Algérie - Baraki

‘’ LES PETITS GRAPPILLEURS ‘’



‘’ LES PETITS GRAPPILLEURS ‘’
Les vendanges avaient commencé assez tôt cette année-là. Un printemps ensoleillé avec une chaleur douce et modérée, propre à la Mitidja, avait mis en folie une nature luxuriante, à la générosité faconde. Lui succédant, un début d’été caniculaire avait fini par mûrir précocement les fruits. Le raisin avait atteint sa pleine maturation dès les premiers jours du mois d’août. L’exubérance des grappes qui pendaient sous les ceps comme de lourds et gros colliers de perles, de diamants et de rubis, était prometteuse d’une campagne exceptionnelle.

A l’occasion, des centaines et des centaines d’ouvriers étaient embauchés pour renforcer ceux déjà en place. Chaque année, à l’approche des vendanges, des hommes en nombre important venaient grossir les rangs des saisonniers locaux. Forcés d’abandonner terres et biens, parqués dans des ‘camps de regroupement’ ou vivotant dans des baraques de fortunes à la limite des ‘S.A.S’, ces hordes de miséreux hantaient sans relâche les alentours des fermes en quête de travail. En guenilles, faméliques, ils ressemblaient à des êtres venus d’un autre ‘âge’. Les colons les embauchaient pour une bouchée de pain comme coupeurs et comme porteurs. Ils ne rechignaient pas à la besogne et passaient la nuit sur les lieux mêmes de leur travail. Dès les premières lueurs du jour, un sécateur dans une main et un bidon en fer dans l’autre, une hotte sur le dos ou à l‘épaule, à pieds sur les chemins ou à l’arrière des remorques tirées par de grands chevaux de trait ou des tracteurs, ils prenaient d’assaut les vignobles. Leur journée de travail durait jusqu’au coucher du soleil. Les plus chanceux travaillaient à la ferme à la fabrication du vin où tout se faisait manuellement.

La viticulture constituant une des activités essentielles de la région, à la mi-août la campagne battait déjà son plein. Les fameux vins d’Algérie, blanc, rouge et rosé, de même que certains grands crus, provenaient pour partie des prestigieux cépages de la Mitidja où les variétés Petit-Bouschet, Carignan, Aramon, Pinot noir et autre Clairette étaient très répandues. Pour les raisins de table le succulent Muscadet de la Mitidja trônait en maître à côté du délicieux Dattier de Beyrouth, du savoureux Gros Colman ou encore du très sucré Cinsault à la chair bien juteuse. Dès l’opération de pressage terminée, les vins étaient mis dans des cuves pour fermenter alors que d’importantes autres quantités étaient acheminées dans des tonneaux en bois ou par camions-citernes au port d’Alger pour être expédiées vers la métropole. Nuits et jours, tels de véritables monstres d’aciers, dans des vrombissements de moteurs et des mugissements continus des pneumatiques sur l’asphalte, ces camions sillonnaient toute la région en exhalant de forts effluves pénétrants de ces vins encore jeunes, à l’arôme odoriférante comme celle d’une épice sauvage. Durant toute la période des vendanges, de Marengo à Menerville, les actuels Hadjout et Thénia, toute la Mitidja sentait le vin.

En véritables chefs d’entreprises les colons supervisaient toute la campagne et ne laissaient rien au hasard. Hauts perchés sur leur cheval, le casque colonial ou un chapeau à larges bords sur la tête, un stick ou une cravache à la main, ils sillonnaient dès les premières heures de la journée les vignobles, s’assuraient de la bonne marche du travail et désignaient aux vendangeurs les prochains carrés de vigne à couper. A la ferme ils contrôlaient les différentes étapes de fabrication du vin. Ils avaient l’œil sur toutes les opérations, de l’égrappage-foulage jusqu’à la mise en cuve, en tonneaux ou dans les camions-citernes pour les vins devant être expédiés en France. Pour les seconder ils avaient généralement leurs grands enfants, mais aussi des gérants de ferme, des contremaîtres qui savaient être aussi de véritables garde-chiourmes et mener la vie dure aux ouvriers, aux indigènes. Sous un soleil de plomb et une chaleur caniculaire, une véritable fournaise, les hommes travaillaient sans relever la tête. Le buste penché en avant ou un genou à terre, ils coupaient d’un coup sec de sécateur les grosses grappes de raisin qu’ils laissaient tomber dans les bidons. Le long des corridors, les hommes pliaient sous des hottes lourdement chargées. Ils faisaient continuellement le va-et-vient entre les coupeurs et les remorques où ils vidaient leur hotte. Certains jeunes adolescents habitant les hameaux et villages avoisinants les grands domaines, profitant des vacances scolaires, réussissaient eux aussi à se faire embaucher et travaillaient comme vendangeurs pour aider leurs parents. Mais la tâche était ardue et ils peinaient pour tenir la cadence infernale et ne pas se laisser distancer par les autres coupeurs. Tantôt debout, tantôt un genou à terre pour couper les grappes les plus basses, ils se surpassaient dans l’effort sans rien laisser paraître de leur fatigue. Même quand le soleil au zénith embrasait les vignobles et dardait des rayons à assommer un buffle, ils serraient les dents et ne fléchissaient pas. Ils attendaient comme tous les autres ouvriers la pose de midi, avant de s’affaler à terre comme des pantins désarticulés le long du mince filet d’ombre que projetaient les pieds de vigne.

