Algérie

«Les neuf jours de l'inspecteur Salaheddine»



L'histoire est malheureusement ainsi faite. Et ce grand pays aride et sablonneux avait, dans le temps, connu mille invasions toutes aussi historiques les unes que les autres : il y a eu d'abord les criquets et, avant les criquets, le typhus et, avant le typhus, les armées et, avant les armées, la variole et le choléra si bien que, depuis, les années se déclinent non pas selon leur millésime mais par la calamité qui les distinguait et on disait alors que ceci eut lieu l'année de la faim ou pendant celle de la sécheresse, à  moins que ce ne fut durant celle des Américains. Mais tout cet acharnement, toute cette hargne, toute cette procession de malheurs n'avait pu, en quoi que ce soit, ébrécher l'éternel et déjà légendaire instinct de vie contre lequel, et des millénaires durant, sont venus buter les convoitises de conquérants pouilleux parfois habillés de peaux de bêtes, parfois d'uniformes tout chamarrés de dorures. Cependant, si la mémoire avait délibérément exclu le typhus, charrié les armées, gommé l'année sèche, éludé l'an variolique, elle avait, par contre, jalousement gardé au fond de ses arcanes le souvenir encore vivace des vagues grouillantes de criquets qui, par milliards et portées par les vents calcinés qui soufflaient du sud en brûlantes rafales, arrivèrent d'Arabie, d'Ethiopie et des déserts soudanais, semant sur leur passage la famine et la mort. Bien entendu, les nuées d'acridiens finirent par venir mêler leurs crissants élytres au fil du téléphone que lui, perdu dans l'ombre mouvante de ses sauterelles, tenait respectueusement entre les mains, car c'était le commissaire et le commissaire c'était le commissaire, donc exit les criquets, les envahisseurs et l'année du choléra puisque c'était le commissaire qui, depuis son bureau capitonné, crachait dans le combiné une macédoine d'ordres, de contre-ordres et de banales généralités, alors lui, inspecteur Salaheddine, se surprit à  penser, tout en écoutant parler le chef, à  cet heureux jour où lui, promu à  son tour commissaire donnerait, depuis son bureau meublé et décoré avec goût, des ordres à  ses subalternes, ordres que ceux-ci écouteraient, pendus, accrochés, suspendus au fil du téléphone comme l'était, lui, en cet instant précis, buvant avec déférence la logorrhée décousue de son supérieur qui tournait en rond comme s'il n'avait absolument rien à  dire et ce fut au bout de plusieurs minutes d'inutile parlote que le chef lui intimait l'ordre de monter à  son bureau pour quelque chose de grave, de bizarre et d'urgent à  la fois. (…)

Entre-temps, Aïcha vint, vêtue en tout et pour tout d'un caftan en tulle blanc qui ne cachait rien, ni sa poitrine, ni son ventre lisse, ni son sexe tatoué, en dansant sur le rythme lent d'un istikhbar sihli qui sortait, en léger flocons, du mandole d'un aveugle qui venait, ici, et pour quelques ricards, chanter des odes à  la gloire des putains. Aïcha vint, lui servit le thé et lui roula un joint qu'elle passa elle-même sur ses lèvres. Une bouffée puis deux : c'était suffisant pour que, sur les rires cristallins des filles, les rires gras des épiciers, les rires soupçonneux des usuriers, les rires secs des pharmaciens, les rires caillouteux des tuberculeux, les rires embarrassés des cocus, les rires sardoniques des maquereaux, les rires scintillants du mandole, la miniature jaunie se mit à  danser une folle sarabande et lui, déjà enfumé, se rappela, en même temps, ce bus perdu et ce commissaire dyspeptique et à  moitié fou qui, plongé dans sa paperasse et dans ses cachets ronds, expliquait à  celui qui voulait bien l'entendre comment ce matin brumeux de novembre, il vit débarquer les Américains avec leurs casques recouverts de branchages, leurs rangers cirés, leurs cigarettes parfumées, leurs chewing-gum mentholés, leurs tubes d'aspirine blindés et par quel savant stratagème il s'improvisa interprète et, à  l'occasion, pourvoyeur de putes auprès d'un sergent de Marines, puis pourquoi, quand les Américains, après avoir détraqué le piano, partirent se faire tuer ailleurs, il pleura en contemplant ses seuls biens, c'est-à-dire une batte de baseball rongée par les vers xylophages et deux boîtes de lait concentré sucré, maigre butin, qu'il conserva pendant longtemps, comme deux reliques religieuses récupérées sur les décombres fumants d'un incendie désastreux, jusqu'au jour spongieux où il les perdit… (…)

