit compte que je ne devais plus me souvenir de ça non plus et m’expliqua. « T’avais un carnet dans la poche de ta chemise… »
- Ma chemise ?
- Ouais, celle que je t’ai enlevée : elle était couverte de gerbe. Bref, je me suis permis de lire le carnet. Putain mec, c’est excellent. Parfois difficile à décrypter, sans doute parce que t’étais bourré, mais excellent ! Toute cette douleur et cette intensité que tu mets dans tes textes. Ils parlent directement aux tripes. Et cette femme dans le cercueil… C’est bizarre que tu parles d’un truc comme ça, il faudra que je te dise un truc, un de ces quatre. Enfin, c’est génialement écrit. C’est fort, c’est juste, c’est plein de sentiments palpables. C’est de la putain de poésie, quoi !
Je le regardai, incrédule. Je voulais écrire, c’était vrai, mais je ne pensais pas l’avoir déjà fait. Apparemment, j’avais réussi à me procurer de quoi écrire ainsi qu’une chemise. Je lui demandai où se trouvait le carnet, j’avais bien envie de regarder ce que ça pouvait donner. Je n’en avais absolument aucun souvenir. Quand je lus les quelques pages, je vis que tout ou presque parlait de ma mère. Mais les allusions étaient telles que J-P, sans savoir, ne pouvait les comprendre. Tout ce qui l’avait retenu, c’était cette femme dans un cercueil. Une image assez forte, c’est vrai. Mais…
« Au fait, c’était comment l’autre soir avec ma cousine. Je me suis pas attardé non plus mais elle m’a dit que t’étais parti assez vite… »
- Euh, ouais… Tu sais, les putes, c’est pas trop mon truc. Et puis j’ai une copine en ce moment, alors…
« Ah ouais ! C’est cool ça. »
Ensuite, l’après-midi passa. On regarda quelques trucs nases à la télé, on discuta un peu. Le soir, J-P faisait un poker avec son père et d’autres connaissances. Je m’excusai. Je n’avais plus une tune, m’étant fait piqué mon portefeuille. Je passai cependant la soirée chez lui, regardant les autres jouer. J’allai me coucher assez tôt. Ma mère était toujours dans mon esprit.
Je me levai jeudi matin vers neuf heures. J’allai prendre une douche, ce qui me fit le plus grand bien. Ensuite, je rejoignis J-P dans la cuisine pour déjeuner. Il était habillé, sobrement pour une fois. Il avait même une cravate. « Qu’est-ce qui se passe, tu vas à un banquet ? »
- Non, répondit-il amèrement. Je vais chez ma psy. A dix heures. Je vais encore devoir lui parler de conneries monumentales pendant trois quart d’heures. Si tu savais comme ça me gonfle. Elle analyse mes moindres mots, mes moindres gestes. Elle me pose des tas de questions idiotes et elle cite Freud pour faire professionnelle. Enfin, au moins je suis plus enfermé…
J-P partit donc à son rendez-vous vers neuf heures et demi. Quant à moi, je quittai à nouveau sa maison. J’avais l’intention d’aller récupérer mon sac chez sa cousine, mais il me vint tout à coup à l’esprit qu’elle devait dormir à cette heure matinale. Elle travaillait apparemment le soir et la nuit, ce qui signifiait sans doute qu’elle dormait le matin jusqu’à très tard. Je décidai donc d’attendre l’après-midi pour m’y rendre et allai me promener du côté du Furet en attendant. J’y lirai un peu, sans doute la suite de Sur la route qui s’était révélé assez intéressant lorsque je l’avais commencé la fois dernière.
Alors que je lisais le livre des voyages initiatiques de Kerouac, j’eus soudain une pensée qui me paralysa. Ma mère était morte lundi, nous étions jeudi. Ca voulait dire que l’enterrement avait sans doute lieu ce matin même. Il était peut-être en train de prendre place. A midi, ma mère serait peut-être déjà six pieds sous terre et sa détérioration physique entamerait alors le dernier stade : les vers. Je reposai le livre et sortis. Il fallait que je marche. C’est ce que je fis et j’atterris finalement dans un Quick égaré à quelques kilomètres du centre de Sabure. Je payai mon repas grâce aux quelques dizaines de francs que J-P m’avait filé en dépannage.












