L'émeute donne
l'illusion de consacrer le pouvoir de la rue. En fait, elle consacre l'échec de
la politique.
Depuis « la
révolution du jasmin», la fameuse «rue arabe» est devenue très à la mode. Elle
est flattée, adulée, courtisée. Elle constitue le nouveau fantasme, qui promet
de réaliser le rêve des masses, de l'Atlantique au Golfe, selon une autre
formule célèbre.
La rue fera des miracles, et c'est pour
bientôt. Elle a fait chuter un tyran, et désormais, elle fait trembler tous les
autres dictateurs qui gèrent nos contrées. A qui le tour ? demande déjà, à
notre place, un grand journal français de gauche.
Sur les chaînes satellitaires, on n'a plus
droit qu'à la rue. Elle peut absolument tout, nous dit-on à longueur de
journée. Sa force est irrésistible. Elle est magique. Et les pouvoirs de droite
sont eux-mêmes contraints de le reconnaître. Nicolas Sarkozy lui-même a salué
cette brusque irruption du peuple en politique, son esprit de sacrifice et sa
détermination. Et Barack Obama a rendu hommage à cette révolution qui révèle au
monde une autre Tunisie.
Si ce type de
discours est une tradition bien ancrée chez les courants de gauche et les mouvements
populistes, il l'est moins à droite, où on a tendance à préférer l'ordre et la
discipline. Mais ce qui s'est passé en Tunisie semble avoir rallié tous les
suffrages, les uns y trouvant l'occasion de flatter le peuple et ses
sacrifices, alors que les autres se trouvaient contraints d'applaudir, pour se
racheter et apaiser leur propre opinion.
En Algérie, la rue est un concept sacré. Du
militant de gauche à l'islamiste radical, du bureaucrate pur et dur à
l'affairiste le plus caricatural, tout le monde vante les mérites de la rue. Du
moins en public. Depuis que Larbi Ben M'Hidi a dit : « jetez la révolution dans
la rue, elle sera portée par le peuple », personne ne peut aller à
contre-courant. C'est devenu un dogme d'autant plus puissant que l'histoire
récente du pays a été fortement marquée l'influence, pour ne pas dire
l'omniprésence de la rue. La guerre de libération a été déclenchée par les
clandestins, au détriment des états-majors politiques, et menée par la rue qui
en a supporté le poids écrasant. Octobre 1988, autre évènement majeur de
l'histoire récente, a marqué le retour de la rue comme élément moteur de la vie
politique, même si cette rue en paie le prix sans forcément en tirer les
dividendes.
L'absence d'alternative politique, le travail
de sape des régimes en place visant à détruire méthodiquement l'opposition, le
déphasage entre la rue et les élites politiques, sont autant d'éléments qui
placent, encore une fois, la rue comme élément essentiel pour débloquer la
situation. Même la paisible Tunisie, où la société très hiérarchisée est
traditionnellement paisible, voire docile, n'a pas échappé à cette règle. Mais
si la rue joue un rôle primordial pour débloquer une situation, elle ne sait ni
concevoir le changement, ni le piloter. D'une manière ou d'une autre, appareils
politiques, sécuritaires et militaires reprennent le dessus, pour aiguiller
l'initiative de la rue selon leurs bons vouloirs et leurs intérêts.
Qu'ils restent
fidèles aux aspirations du peuple ou qu'ils le dévoient selon leurs intérêts
importe peu. Les appareils finissent toujours par triompher.
Ni la guerre de
libération, ni octobre 1988, n'ont échappé à ce scénario. Les groupes qui ont
émergé à la faveur de la guerre de libération ont imposé leur « légitimité
révolutionnaire » pour prendre le pouvoir. En Tunisie, les anciens appareils du
pouvoir, s'appuyant sur la partie la plus conciliante de l'opposition, ont déjà
engagé la bataille pour reprendre la main, comme le montre la composition du
nouveau gouvernement «d'union nationale». Mais ceci n'est pas le propre des
pays arabes. Ailleurs aussi, comme en Roumanie, avec Nicolae Ceausescu, ou en
Russie avec Boris Eltsine, la rue a été parfaitement utilisée pour imposer de
nouveaux choix politiques.
Les pays arabes
et musulmans offrent toutefois une particularité. Quand la rue se déchaîne,
elle offre un vrai risque de se débarrasser d'une dictature, mais pour en
imposer une autre. Ce fut le cas en Iran, alors que l'Algérie a réussi un
exploit : elle s'est débarrassée d'un système autoritaire pour frôler la
dictature intégriste, avant de s'en remettre à un autre système autoritaire. La
responsabilité première en incombe cependant au pouvoir en place, en Algérie,
comme en Tunisie, ou ailleurs, en Libye ou au Maroc, demain. Car l'irruption de
la rue est le résultat d'une crise. Quand le pouvoir en place ne sait ni
s'adapter, ni anticiper, ni introduire les réformes nécessaires pour
accompagner la société et même la devancer, et quand l'opposition n'arrive pas
à imposer des alternatives, la crise s'installe. Et quand celle-ci est
exacerbée, la rue fait irruption.
Le changement
doit être d'abord la préoccupation du pouvoir en place. C'est à lui de
favoriser l'émergence de nouvelles élites, en mesure de prendre en charge les
forces émergentes, de structurer et d'encadrer la société. Il appartient, en
parallèle, à ces élites de regarder la société telle qu'elle est, et non à
travers les prismes idéologiques. Autrement, ils risquent de se trouver face à
de mauvaises surprises, comme ceux qui, en Algérie, se sont trompés de société,
ou ceux qui croyaient à la magie démocratique avant de réclamer qu'on y mette
fin car l'urne avait plébiscité les ennemis de la démocratie. Cette expérience
amère devrait au moins inciter les démocrates radicaux en Tunisie à y
réfléchir. Ils se rendront alors compte que la revendication démocratique a
souvent servi d'alibi pour occulter la faiblesse politique de certains courants
dits démocratiques et modernes.
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 20/01/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Abed Charef
Source : www.lequotidien-oran.com