Les vendanges étaient comme toujours une bonne aubaine pour tous et chacun des habitants des haouchs et autres hameaux implantés à la lisière des immenses domaines coloniaux, homme ou femme, tentait à sa manière d’en tirer avantage. Les hommes dans leur majorité, y compris les plus jeunes, étaient embauchés pour la durée de la campagne comme coupeurs, porteurs, conducteurs de chevaux ou de tracteurs pour les plus dégourdis. Dans les fermes, ils étaient employés à la fabrication du vin, surtout pour les opérations d’égrappage-foulage et de pressage qui nécessitaient un besoin massif de main-d’œuvre. Dans les chaumières l’évènement était attendu comme une belle occasion par toutes ces pauvres gens pour renflouer leur maigre bas de laine et améliorer un tant soit peu leur sobre et monotone ordinaire. Des jarres en terre cuite et des récipients de toutes sortes, des chaudrons aux grosses marmites, étaient sortis, lavés et préparés à l’avance. Les grappilleurs, garçons et filles, se démenaient alors comme de beaux diables en courant d’un carré de vigne à un autre pour ramener à la maison des couffins et des couffins pleins de raisins. Ce n’étaient pas de grosses grappes, mais les raisins grappillés, blancs ou noirs, juteux et bien frais, faisaient l’affaire. Petits et grands s’offraient à l’occasion des cures de raisins. Une fois égrappés et lavés, les raisins étaient mis dans de grands couscoussiers qu’on plaçait sur des chaudrons ou des marmites et qu’on faisait cuire par évaporation. Sucrés de nature, ils n’avaient besoin d’aucun autre ajout et donnaient cette délicieuse confiture, si mielleuse, ce fameux ‘rob’ dont tous les enfants raffolaient. Des jarres et des jarres étaient alors remplies de ce doux nectar et laissées en réserve pour l’hiver et les temps difficiles.

Très tôt le matin, un chapeau de paille enfoncé jusqu’aux oreilles pour se protéger du soleil, les petits grappilleurs gagnaient les vignobles. Pour trouver les bonnes grappes qui avaient échappé aux vendangeurs ou celles trop petites délaissées par ces derniers, il fallait être parmi les premiers arrivés aux carrés de vigne fraîchement vendangés. Alors les garçons et les filles, matins et soirs, couraient presque sur les chemins poussiéreux pour ne pas se laisser devancer par les autres et choisir les meilleures places. Encore haletants, ils choisissaient chacun un couloir et commençaient alors leur lent, ardu et persévérant travail de grappilleur. Ils avaient généralement tous un parent, un père ou un grand frère, qui travaillait comme vendangeur à un carré de vignes de là. C’était à la mi-hauteur des pieds de vigne, derrière l’épais et dense feuillage qu’on avait le plus de chance de trouver encore des grappes de raisins. Cep après cep, avec minutie, les enfants écartaient les touffes de feuilles, les barrières serrées de rameaux et cherchaient des yeux. A côté de grapillons à cinq ou six grains qu’ils jetaient négligemment au fond du panier, ils leur arrivaient souvent de dénicher de belles et grosses grappes manquées par les ouvriers. Pendant quelques instants alors, l’éclat subit de leur joie intérieure illuminait leur belle frimousse de petits sauvageons.

A la campagne on ne voyait pas le temps s’écouler. Haut dans le ciel, le soleil irradiait les petits grappilleurs de ses rayons de feu et brûlait leurs bras dénudés. Après un moment on n’entendait plus ni leurs voix, ni leurs rires, ni leurs soudaines exclamations quand ils dénichaient une grosse grappe. Absorbés par leur travail ils grappillaient en silence. Trempés de sueur, ils avaient le geste lent et ressentaient de plus en plus le poids de leur grand couffin. Ils savaient alors qu’ils avaient juste le temps de retourner à la maison, de vider leur couffin et de ramener de quoi boire et manger à leur grand frère, ou leur père, qui travaillait juste à côté. Souvent, quand ils n’étaient pas en retard, les petits grappilleurs arrivaient avec la pause de la mi-journée et rejoignaient vite les vendangeurs. De quelques rapides coups de sécateurs, quand le raisin n’était pas déjà coupé, entassé sous un pied de vigne et recouvert de feuilles, ces derniers leurs remplissaient les couffins. Alors les enfants, pliant sous le poids des paniers, l’estomac un peu noué à l’idée de se faire surprendre à tout moment par le gérant ou l’un des fils du colon, quittaient rapidement le vignoble en empruntant les corridors les plus courts. Mais tous les petits grappilleurs savaient que pour eux ce n’était que partie remise ; l’après-midi il fallait encore retourner grappiller et que tant que dureraient les vendanges, leurs journées ne pouvaient que se ressembler…

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• Romancier et Nouvelliste, auteur de plusieurs œuvres littéraires dont le dernier roman « Djamila ou le temps des sarments… » a été publié en France en 2010. ………………… (d.hadjil@yahoo.fr)





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