En quête de sensations, d'images, d'univers nouveaux et de voluptés inaccessibles dans le monde du réel, nombre de poètes, de peintres, de musiciens, ont voyagé vers le ciel, dans l'infini, lieux de toutes les transfigurations. Le bon sens nous dit que les choses de la terre n'existent que bien peu et que la vraie réalité n'est que dans les rêves, dit Baudelaire, chez qui l'aspiration à l'absolu était constante pour avoir été, à sa manière, de cette société, honteuse et émouvante, dont avaient fait partie tous ceux de son époque qui avaient le goût de l'infini en se trompant parfois sur les moyens du voyage. Longtemps, et pourvu que l'?uvre le justifiât à ses yeux, il lui importera peu que le recours à ce poison use prématurément les sens et la vie.Arthur Rimbaud, autre fulgurante figure de la poésie française pour qui celle-ci fait un avec la pensée, avait cherché dans la drogue l'accès au «vrai» dans le dépassement de l'indépassable. Il va choisir l'enfer moral de la vie déréglée, «l'enfer spirituel de l'hallucination délibérément cultivée».
Guillaume Apollinaire, lui, recherchera et dans l'hallucination et dans l'ivresse «une renaissance universelle» pour accéder à la magie créatrice. Verlaine, Van Gogh, Bob Marley, Jimmy Hendrix, Serge Gainsbourg, Elvis Presley?
La liste serait trop longue de tous ceux-là qui avaient succombé à l'illusion de se détacher d'une réalité par trop commune pour échapper à la fange des humains et s'installer dans un monde de lumières magnifiques, de splendeurs glorieuses et de cascades d'or liquide. En Algérie et au Maghreb en général, l'usage des drogues est longtemps resté l'apanage des poètes, des chanteurs et de leurs groupies (ici, généralement des hommes). Il s'agissait alors de milieux underground au sein desquels on s'adonnait au «hachisch» à la «neffa» (une poudre de je ne sais quelle substance) que l'on reniflait, et plus tard (') à la «chira» (pâte de cannabis).
A l'abri de la réprobation de la «bien-pensence» et des représailles d'une société alors extrêmement sourcilleuse et prompte jusque et y compris à la marginalisation, voire au bannissement, les «voyants» fumaient dans leurs repaires, les «mahchachate» qui ont fait flores surtout dans les années quarante du siècle dernier. A Alger, c'était dans les fumeries de la Casbah que se rencontraient les ténors du chaâbi mais pas seulement . Il arrivait à ces derniers de partager leurs pipes et leurs joints avec des vedettes de la musique judéo-arabe, des écrivains, des peintres-miniaturistes, des artisans parmi les plus réputés et même des notables de la ville. J'ai le souvenir d'une soirée à la rue Porte-Neuve, dans le quartier de Bab J'did, animée par le plus grand maître de tous les temps. Il était littéralement survolté, se surpassait, s'extasiait et extasiait, se multipliait et s 'élevait, s'élevait.. .Médusé, Kateb Yacine, que j'avais traîné là après quelques «33» ingérées au bar «L'Abeille», ne se retint pas : «Si les dieux chantent et jouent de la mandole comme ce démon, j'espère pour eux qu'ils se droguent aussi. Autrement, ils auront trouvé leur maître !»
Mais plus dure sera la chute. Ceux qui auront recours au poison pour créer ne pourront bientôt plus créer sans poison. Et c'est alors la diminution de la volonté, la déchéance. Le goût de l'infini ne peut être dissocié au plan physique et spirituel. Et Baudelaire d'avertir : «Toute cette fantasmagorie, toute belle et toute poétique qu'elle fût en apparence, était accompagnée d'une angoisse profonde. Il lui semblait chaque nuit, qu'il descendait indéfiniment dans des abîmes sans lumière, au-delà de toute profondeur connue, sans espérance de pouvoir remonter. Et même après le réveil, persistait une tristesse, une désespérance voisine de l'anéantissement.»
Il faut condamner toute excitation qui ne se fondrait pas sur la lucidité et le courage et la folle prétention de l'homme voué à l'irrémédiable, à l'irréparable, et qui, pour n'avoir voulu qu'échapper, ne sait dominer l'indispensable douleur.
Noureddine Fethani
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Posté Le : 27/06/2019
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : LSA
Source : www.lesoirdalgerie.com