La porte du bureau s'ouvrit. Le commissaire s'engouffra dans le cagibi-casemate de Salaheddine et, naturellement, fut surpris de le trouver assis en tailleur sur la table. Alors l'inspecteur dit : «Je fais de la méditation transcendantale». Mais le chef ne voulut rien savoir, car le règlement intérieur étant clair là-dessus, il n'est pas permis à  qui que ce soit de prendre ses aises avec le mobilier de l'Etat. Salaheddine abdiqua, il descendit d'Alamut et, stoïque, attendit la douche. Seulement, la douche ne vint pas. Au bout d'un certain temps, le commissaire parla. D'abord et à  propos justement du mobilier de l'Etat, il voulait un rapport à  la fois succinct et détaillé sur ce qui arriva au téléphone puis, histoire de ne pas rester en rade, se mit à  dire n'importe quoi. Pour ce qui est du téléphone, l'inspecteur ne savait pas grand-chose sauf que succinct et détaillé, ça ne marchait pas ensemble car un rapport, s'il est succinct, il ne devrait pas àªtre détaillé et s'il était détaillé, il ne pouvait pas àªtre succinct mais le chef, encore aveuglé par les mouches de la veille, ne comprenait pas ce que disait Salaheddine et persistait à  exiger à  la fois la chèvre et le choux, alors Salaheddine, le sang commençait à  lui monter à  la tête et c'était à  grand' peine qu'il se retenait. Il tenta d'expliquer au commissaire que le téléphone brisé, ça ne pouvait àªtre que l'œuvre de quelqu'un qui lui en voulait, sinon qui aurait intérêt à  casser un gentil téléphone, et là, le chef hochait du chef comme s'il comprenait, mais en vérité, il ne comprenait rien du tout et la preuve, c'est qu'il persistait à  exiger, contre nature, un rapport succinct et détaillé et l'inspecteur, fatigué par cet entêtement manifeste, commençait à  baisser les bras, et comme il commençait à  baisser les bras, le commissaire repassa à  l'attaque et mine de rien, lui sortit l'affaire du banjo qui jouait tout seul mais là, Salaheddine ne voulut plus marcher car les banjos qui jouent tout seuls, ça n'existait que dans les contes pour enfants alors, puisque la tentative échoua, le commissaire enclencha sur le bus et, encore une fois, Salaheddine eut le temps de voir venir et dit, presque en hurlant : «On m'a enlevé l'affaire.»
(…)

II fit un rêve.
Il rêva de Aïcha. Il rêva de Nedjma. II rêva de leurs caresses mortelles et il pensait, dans les brumes de son rêve, que les deux femmes, c'est-à-dire Aïcha et Nedjma n'étaient en vérité que la double apparence d'une même éternité chimérique, d'une même lucide obsession que lui habillait de chair et de sentiments. Mais, coïncidence, lui aussi, il était à  la recherche de quelque éternité, hélas, celle-là, au fil des jours, le fuyait et devenait par la force des choses inaccessible comme elle le fut, des siècles auparavant, pour ses propres ancêtres, alors l'Ecossais qui circulait en fiacre se transformait en receveur de bus et vendait des éventails poinçonnés mais des militaires, à  la poitrine lourde de ferraille et de rubans multicolores, le prirent par le collet et le jetèrent dans un horrible cachot plein d'araignées dévoreuses d'hommes et de scolopendres aussi grosses que des tramways tout cela à  cause d'une rébellion soudaine qui leur fit perdre le sens de la réalité, car Kahina revenait à  bride abattue tandis que la ville devenait un champ de bataille, tandis que Ben Allel rejetait dédaigneusement l'offre de Bugeaud, c'est-à-dire les 500 000 francs-or et la restitution de ses terres, car à  l'époque l'honneur ne se vendait pas et à  l'argent et au nom de traître, on préférait encore la mort d'ailleurs, plus tard, et comme c'était écrit, la tête de Ben Allel orna les remparts de Miliana, tandis que Jugurtha, à  cause d'un traître justement, mourait dans d'affreux supplices, tandis qu'un exécuteur assassinait Ben M'hidi, tandis que, quelque part, dans les geôles de Lambèse ou d'El Harrach, on torturait en silence, tandis que lui, à  cause de tout cela, perdait la tête, l'ombre de Aïcha et de Nedjma, à  moins que l'une et l'autre n'étaient la même, c'est-à-dire ce désir tellurique de justice pour lequel un peuple tout entier s'inventait et crevait, en donnant le jour à  une terrible impression d'espoir, mais ici, Salaheddine ne sut plus s'il rêvait ou s'il vivait dans un monde aussi confus que sa propre existence.
 


Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)