10

Après manger, je décidai qu’il était assez tard pour aller tenter une petite visite à la cousine de J-P. Il était deux heures passées et elle ne dormait sans doute plus, du moins je l’espérais. J’allai donc sonner à la porte de son immeuble, attendant qu’elle se manifeste. « Qui est-ce ? » cracha l’Interphone.
- C’est Désiré, le copain de J-P. Je voulais juste…
Nouveau crépitement : « Ah, c’est toi ! Monte ! » Puis la porte se débloqua et j’entrai. Je pris l’ascenseur jusqu’au troisième étage et frappai à sa porte. Elle vint m’ouvrir en peignoir, un grand sourire aux lèvres. Elle avait l’air vraiment heureuse de me voir.
« Comment ça va ? Je croyais ne plus te revoir. Qu’est-ce qui t’as pris l’autre jour ? Tu n’allais pas bien ? T’étais malade ? »
C’était bien la cousine de J-P, pas de doute. Je lui expliquai plus ou moins que j’avais paniqué, qu’alors j’étais encore vierge, etc. Elle parut ne pas s’en formaliser, me pria de m’asseoir et m’offrit à boire.
On partagea donc un café. Elle m’avoua alors qu’elle avait un peu fouillé dans mon sac, pensant après deux jours que je ne reviendrais pas le chercher. Mais elle n’avait rien pris ! Elle était juste curieuse. Elle avait découvert dans mon cahier de philo des notes personnelles qui l’avaient beaucoup touchées. (Je n’écrivais pas vraiment de poésie à cette époque mais de temps en temps, quelques textes en prose inspirés pas Paméla durant les longues heures de philo.)
« Je trouve tes textes splendides. Tu as vraiment une sensibilité incroyable pour un jeune de ton âge. C’est vraiment très beau, très romantique. » Et autres commentaires du même style. Puis, sans que j’aie le temps de réaliser ce qu’elle faisait, mon sexe se retrouva dans sa main. Elle s’accroupit devant moi et entama une fellation.
« Euh… Arrête. S’il te plaît, non. J’ai plus d’argent, tu sais. Je me suis tout fait piquer. » Elle leva les yeux vers moi, se libéra la bouche et me sourit : « C’est pas grave, c’est gratuit. Tu me plais. T’es sympa, et en plus t’es un copain de J-P, alors… » Et elle reprit ce qu’elle avait laissé de côté un instant. Je voulu l’en empêcher pendant encore quelques secondes, puis le plaisir prit le dessus et je la laissai faire, fermant puis rouvrant les yeux, m’accrochant à ma chaise comme à un radeau. Puis un court feu d’artifice.
Elle me regardait tendrement, comme si j’étais son petit frère. J’étais rouge de honte, mais apaisé. Je ne savais plus quoi dire, et au bout d’un silence interminable, je pris mon sac, la remerciai fébrilement et lui dis adieu. Je sortis de là assommé par ce qui venait de se passer. Je pensais à Martina et je me sentais pourri, dégueulasse et indigne. Et je pensais à ma mère également. Ma mère… Son enterrement… Il fallait que j’aille faire un tour à l’église.
J’allai à la même église qu’avec J-P et les autres. J’entrai dans le sanctuaire de Dieu et allai m’installer aux pieds de Marie, où quelques cierges à moitié consumés attendaient désespérément qu’une âme charitable veuille bien les rallumer. Malheureusement, il n’y avait pas de feu et on m’avait piqué mes clopes et mon briquet avec le reste. Je fermai les yeux et priai pour la première fois depuis mes six ou sept ans.
C’est alors que me revinrent toutes mes visions passées. Je revis clairement l’homme me tendant la main, sans pour autant pouvoir lui donner une identité. Puis Martina qui tirait sur un joint. Vint ensuite le cercueil avec en son sein la femme à la poitrine percée d’un trou. Et enfin l’offrande de J-P, le livre de l’Expérience.
En sortant de l’église, mon cœur était apaisé. J’avais fait la paix avec l’âme de ma mère. J’avais aussi cru comprendre quelque chose d’étrange : les signes de mes visions n’avaient pas encore vu leur réalisation. La femme dans le cercueil n’était donc pas un avertissement pour ma mère. Alors qu’était-ce ? J’avais le soupçon que je le saurais bien assez tôt. Il était tard déjà, dans l’après-midi. Je décidai d’aller retrouver ma bien-aimée.
J’arrivai vers six heures et quart. Martina était là, elle m’ouvrit. « Tiens, t’as changé de chemise. » C’était celle que J-P m’avait prêtée en attendant qu’il lave l’autre. Elle me fit entrer, me servit un verre de Coca, puis s’assit à mes côtés. « Alors, comment ça va ? »
- On l’a sans doute enterrée aujourd’hui. J’ai été à l’église tout à l’heure, et je crois que j’ai fait la paix avec elle.
Martina approuva d’un mouvement de tête. « Tant mieux, c’est ce dont tu as besoin, maintenant. »
On passa une bonne partie de la soirée allongés sur le lit. Ma tête reposait sur son ventre plat, pendant qu’elle caressait mes cheveux. On ne parlait pas, la télé était éteinte, la radio aussi. On était bien. On était là, ensemble.
« Qu’est-ce que tu dirais de partir loin d’ici ? »
Elle me fixa un moment, interdite. « Qu’est-ce que tu appelles loin d’ici ? »
- Je sais pas exactement. On pourrait juste partir en stop, et aller quelque part. Je n’ai pas vraiment de but précis, seulement voyager. Je crois que ça serait une bonne expérience et que ça pourrait nous enrichir, aussi bien individuellement que vis-à-vis l’un de l’autre.
- Tu sais que je vais à la fac… Tu fais ce que tu veux avec tes études, mais moi, je ne veux pas perdre un an.
- Non, bien sûr. On pourrait partir pendant les vacances…
Martina ne répondit pas. Elle sombra dans un long silence.
« D’accord. » Elle avait mis cinq bonnes minutes avant de répondre. Ce qui donnait bien plus de poids à sa réponse. Elle avait bien réfléchi. On partirait. « Qu’est-ce que tu dirais d’un voyage en Australie ? Oh, je sais, l’avion risque de coûter cher, mais j’ai un peu d’argent de côté, et je pourrais essayer de trouver un petit boulot pour payer le reste. »
- Ce ne sera pas la peine. J’ai beaucoup d’argent sur mon compte. Je n’aurais qu’à aller refaire mes papiers et on pourra partir.
Elle sourit. « Tu sais que c’est mon rêve d’aller là-bas ! »
- Le mien, c’est de réaliser les tiens.
Son sourire s’élargit à nouveau. Elle se tourna de côté et m’embrassa tendrement. Nous fîmes l’amour, puis passâmes la soirée à discuter jusque tard dans la nuit. Nous étions le plus beau couple qui pouvait exister sur cette terre.



















































11

On ne sait jamais vraiment comment les histoires d’amour se transforment peu à peu pour changer un couple d’amoureux en deux personnes qui se connaissent trop bien ou qui se rendent compte qu’elles ne se connaissaient pas assez. Puis soit elles deviennent amies, soit elles commencent à se détester. Par bonheur, Martina et moi sommes devenus amis. Le jour qui suivit cette superbe soirée était le 13 mai. Un mois plus tard, le 14 juin, Martina avait obtenu son année, je n’étais toujours pas retourné au lycée. J’avais entraperçu mon père dans une galerie marchande du grand centre commercial de Sabure. Il ne m’avait pas vu et je n’avais pas voulu le rattraper.
Je demandai à Martina si elle voulait toujours partir en Australie avec moi, malgré notre rupture. Elle eut la grande sagesse de refuser. Comme elle me l’assura à ce moment là, ça ne pourrait que mal se terminer. Elle avait sans doute raison. J’achetai toutefois deux billets pour l’Australie avec l’argent qui attendait sur mon compte. Puis j’allai voir la cousine de J-P. Elle m’accueillit avec enthousiasme. Nous fîmes l’amour plusieurs fois.
Je crois malheureusement que le film Pretty Woman m’a trop marqué durant ma jeunesse, ou plutôt mon début de jeunesse. Je me croyais une fois de plus amoureux, alors que je sortais à peine de mon histoire avec Martina. « Ca te dirais d’aller visiter l’Australie avec moi ? » demandai-je à la prostituée dont je ne connaissais même pas le nom. « J’ai cru comprendre que tu m’aimais beaucoup, et je crois que je suis amoureux de toi. »
Elle ne cessa pas de sourire, mais refusa mon offre. « Partir en Australie ? Ben, tu sais, je t’aime beaucoup, c’est vrai. Mais j’ai mes affaires ici, tu le sais bien. Je ne peux pas partir comme ça, tout laisser en plan. T’es vraiment gentil, mais je ne peux pas. Par contre, si tu veux revenir me voir, ce sera toujours gratuit pour toi. »
Je suis parti, bien sûr. Comment rester plus longtemps ? Je m’étais encore planté royalement. Je lui avais laissé le deuxième billet d’avion pour qu’elle se le fasse rembourser. Moi, j’étais parti sur le vol du jour même. C’était il y a trois jours. Depuis, j’écris cette histoire dans un petit hôtel miteux à deux pas de l’aéroport. Je n’ai même pas envie de visiter ce pays qui pourtant, a l’air tout à fait intéressant. J’ai dit au début du récit, il me semble, que j’avais pété les plombs pendant ces quelques semaines. C’est vrai, mais maintenant je vais mieux. Bien mieux : je connais ma situation.
J’ai lu dans un livre une fois que les dépressifs connaissent des montées et descentes régulières qu’ils ne peuvent contrôler et qui ne s’expliquent pas forcément par les événements qui les entourent. Je suis dans ma dernière descente. Mais ce n’est pas grave. Je vais enfin réaliser le plus grand de tous mes rêves : tomber. Je vais refermer ce cahier pour la dernière fois, et puis je vais monter tout en haut du gratte-ciel le plus haut que je trouverai dans Sydney. Là, je prendrai mon élan et je sauterai dans le vide. J’ai toujours rêvé de voler comme un oiseau, ou de tomber dans le vide. Une longue chute, interminable, avant de m’écraser sur le sol et de terminer ma vie.
On pourrait croire que je suis triste, et que c’est pour cela que je pars, mais c’est faux. Je suis heureux. Je me sens parfaitement bien. Je vais faire ce dont j’ai le plus envie : le grand saut. J’ai lu pas mal pendant le mois qui a suivi ma rencontre avec Martina. Je me suis converti au bouddhisme. Je sais désormais que je ne disparaîtrai pas après ma chute. Je vais au contraire me mélanger au monde, m’étendre dans l’immensité de l’univers. C’est la plus grande expérience que je puisse connaître, c’est l’ultime expérience que je désire vivre. La liberté totale : la chute libre.

16 août 2000



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